Corps de l’article

Introduction

Au cours de nos voyages, nous avons rencontré les éternels nomades ; ceux qui ne peuvent pas choisir un lieu pour se réinstaller et continuent de voyager. Éternellement en train de chercher, et chercher, et chercher. Le désir d’avoir un foyer permanent et de faire partie d’une communauté est fort, mais l’exaltation du voyage à long terme et de l’exploration de nouveaux endroits l’est aussi.

Dean, blogue[1]

Il y a quelques années, Dean Campbell et sa femme Judy ont quitté leur emploi, vendu leur maison et retiré de l’école leur fille de huit ans, Addie, pour voyager à travers le monde. Originaires de la côte nord-ouest, en bordure du Pacifique, aux États-Unis, les Campbell trouvaient la routine de leur carrière en entreprise et de la vie de banlieue étouffante. Ils ont donc décidé de tout abandonner pour grossir les rangs de ces « éternels nomades » attirés par le frisson du voyage. Ainsi que l’explique Dean sur le blogue de voyage qu’il a créé pour documenter le voyage de sa famille, leur conception de la « bonne vie » était aux antipodes de ce que désiraient les gens du même âge. Plutôt que de se poser, Dean avait hâte de plier bagage et d’explorer le monde avec sa famille. Au lieu de travailler pour un salaire plus élevé, il était prêt à sacrifier un gros chèque de paie et à renoncer au confort matériel pour une vie de liberté sur la route : « Tandis que la plupart des gens de mon âge cherchent à s’acheter une plus grande maison, une voiture neuve ou un nouveau gadget branché, écrit-il, je me débarrasse de tout ce que nous possédons. » Contrairement à ses pairs, dont il dit qu’ils « cherchent à faire avancer leur carrière », Dean indique sur son blogue qu’il veut autre chose :

Je veux vivre la vie et découvrir les merveilles qu’on trouve dans le monde entier, pas les merveilles qu’on trouve au centre commercial. [Mon but] est de visiter tous ces endroits que je ne connais que par les livres, pour découvrir ce que j’aime et une façon de gagner de l’argent en le faisant, et de passer autant de temps de qualité que possible avec ma femme et ma fille. Je veux vivre avant de mourir.

Dean, blogue

Dean résume ses réflexions existentielles dans cette pensée : « En fin de compte, je crois que tout le monde est à la recherche d’un foyer et d’un mode de vie qui les rendront heureux. »

La quête du bonheur de la famille Campbell l’a propulsée dans le mode de vie mobile de l’éducation par le voyage ou worldschooling, un phénomène en émergence en vertu duquel les familles retirent leurs enfants du cadre scolaire conventionnel pour les instruire tout en parcourant le monde. De manière semblable à l’enseignement à domicile, les parents qui optent pour l’éducation par le voyage instruisent eux-mêmes leurs enfants, sauf qu’ils le font en parcourant plusieurs pays et continents. En cours de route, les parents s’efforcent de maximiser les occasions pour leurs enfants d’apprendre plusieurs langues, de découvrir l’histoire et la culture des différents pays et d’acquérir de nouvelles compétences, autant pour leur vie individuelle que sociale. Du moins, telles sont les aspirations qu’ils mettent de l’avant lors des entrevues menées dans le cadre de cette recherche et sur leurs blogues ; que leurs enfants acquièrent réellement autant d’aptitudes est une tout autre question. Au début, les Campbell finançaient leur voyage par leurs économies, mais ils ont plus tard créé un commerce en ligne « délocalisé » pour soutenir leur mode de vie itinérant. Leur capacité d’instruire Addie sur la route tout en générant un revenu par leur commerce en ligne a ouvert une nouvelle avenue pour les Campbell et leur quête d’un mode de vie qui les rende heureux.

La décision des Campbell de réorganiser les aspects centraux de leur vie autour de la mobilité — de la vente de leur maison au fait de quitter leur emploi jusqu’à l’éducation de leur fille sur la route, tout en développant leur commerce en ligne en toute indépendance géographique — soulève la question clé à laquelle cet article souhaite répondre : qu’arrive-t-il lorsque la mobilité devient l’élément principal et déterminant de la vie d’une famille ? Pour répondre à cette question, je propose le concept de « convergence des modes de vie », de pair avec son contrepoint, « le mode de vie comme distinction ». À travers ce double concept, j’examine comment les familles qui ont opté pour l’éducation par le voyage organisent délibérément leur vie autour de la mobilité et comment ce choix de vie, en retour, reproduit les privilèges de la classe moyenne.

Dans cet article, je considère l’éducation par le voyage comme l’une des nombreuses nouvelles formes de modes de vie mobiles qui ont émergé durant les dernières décennies, alors que les gens en quête de la « bonne vie » sur la route adoptent la mobilité autant dans la vie que dans leur carrière. Parmi les modes de vie volontairement mobiles qui ont attiré l’attention de la population et des chercheurs ces derniers temps, on compte des pratiques comme le nomadisme numérique (Reichenberger 2018 ; Thompson 2018), la migration motivée par la recherche d’un style de vie (lifestyle migration) (Benson et O’Reilly 2009a, 2009b ; Benson et Osbaldiston 2014) et le voyage perpétuel (Cohen 2011 ; Lean 2016), sans parler des nomades globaux (global nomads) (Kannisto 2016), des touristes diasporiques (Williams 2018) et des expatriés travaillant pour des entreprises, des missionnaires et des diplomates, dont l’hypermobilité fascine depuis longtemps les chercheurs (Amit 2007). Les personnes qui adoptent ces modes de vie mobiles font circuler de nouveaux imaginaires mondiaux de la « bonne vie » en tant que projet fondamentalement mobile.

La mobilité est certainement une caractéristique déterminante de ces modes de vie mobiles, mais afin de comprendre ce qui est en jeu dans des pratiques telles que l’éducation par le voyage, nous devons également nous intéresser au mode de vie (Duncan et al. 2016). Ulrika Åkerlund et Linda Sandberg (2015 : 353) décrivent les modes de vie mobiles comme des modes de vie qu’adoptent les individus « sur la base de leur liberté de choisir […] avec ou sans “foyer(s) d’attache” significatif(s), qui sont principalement motivés par des aspirations à améliorer la “qualité de vie” et qui sont principalement liés aux valeurs du mode de vie des individus ». Autrement dit, ces pratiques ne se définissent pas uniquement par le mouvement, mais aussi par les valeurs et aspirations liées au mode de vie.

Si la modernité tardive se caractérise par la liberté de penser nos identités et nos vies comme des projets de style de vie pouvant être gérés, élaborés et améliorés, comme le soutiennent de nombreux théoriciens (voir notamment Featherstone 1991 ; Giddens 1991 ; Elliott et Lemert 2006), alors les modes de vie mobiles ont poussé cette logique à l’extrême. Ces modes de vie sont emblématiques d’une sorte de « convergence des modes de vie » qui se produit lorsque tout, littéralement tout, devient une question de choix dans le projet continu de construction de soi. Au lieu d’une vie façonnée selon un scénario traditionnel, l’individu ayant une forte conscience de soi doit construire une vie cohérente sur le plan esthétique par le biais des biens, des services et des expériences qu’il choisit de consommer. En ce sens, la « convergence des modes de vie » réfère à l’intersection des deux notions que connote l’expression « mode de vie » : d’un côté, les pratiques quotidiennes incorporées qui caractérisent une vie mobile et, d’un autre côté, les aspirations esthétiques d’ensemble qui confèrent un sens à ces pratiques.

En même temps, cependant, les chercheurs nous disent que le mode de vie n’est pas innocent dans le sens où il s’agit d’un mécanisme par lequel se reproduit le statut de classe — et donc le pouvoir de l’individu (voir Bourdieu 1984). Dans cette optique, les modes de vie mobiles représentent également de nouvelles façons subtiles d’exprimer et de renforcer le statut de classe moyenne et les hiérarchies sociales (Benson 2014). L’objectif de cet article est donc de décrire les processus inextricablement liés de la convergence des modes de vie et du mode de vie en tant que moyen de se distinguer dans le contexte d’un mode de vie mobile particulier : l’éducation par le voyage. Cet article commence par discuter des méthodes utilisées pour étudier l’éducation par le voyage, puis passe en revue la littérature pertinente sur les études liées aux modes de vie et aux modes de vie mobiles. À partir de là, nous développons le concept de « convergence des modes de vie » en nous basant sur des exemples tirés de l’éducation par le voyage pour illustrer la façon dont les décisions des familles en ce qui concerne l’éducation des enfants, leur travail, leurs approches parentales et leur appartenance à la communauté se fondent sur leurs aspirations à vivre une vie mobile. Ces exemples illustrent le concept de « convergence des modes de vie », mais ils constituent aussi l’indice de nouvelles formes de capital culturel que le mode de vie mobile permet de produire, d’accroître ou de diffuser. L’article se conclut en explorant la manière dont la convergence des modes de vie s’enchevêtre avec la distinction par la reproduction des privilèges et des hiérarchies de classe dans le contexte des modes de vie mobiles.

Étudier les vies en mouvement

La discussion que je propose dans cet article est essentiellement conceptuelle ; cependant, elle s’appuie sur des exemples tirés d’une ethnographie virtuelle mobile de familles pratiquant l’éducation par le voyage. Influencée par l’évolution de l’ethnographie vers des mondes mobiles et médiatiques, trajectoire qui est désormais bien documentée par les anthropologues et les sociologues (voir Hine 2000 ; D’Andrea et al. 2011 ; Germann Molz 2012 ; Elliot et al. 2017), l’ethnographie virtuelle mobile implique une combinaison de rencontres en ligne, en personne et sur le terrain avec des personnes dont la vie sociale en perpétuel mouvement impose de communiquer par médias interposés.

Au lieu d’une immersion dans un terrain statique éloigné, ce projet consistait à suivre des familles alors qu’elles voyageaient et communiquaient dans de multiples environnements géographiques et virtuels. J’ai « traîné en ligne » (Kendall 2002) pendant douze mois, de 2014 à 2015, sur une cinquantaine de blogues de voyage où les familles décrivaient leurs expériences et sur deux forums de médias sociaux où elles interagissaient. J’ai également entrepris mon propre cheminement d’éducation par le voyage avec mon mari et notre fils, qui avait dix ans à l’époque. Nous avons voyagé pendant sept mois et durant ce temps j’ai rencontré et interviewé des familles (au nombre de douze) pratiquant l’éducation par le voyage ; nous avons voyagé ensemble en Argentine, en Australie, en Thaïlande, à Singapour et aux États-Unis.

Pendant cette période, j’ai rédigé des notes de terrain détaillées, consignant mes observations en ligne, en personne et celles effectuées de manière auto-ethnographique. Ces notes de terrain révèlent mon ambivalence quant au fait d’enrôler ma propre famille dans ce projet. D’un côté, la plupart des gens que nous connaissions étaient enthousiastes à l’idée de la merveilleuse opportunité que ce voyage représentait pour notre fils, et je n’étais certainement pas immunisée contre la culture des parents de la classe moyenne qui façonnait mes propres aspirations et inquiétudes pour mon enfant. D’un autre côté, je savais, grâce à des recherches antérieures, que les modes de vie mobiles étaient à la fois l’expression d’un capital culturel pour les voyageurs de la classe moyenne et une façon de consolider celui-ci. Le seul fait que ma famille ait la possibilité d’entreprendre ce voyage reposait sur notre statut de membres de la classe moyenne et sur mon identité professionnelle, et je ne pouvais y échapper. Mais c’est précisément en voyageant ensemble de cette façon que mon attention a été attirée par les formes souvent subtiles des privilèges de classe que ces modes de vie mobiles produisent et font circuler.

Ces multiples techniques ont généré un ensemble de données vaste et diversifié, des blogues et du contenu provenant de médias sociaux à des transcriptions d’entrevues et observations de terrain. Grâce au logiciel ATLAS.ti, j’ai codé et divisé ces données, en recourant à des techniques qualitatives et inductives pour trouver des thèmes récurrents et discerner des modèles reflétant l’intersection du mode de vie et de la mobilité[2].

Qui, précisément, sont ceux qui pratiquent l’éducation par le voyage ? Après tout, qui peut se permettre de retirer ses enfants de l’école et de voyager à travers le monde ? À quelques exceptions près, la plupart des parents de mon échantillon de recherche étaient des professionnels blancs, anglophones et de classe moyenne, dans la trentaine ou la quarantaine et originaires du Nord global. L’échantillon comprenait une multitude de configurations familiales, notamment des familles nucléaires hétéronormatives, des familles monoparentales, des familles composées de parents du même sexe, des familles recomposées, des familles adoptives et des familles voyageant avec des enfants ayant des besoins particuliers. Les enfants de ces familles étaient d’âge varié, des nourrissons aux adolescents, bien que la plupart des enfants aient été d’âge scolaire durant le voyage. Pour certaines familles, le voyage durait un an ou deux avant qu’elles retournent chez elles ou s’installent dans un nouvel endroit. D’autres ne prévoyaient pas de date de fin pour leur voyage. Certaines des familles de mon échantillon étaient sur la route avec leurs enfants depuis dix ans ou plus, et n’envisageaient pas de s’arrêter.

Sur les 62 familles de mon échantillon, 37 ont leur résidence principale d’origine aux États-Unis, 10 en Australie, 8 au Canada, 2 au Royaume-Uni, 1 en France et 1 dans chacun des pays suivants : Afrique du Sud, Italie, Bulgarie et Pays-Bas. La catégorisation des familles par pays de résidence d’origine ne tient pas compte du fait que plusieurs familles appartiennent à plus d’une ethnie ou ont plus d’une nationalité (par exemple, un parent peut être originaire des États-Unis et l’autre du Japon), ce qui rend difficile toute généralisation basée sur des détails démographiques par famille. Il vaut également la peine de noter qu’aux États-Unis les lois qui régissent l’enseignement à domicile ou l’enseignement alternatif sont relativement libérales comparativement aux pays de l’Europe du Nord et de l’Ouest, ce qui signifie que les familles américaines peuvent trouver plus facile, tant culturellement que légalement, d’opter pour un enseignement alternatif tel que l’éducation par le voyage. Ce qui est évident, cependant, c’est que ces familles avaient principalement des positions privilégiées sur le plan culturel, national, racial ou sur celui de la classe, ce qu’il est important de garder à l’esprit lorsque je décris la façon dont elles définissent leur mode de vie mobile en termes de choix, de convergence et de distinction.

À l’instar des nomades numériques, les personnes qui voyagent pendant de longues durées et les migrants motivés par la recherche d’un style de vie qui pratiquent l’éducation par le voyage décrivent leur mode de vie comme une quête de la « bonne vie ». Ainsi que le formulent Åkerlund et Sandberg, ces personnes dont le mode de vie consiste à se déplacer sont « mues par leur désir de mener une vie intéressante, saine, active, confortable et épanouissante » (2015 : 355 ; voir aussi Benson et O’Reilly 2009b ; Benson et Osbaldiston 2014). Qui plus est, elles ne recherchent pas la « bonne vie » dans un autre endroit, mais plutôt dans le mouvement constant et continu entre de nombreux endroits. Comme leurs homologues migrants de style de vie, les personnes pratiquant l’éducation par le voyage considèrent la mobilité non seulement comme un chemin menant à la « bonne vie », mais aussi comme un mécanisme leur permettant de devenir la meilleure version d’elles-mêmes et de se constituer la meilleure vie possible (O’Reilly 2009). La mobilité s’aligne donc sur les idéaux esthétiques et philosophiques plus larges qui inspirent les choix de vie des familles pratiquant l’éducation par le voyage, des idéaux tels que la liberté, l’autonomie, le choix personnel et l’indépendance. Pour ces adeptes de modes de vie mobiles, la « bonne vie » ne résulte pas du hasard et ce n’est pas non plus un droit transmis par l’État. Il s’agit plutôt d’un projet délibéré d’autocréation et de conception d’un style de vie individualisé. Pour comprendre cette facette des modes de vie mobiles, nous devons nous tourner vers la littérature sur les études liées aux modes de vie.

Mobiliser les études sur les modes de vie

Le concept de « mode de vie » a été alternativement prisé puis délaissé par la pensée sociologique depuis la fin du XIXe siècle, lorsque Thorstein Veblen forgeait en 1899 l’expression « consommation ostentatoire » pour décrire les pratiques excessives dans le mode de vie des classes ascendantes. Les allusions au mode de vie apparaissent également dans les travaux du sociologue Max Weber du début du XXe siècle sur les classes et le statut social, lorsqu’il suggérait que des choses comme la consommation, la conduite et la réputation — et pas seulement la richesse économique — jouaient un rôle dans la stratification sociale (voir Weber 1946). Au milieu du XXe siècle, lorsque les chercheurs ont cessé de considérer les moyens de production comme le fondement de la théorie sociale pour se pencher plutôt sur les formes émergentes de consommation, ils se sont tournés vers le concept de « mode de vie » pour comprendre comment ces nouvelles pratiques reconfiguraient l’expérience de vie quotidienne des gens, leur sentiment d’identité et les structures de pouvoir.

À peu près à cette époque, Pierre Bourdieu a démontré de manière irréfutable le rôle des modes de vie dans la reproduction des classes sociales avec son ouvrage La distinction. Critique sociale du jugement, publié en français en 1979 et en anglais en 1984. Dans cette étude fondamentale, Bourdieu explore les habitudes culturelles de la classe moyenne française en montrant de quelle façon elles témoignent de son statut social et renforcent les distinctions de classe par des ressources symboliques. Bourdieu a découvert que les hiérarchies de classe ne s’expliquent pas par la seule richesse économique, mais aussi par les goûts, les préférences et les pratiques liées au mode de vie de chacun, ce qu’il appelle le « capital culturel ». Pour Bourdieu, le capital culturel fait référence à ces compétences et sensibilités immatérielles — depuis la façon de parler et de se comporter aux manières de s’habiller, préférences culinaires et autres expressions du goût — qui peuvent se lire comme des preuves d’appartenance à une classe sociale particulière. Dans le système de Bourdieu, nous commençons à voir comment le mode de vie reflète la tension entre la structure et l’agentivité individuelle, où les goûts et les préférences qui semblent traduire la personnalité unique d’un individu sont en réalité calqués sur des structures sociales plus larges telles que les hiérarchies de classe.

À la fin du XXe siècle, les chercheurs en sciences sociales se sont de nouveau tournés vers le concept de « mode de vie » pour comprendre comment naviguaient les individus dans la prolifération des incertitudes de la vie moderne dans une société post-fordiste axée sur la consommation (voir Featherstone 1991 ; Giddens 1991 ; Lash et Urry 1993). Ces théoriciens ont fait valoir qu’à mesure que les principes directeurs religieux, culturels et de classe de la société traditionnelle ont cédé la place à la fantasmagorie de la consommation de la modernité, les individus se sont vu accorder un nouveau degré de liberté pour se forger une identité et une vie selon leurs propres conditions. Pour Mike Featherstone, le mode de vie était une réponse esthétique à l’éventail étourdissant des choix possibles dans la société de consommation, depuis « le corps de l’individu [jusqu’à ses] vêtements, discours, loisirs, préférences en matière d’alimentation et de boissons, maison, voiture, choix des vacances, etc. » (1991 : 81.) À la suite de Bourdieu, il soutient que ces choix paraissent être des indicateurs du goût, des préférences et du sens du style d’un individu, mais qu’ils révèlent en réalité un champ social stratifié dans lequel les goûts du groupe dominant sont validés comme étant légitimes.

Pour Anthony Giddens, l’importance croissante accordée aux pratiques de consommation et liées au mode de vie était l’indicateur de nouvelles façons de concevoir le soi et les relations à soi durant la modernité tardive. Il a constaté que les gens étaient de plus en plus encouragés à travailler sur eux-mêmes et sur leur vie en tant que projets à créer et à améliorer constamment. Maintenant que les contraintes de la tradition ont perdu de leur force, affirmait-il, nous sommes libres d’exprimer notre individualité par les choix que nous faisons en tant que consommateurs, par les activités que nous pratiquons et par les relations nouées avec d’autres personnes aux vues semblables, qui partagent notre vision de la « bonne » façon de vivre. Tous ces éléments deviennent des décisions « non seulement à propos de la façon d’agir mais aussi de qui être » (Giddens 1991 : 81). Dans un tel monde, nos identités individuelles et collectives deviennent une question de choix autoréflexifs plutôt qu’une question de circonstances. Nos identités sont ce que nous en faisons, et nous les façonnons — et leur donnons sens — par le biais des modes de vie que nous nous créons.

Bien sûr, comme l’ont justement signalé les critiques de Giddens, la liberté dont jouissent les individus dans l’élaboration de leur propre vie est discutable. D’une part, les structures bien ancrées en matière de race, de classe, de genre et de nationalité signifient que les possibilités d’effectuer de tels choix sont inégalement réparties entre les individus. D’autre part, le fait d’embrasser un choix personnel peut être le reflet d’un éthos contemporain qui privilégie la liberté et le choix davantage que l’expression de l’agentivité d’un individu (Rose 1996 ; voir aussi Korpela 2014). Autrement dit, les individus sont contraints de désirer et de pratiquer le libre choix dans leur mode de vie. Cela nous amène à une autre critique qui soutient que le choix auquel Giddens fait référence n’est pas forcément libérateur. Giddens reconnaissait lui-même le paradoxe voulant que le choix soit indissociable d’un nouveau fardeau de responsabilités. Ainsi qu’il l’écrit, « nous ne faisons pas que nous conformer à des modes de vie ; dans un sens plus large, nous sommes contraints de le faire » (1991 : 81). Les individus doivent réfléchir aux choix qu’ils font et aux actions qu’ils posent parce que ces choix véhiculent certains messages. Où vous vivez, travaillez et jouez, qui vous aimez ou épousez, ce que vous portez, mangez ou consommez, où vous envoyez vos enfants à l’école et comment vous les éduquez — ce sont tous des choix qui disent au monde qui vous êtes et qui vous voulez être.

Les théoriciens des sciences sociales ont également avancé qu’il existe un lien logique entre ces premières études des modes de vie en tant que pratique de consommation et la notion de « gouvernementalité » de Michel Foucault (1991) (Rose 1989 ; Binkley 2007). Si la gouvernementalité renvoie à la façon dont les individus sont poussés à faire preuve d’autonomie et de responsabilité personnelle, alors leurs « choix quotidiens liés au mode de vie [peuvent être] considérés comme des éléments de plus vastes projets de développement personnel, mis en pratique par des discours thérapeutiques de gestion des risques, de réalisation de soi et d’amélioration du bien-être personnel » (Binkley 2007 : 111). De ce point de vue, la gouvernementalité n’est pas explicitement coercitive en face des comportements individuels, mais repose plutôt sur l’intériorisation, par les individus, des normes de pensée et d’action qui s’alignent sur les idéaux néolibéraux de rationalité, de compétitivité, d’esprit d’entreprise, d’autonomie et de responsabilité personnelle (Rose 1989). Les individus doivent être constamment à la recherche de façons de gérer et d’améliorer leur apparence, leurs relations, leurs enfants, leur santé, leur foyer et leur bonheur. Le mode de vie ne consiste pas seulement à exprimer ses goûts et préférences, mais aussi à intégrer le choix du consommateur dans le tissu même de la constitution de soi. Ainsi, le mode de vie devient un mode essentiel de gouvernance de soi (ibid.).

Que signifie cette brève, et certes incomplète, incursion dans le champ des études sur les modes de vie pour comprendre les modes de vie mobiles ? Pour la plupart, les chercheurs ont abordé les modes de vie mobiles sous l’angle du « paradigme des mobilités » (Sheller et Urry 2006), les considérant principalement comme des exemples des (im)mobilités complexes et des innovations technologiques qui caractérisent la vie moderne. À l’instar de nombreux autres spécialistes des modes de vie mobiles et des migrations de style de vie (Benson et O’Reilly 2009a ; Duncan et al. 2016), je soutiens qu’il faudrait accorder la même attention à la composante mode de vie de l’équation. Autant les modes de vie mobiles émergent de nouvelles constellations de mobilité, autant ils reflètent le changement de mode de vie, qui est passé d’expressions de l’identité du soi et de classe basées sur la consommation à des formes plus complètes d’autogouvernance et d’autoconstitution dans la modernité tardive.

Dans cet article, j’avance que les études sur les modes de vie rejoignent le paradigme des mobilités sur deux points clés : la convergence et la distinction. Les modes de vie mobiles sont emblématiques de la « convergence des modes de vie ». Les premières recherches tendaient à reléguer le mode de vie aux domaines de la culture ou de la consommation de loisirs, une catégorie de la vie sociale qui est distincte des occupations plus sérieuses que sont le travail, l’éducation, la parentalité, la politique, etc. Lorsque le mode de vie devient une forme d’autogouvernance, cependant, chaque chose et toute chose — y compris les aspects plus « sérieux » de la vie sociale — peuvent être placées dans la catégorie choix du consommateur (Miller et Rose 1997). Il en résulte que ces domaines de la vie sociale qui étaient autrefois séparés se brouillent et s’entremêlent dans le cadre d’un projet de vie global. Les modes de vie mobiles sont des exemples par excellence de cette convergence puisque les individus sont obligés de réorganiser tous les aspects de leur vie sociale autour de la pierre de touche esthétique et pratique de la mobilité.

En même temps, les modes de vie mobiles sont emblématiques de nouveaux moyens d’établir une distinction. Aussi tentante que soit l’attribution d’un potentiel socialement transgressif à la mobilité ou à la teneur rebelle de ces nouveaux modes de vie, nous constatons que la mobilité elle-même est souvent mise au service d’un projet de classement social, sous le couvert de nouvelles pratiques, de nouvelles compétences et de nouvelles ressources symboliques. Ce sont les thèmes que je développe ci-après.

Convergence des modes et des styles de vie

Si la façon dont nous vivons est devenue une question de choix, une prémisse qui s’applique particulièrement aux familles de la classe moyenne de mon étude, ce qui motive ces choix est une convergence de la pratique et du style. En français, le terme traduisant lifestyle — mode de vie — a deux connotations. D’abord, mode renvoie aux façons de vivre. Semblable au concept d’« habitus » de Bourdieu, cette connotation évoque les habitudes et pratiques concrètes quotidiennes, incarnées, sur le terrain, qui constituent la vie de tous les jours en situation de mobilité. Il peut s’agir de la façon dont les enfants apprennent sur la route, de la façon dont les parents élèvent leurs enfants, des pratiques associées au choix des lieux d’hébergement, à la consommation des repas ou à la réservation de vols, de leurs stratégies pour faire face à la solitude ou au mal du pays, de la façon dont les familles nouent des liens avec de nouveaux amis locaux ou entretiennent leurs liens avec les anciens amis éloignés, du travail qu’elles font pour gagner de l’argent tout en voyageant, de leurs pratiques de communication et d’autoprésentation en ligne, et ainsi de suite.

L’autre connotation de mode fait référence au style. Dans ce sens plus immatériel, le mode renvoie aux sensibilités esthétiques ou philosophiques auxquelles aspirent ces familles. Toutes les familles de mon étude n’ont pas exactement les mêmes goûts et préférences, mais lorsqu’elles parlent de leur conception de la « bonne vie », elles ont tendance à valoriser des choses comme la liberté individuelle, le choix personnel, l’autonomie, l’indépendance, l’amélioration de soi, l’esprit d’entreprise, un caractère rebelle et l’adaptabilité. Ce n’est pas une coïncidence si toutes ces valeurs sont associées à la mobilité. En fait, la mobilité est la bannière sous laquelle se regroupent les pratiques plus concrètes de la vie quotidienne de ces familles sur la route. Ce qui devient évident, c’est que l’éducation par le voyage n’est pas seulement un choix d’enseignement alternatif : il s’agit d’un projet lié au style de vie englobant dans le cadre duquel les choix quotidiens et les façons de vivre sont tous réorientés vers les principes de la liberté de mouvement. En ce sens, la « convergence des modes de vie » désigne l’intersection de ces deux connotations de mode de vie : les pratiques concrètes quotidiennes qui constituent une vie mobile d’un côté et les aspirations esthétiques d’ensemble qui donnent un sens à ces pratiques de l’autre. Dans les sections suivantes, je présente des exemples de convergence des modes de vie tirés de mes recherches auprès de familles pratiquant l’éducation par le voyage pour montrer comment le style et la pratique se recoupent dans quatre domaines de la vie sociale : l’éducation, le travail, la parentalité et la communauté. Ces exemples illustrent, quoique brièvement, comment la convergence des modes de vie brouille les frontières entre ces différents domaines de la vie sociale et entremêle ces pratiques quotidiennes avec les aspirations esthétiques à vivre la « bonne vie ». Il s’agit d’une discussion conceptuelle plutôt que d’une analyse empirique exhaustive[3]. Mon objectif est de montrer comment cette façon de vivre particulière converge avec la philosophie de vie des parents de manière à renforcer le « bien-fondé » de leurs choix, mais aussi de procurer certains avantages à leurs enfants de la classe moyenne déjà privilégiés.

Éducation

Le fait que les parents de la classe moyenne de mon étude soient capables d’imaginer l’éducation de leurs enfants comme quelque chose qui peut être mis en mouvement et comme un choix découle des récentes réformes politiques et des transformations sociales, en particulier aux États-Unis. À la suite d’une série de réformes de l’éducation dans les années 1990 et au début des années 2000, la notion de « choix de l’école » est devenue un lieu commun de la société américaine. La prolifération des écoles privées et publiques à charte, l’introduction de politiques scolaires « à la carte », la revitalisation de modèles pédagogiques tels que Montessori, Waldorf et l’enseignement à domicile ainsi que l’assouplissement des lois fédérales régissant les formes alternatives d’éducation ont élargi le champ des options d’enseignement offertes aux parents (voir Baltodano 2012). Entre-temps, l’opinion publique s’est mise à pencher vers la conviction que le droit et la responsabilité de choisir la meilleure voie éducative pour les enfants reposent sur leurs parents et non sur l’État (voir Levin 2018). Dans ces conditions, aux États-Unis et ailleurs, les parents des classes moyennes et supérieures se trouvent à soupeser les options et à faire un choix de consommation dans le domaine de l’éducation primaire et secondaire (Taylor 2002 ; Angus 2015 ; Bhopal et Myers 2018 ; Levin 2018). Comme l’a dit une mère de famille américaine pratiquant l’éducation par le voyage, lorsqu’il s’agit de la scolarisation des enfants, « il n’y a pas un seul choix parfait, mais il en existe un millier de bons » (Kim, entrevue).

Lorsque les parents pratiquant l’éducation par le voyage expliquent pourquoi ils ont décidé de retirer leurs enfants de l’école, ils ont tendance à évoquer un ensemble de préoccupations qui sont devenues courantes chez les parents de la classe moyenne (Nelson 2010 ; Lareau 2011). Certains craignaient que le cadre institutionnel rigide n’étouffe la créativité de leurs enfants. D’autres étaient troublés par l’importance accordée aux programmes d’enseignement standard et aux tests qui ne tenaient pas vraiment compte des besoins et des champs d’intérêts individuels des enfants. Et la plupart des parents s’inquiétaient de ce que les méthodes d’enseignement dépassées ne puissent préparer leurs enfants à l’avenir global qu’ils allaient connaître. Ce qu’ils voulaient à la place, c’était une expérience éducative taillée sur mesure pour les besoins individuels et les talents uniques de leurs enfants, une expérience qui les pousserait à prendre des risques et les doterait de compétences sociales, émotionnelles et interculturelles pour réussir dans un avenir incertain. Ces aspirations sont aussi révélatrices des sensibilités des parents de la classe moyenne que de leur philosophie pédagogique. En tant que forme d’apprentissage centrée sur l’enfant, indépendante et expérientielle qui expose les enfants à un monde de différence, l’éducation par le voyage semblait convenir.

Lorsque les parents de mon étude ont commencé à tirer sur le fil de la scolarité, d’autres parties de leur vie ont également commencé à se détricoter. Si leurs enfants n’avaient pas besoin de fréquenter une école de briques et de mortier, alors pourquoi la maison en banlieue ou le travail de bureau ou toutes ces « choses » matérielles qu’ils avaient acquises au fil des ans leur auraient-ils été nécessaires ? Plusieurs d’entre eux en sont venus à réaliser qu’ils étaient sans y penser tombés dans des habitudes de pensée et d’action qui n’allaient pas leur permettre d’être au mieux de leur forme ou d’avoir une vie heureuse. Un père de famille américain a écrit sur son blogue : « Notre but est d’abandonner intentionnellement une vie dont nous avons, franchement, réalisé tous deux qu’elle était inférieure à ce que nous voulons pour nous-mêmes et nos enfants ». Au lieu de cela, ajoute-t-il, il espère lancer sa famille sur un chemin de vie tout à fait différent, un chemin « dû à un choix plutôt qu’à l’inertie » (Mark, billet de blogue).

Dans des commentaires similaires, les parents faisaient écho aux idéologies populaires sur l’individualisme et le bonheur, qui font reposer la responsabilité de se créer une « bonne vie » sur les épaules des individus. De nombreux parents interrogés dans le cadre de mon étude ont pris conscience du fait que si quelque chose comme la scolarisation de leurs enfants — un domaine auparavant censé occuper un point géographique fixe, être régi par l’État et ne pas relever du marché — pouvait faire l’objet d’un choix de consommation, alors tout le reste pouvait être aussi une question de choix. Et si tel était le cas, alors ces familles pouvaient délibérément choisir un mode de vie radicalement différent, correspondant à leurs propres valeurs d’autonomie, d’indépendance et de liberté. Autrement dit, les familles pratiquant l’éducation par le voyage n’ont pas seulement renoncé à la scolarisation traditionnelle ; elles ont renoncé à un mode de vie prescrit, tenu pour acquis, pour choisir délibérément un mode de vie tout à fait différent. Ce faisant, elles montrent que tout peut être un choix.

Le choix du lieu et de la manière d’éduquer ses enfants est à la fois guidé par les aspirations de la classe sociale et celles liées au mode de vie en général et en est l’expression. Dans le cas des parents ayant opté pour l’éducation par le voyage, puisqu’ils vivent selon un ethos de choix personnel, d’autonomie et de liberté individuelle, il est logique que les parents recherchent une option éducative qui reflète ces mêmes valeurs et les inculque. De nombreux parents de mon étude n’ont pas seulement rejeté la scolarisation traditionnelle : ils ont aussi rejeté toute forme de programme standardisé et ont plutôt adopté une philosophie éducative appelée « non-scolarisation » (unschooling) (voir Korpela 2014). La non-scolarisation, une idée développée dans les années 1960 par l’éducateur John Holt (1967), est une philosophie pédagogique qui prône l’apprentissage comme résultat naturel de la curiosité innée des enfants. Les parents la considèrent comme une façon de cultiver l’amour de l’apprentissage chez leurs enfants, de reconnaître leurs forces et leurs talents individuels et de promouvoir leur indépendance et leur confiance en soi. En outre, la non-scolarisation se marie bien avec la logistique de la vie sur la route puisqu’elle n’exige ni manuels encombrants ni horaires stricts. À la place, tout ce qui se présente au cours des déplacements quotidiens d’une famille peut constituer une occasion d’apprentissage. C’est un type d’apprentissage qui vogue au gré du courant, pour ainsi dire. Leah, une mère américaine qui éduque ses deux enfants par le voyage, explique que la non-scolarisation « va au-delà de la scolarisation et s’étend à tous les niveaux de [leurs] vies » (Leah, billet de blogue). Pour des parents comme Leah, la pratique quotidienne de la non-scolarisation s’accorde avec les aspects logistiques et philosophiques de leur mode de vie mobile.

Travail

Les parents de notre échantillon n’ont pas tous lancé des entreprises en ligne pour pouvoir financer leur mode de vie, mais ils sont tout de même nombreux à l’avoir fait. Certains parents pratiquant l’éducation par le voyage ont même mis cette forme d’éducation et leur expérience des voyages à profit pour créer un commerce lucratif en ligne. Ils l’ont fait en rentabilisant leurs blogues sur leur mode de vie, en vendant des séminaires en ligne (webinars) et des livres numériques, en offrant des services de consultants, en écrivant des articles à la pige ou en organisant des retraites et des rencontres communautaires pour d’autres familles déjà sur la route ou projetant de l’être. Lorsque je me suis intéressée de plus près à ces parents entrepreneurs, il est apparu clairement qu’ils appliquaient leurs principes d’autonomie, d’indépendance et de liberté à leur vie professionnelle également.

Leah, la mère que j’ai mentionnée plus haut, a publié un billet de blogue expliquant comment ce dernier finance « le mode de vie indépendant » de sa famille. Elle commence en disant à ses lecteurs : « La liberté de partir ou de vivre n’importe où est […] extrêmement libératrice et à l’exact opposé du piège à rats de la vie de banlieue ». Puis elle en arrive à la question que tout le monde brûle de poser : comment la famille de Leah peut-elle se permettre de vivre ainsi ? En devenant des « nomades numériques », répond-elle. Elle décrit ensuite sa vie de travailleuse autonome, qui va de l’écriture au développement Web, tout en soulignant la beauté de n’avoir « pas de patron à qui répondre, pas d’horaire fixe, et généralement pas de règles à suivre » (Leah, billet de blogue). Leah nuance ses propos en rappelant à ses lecteurs que ce travail n’est pas nécessairement facile et que la réussite n’est pas non plus garantie. Et elle explique qu’il lui a fallu plusieurs années pour commencer à retirer un profit de son blogue de voyage qui était au départ un passe-temps. Ce qui est intéressant ici, ce n’est pas seulement l’attrait de l’entrepreneuriat ou du travail autonome en tant que solution de rechange mobile au travail au bureau, mais le fait que Leah ait perçu son passe-temps comme une source potentielle de revenus. Dans un parfait exemple de convergence des modes de vie, la façon de vivre de Leah est devenue son gagne-pain. Leah et beaucoup d’autres comme elle parviennent à transformer leurs loisirs et leur mode de vie en sources de revenus qui, en retour, leur permettent d’« échapper au piège à rats » (Leah, billet de blogue) et de financer leur mode de vie mobile. Je n’ai pas l’intention ici de chercher à savoir si ces formes de travail en ligne ou mobile sont plus libératrices ou moins aliénantes que le travail dans un bureau, mais plutôt de montrer comment des voyageurs comme Leah combinent leur travail et leur mode de vie mobile dans le cadre de ce qui est pour eux une « bonne vie ».

Parentalité

Bien que les familles géographiquement dispersées ou se déplaçant ensemble aient une longue histoire controversée, l’image de la vie de famille se déroulant autour du même foyer et de la maison est un fantasme qui continue de teinter nos perceptions de ce qu’est la famille et de son lieu d’appartenance. Les familles pratiquant l’éducation par le voyage bousculent ce postulat en menant leur vie de famille non pas à la maison, mais en déplacement. Elles brouillent aussi le discours sur les « parents hélicoptères » (Lythcott-Haims 2015) qui a dominé les cultures parentales de la modernité tardive, en particulier dans le Nord global (voir Lee et al. 2014). Depuis que Sharon Hays (1998) a forgé le terme maternage intensif (intensive mothering) dans les années 1990 pour décrire l’émergence d’une forme de parentalité centrée sur l’enfant et exigeant des ressources considérables, les chercheurs ont corroboré les stratégies de vigilance constante et de microgestion qui ont fini par caractériser la parentalité de la classe moyenne d’aujourd’hui (voir Furedi 2002 ; Nelson 2010). Les parents pratiquant l’éducation par le voyage rejettent explicitement cette approche anxiogène de la parentalité.

Au lieu de cela, un grand nombre des parents de mon étude adhèrent à ce que l’on appelle la « parentalité libre » (free-range parenting) (Skenazy 2009). Cela est quelque peu paradoxal, bien sûr, étant donné qu’aucune forme de vie familiale ne pourrait être plus intensive que celle de l’éducation par le voyage. Les familles sur la route sont souvent ensemble sans interruption, les parents assumant l’entière responsabilité non seulement d’élever les enfants, mais aussi de les instruire. Et pourtant, les parents pratiquant l’éducation par le voyage rejettent la parentalité surprotectrice et privilégient une approche plus décontractée. Maggie, une mère sud-africaine pratiquant l’éducation par le voyage, décrit son approche de la parentalité libre dans un billet de blogue : « La plupart des gens seraient scandalisés de voir que nous laissons notre enfant de treize ans prendre le bus tout seul, ou que nous laissons notre enfant de neuf ans aller à pied au magasin dans un pays étranger, ou que nous laissons notre enfant de cinq ans grimper sur pratiquement tout ». Elle donne à ses enfants ce genre de liberté, explique-t-elle, parce que, à long terme, ses « garçons se sentent confiants et fiers d’eux-mêmes, alors qu’un grand nombre d’enfants ont remplacé ces sentiments par la peur et une faible estime de soi » (Maggie, billet de blogue).

Maggie fait écho au sentiment de nombreux parents pratiquant l’éducation par le voyage lorsqu’elle considère la parentalité non comme une obligation de protéger les enfants, mais comme une occasion de cultiver leur sentiment d’indépendance. En adoptant une approche « libre » de la parentalité, qui est parallèle à l’approche de la non-scolarisation pour ce qui est de l’éducation et à l’autoentreprise pour ce qui est du travail, Maggie et d’autres parents pratiquant l’éducation par le voyage mettent en pratique leurs aspirations de liberté, d’autonomie et d’indépendance liées au mode de vie. Comme elle le conclut, « [n]ous devons faire confiance à nos enfants et leur donner la liberté de réussir par eux-mêmes et d’apprendre de leurs propres échecs » (Maggie, billet de blogue). Ici aussi, nous pourrions chercher à savoir jusqu’à quel point les enfants deviennent réellement plus indépendants ou remettre en question les possibles inconvénients sociaux et émotionnels de cette approche de la parentalité. Le point sur lequel je veux insister, cependant, est que les parents pratiquant l’éducation par le voyage adoptent et mettent en oeuvre des stratégies parentales s’alignant sur les valeurs d’autonomie individuelle et de liberté qui sous-tendent leur projet de mode de vie au sens large. Autrement dit, leurs pratiques parentales convergent avec les aspirations liées au mode de vie.

Communauté

Si ces modes de vie mobiles semblent trop beaux pour être vrais, c’est qu’ils le sont souvent. Les familles ayant choisi l’éducation par le voyage disent se heurter à la résistance de leur réseau immédiat d’amis et de membres de la famille élargie, rapportent les difficultés logistiques que comporte le déracinement de la vie familiale, le stress et l’incertitude du travail entrepreneurial et les sentiments de mal du pays et de solitude que manifestent les enfants, en particulier les adolescents, en voyageant (voir Korpela 2013). C’est là que la communauté en ligne des autres familles pratiquant l’éducation par le voyage joue un rôle important, en offrant le soutien émotionnel et, dans de nombreux cas, le « savoir-faire » pour s’aider mutuellement à se lancer dans le voyage. Mitch, un Américain père de trois enfants, explique que « l’une des plus grandes bénédictions de [sa] vie […] a été les communautés de familles sur la route dont [sa famille] a commencé à faire partie par l’intermédiaire de [son] blogue » (Mitch, billet de blogue). Il parle de sa nouvelle communauté comme d’un groupe de « familles qui inversent la tendance » et mentionne à quel point il était important pour sa famille « d’être en contact avec d’autres qui partagent l’objectif similaire » de poursuivre leur rêve d’un mode de vie mobile.

Ces communautés sont une source d’encouragement pendant les phases de planification et de lancement d’un voyage en famille, mais elles deviennent également d’importants antidotes aux sentiments de solitude, de mal du pays et de désorientation dont souffrent de nombreux enfants au cours de leurs déplacements. En réponse à cette situation, plusieurs familles pratiquant l’éducation par le voyage se servent de leurs blogues et de forums en ligne sur les médias sociaux pour créer une forme de communauté mobile et médiée. De nombreuses familles se rencontrent en personne et voyagent ensemble. Ces dernières années, ces rencontres ont été officialisées sous la forme de retraites d’apprentissage temporaires et de conférences familiales où les familles pratiquant l’éducation par le voyage se rassemblent dans différentes destinations pour une dose d’interaction sociale et d’inspiration commune. Certaines de ces familles ont même fait un métier de la coordination de ces évènements. Là aussi, les aspirations liées au mode de vie de ces familles — la liberté, l’autonomie et le droit de choisir — coïncident avec le type de communautés qu’elles recherchent.

Contrairement aux formes traditionnelles de communautés qui sont déterminées par les caractéristiques géographiques, ces communautés sont souples, peu structurées, géographiquement dispersées, souvent transformées en marchandises et, surtout, entretenues. Dans le cadre du mode de vie mobile de l’éducation par le voyage, et à l’instar de ce qui se passe dans le cadre d’autres modes de vie mobiles comme le nomadisme numérique, la communauté devient un choix de consommation, et non une forme d’obligation, et les membres interagissent avec des compagnons de voyage partageant les mêmes idées. Ces communautés peuvent valider les choix radicaux de mode de vie qu’ont faits ces familles et soulager par intermittence leur solitude tout en demandant peu de choses en retour. Cela soulève certainement des questions sur ce que signifie la communauté elle-même dans une telle configuration, où ce qui est bon pour l’individu paraît primer sur les notions de « bien commun[4] ». Ce débat mériterait davantage d’attention, bien sûr, mais ici je me contente d’illustrer la façon très nette dont ces formations communautaires s’alignent sur les aspirations des familles pratiquant l’éducation par le voyage à être mobiles, indépendantes et autonomes, même lorsqu’elles désirent des interactions sociales.

Caractéristiques de la convergence des modes de vie

Ces exemples illustrent de quelle façon les principes d’un mode de vie d’éducation par le voyage — liberté, autonomie, indépendance, esprit d’entreprise et d’aventure, engagement à apprendre continuellement du monde qui nous entoure — motivent les choix d’éducation qui donnent la priorité à l’apprentissage centré sur l’enfant, supportent des choix professionnels qui tendent vers le travail autonome et entrepreneurial, façonnent les choix parentaux visant à nourrir le sentiment d’indépendance des enfants, et amènent les familles pratiquant l’éducation par le voyage à choisir des communautés qui confortent leur désir de liberté.

En ce sens, l’éducation par le voyage illustre le phénomène de la « convergence des modes de vie ». Comme je l’ai décrit, la convergence des modes de vie tourne autour de trois traits essentiels. Premièrement, il s’agit d’un phénomène dans lequel différents domaines de la vie sociale sont englobés dans la catégorie du « mode de vie ». L’un des traits caractéristiques de la vie mobile dans la modernité tardive est ce que Scott Lash et John Urry (1993) appellent la « dédifférenciation ». Selon eux, la modernité s’est organisée autour de dichotomies tranchées entre le domicile et le travail, la production et la consommation, le local et le global ou le tourisme et la vie quotidienne. La modernité tardive, cependant, connaît une certaine désorganisation. L’école, le bureau, le domicile, les loisirs, le travail et la famille ne sont plus distincts dans le monde de plus en plus mobile, globalisé et saturé de technologie de la modernité tardive. L’éducation par le voyage et d’autres formes de modes de vie mobiles représentent un nouveau type de dédifférenciation dans lequel chaque aspect de la vie sociale est intégré dans le projet réflexif de création du mode de vie.

Deuxièmement, dans la convergence des modes de vie, des aspects de la vie sociale qui échappaient auparavant à la logique du marché deviennent l’objet d’un choix de consommation (voir Hess 2015). Une fois que quelque chose qui semblait inamovible ou dicté par les circonstances se révèle être arbitraire, tous les autres aspects de la vie sociale peuvent être reconsidérés et faire l’objet d’un choix. Il ne s’agit pas, à proprement parler, d’une forme de « mode de vie consumériste » dont parlaient les sociologues des années 1980 et 1990, dans lequel la valeur symbolique des marchandises et de leurs marques évoquait quelque chose à ceux ayant les mêmes références de mode de vie. Il s’agit plutôt d’un mode de vie dans lequel la mobilité elle-même révèle fondamentalement le type de personnes que sont les membres des familles pratiquant l’éducation par le voyage et ce qu’ils désirent être.

Finalement, il s’agit d’un phénomène dans lequel les habitudes quotidiennes sont influencées par un mode de vie beaucoup plus diversifié. Ainsi que le formule Sam Binkley, les sociétés modernes « nous confrontent à un éventail croissant d’options dans des domaines qui vont du trivial au transcendantal, des chaussures et du rouge à lèvres à l’éducation, la religion, la santé, la retraite et l’assurance-vie » (2007 : 114). Plus les choses sont susceptibles de faire l’objet d’un choix, plus nos choix convergent vers un « style » particulier ou des aspirations pour notre vie. Le mode de vie n’est pas ce qui se produit dans le domaine distinct des loisirs et de la consommation ; en fait, les choix que nous effectuons quant aux questions pratiques de l’éducation, du travail, de la vie familiale ou de la communauté peuvent tous être faits à travers le prisme particulier du « style » de vie que nous désirons. En outre, il s’agit d’une forme de choix qui, par sa nature même, reflète le statut privilégié de ses adeptes. Le fait de pouvoir choisir la mobilité, au lieu de se la voir imposer brutalement par des bouleversements économiques, environnementaux ou politiques, fait de ces familles des membres à part entière de « l’élite cinétique » (Sheller 2018). Le voyage, les expériences de mobilité et la nature mobile de l’éducation, du travail, de la vie de famille et de la communauté sont autant d’éléments qui reflètent une identité qui se constitue autour de ce « style » plus large de liberté, d’indépendance et de savoir-vivre cosmopolite.

Distinction de la classe mobile

Binkley nous rappelle que les modes de vie ne se limitent pas à la constitution réflexive de l’identité personnelle, mais qu’ils sont aussi des « inscriptions du pouvoir social et des reproductions des structures sociales par lesquelles les limites hiérarchiques symboliques sont conservées, et par lesquelles la stratification des groupes sociaux se reproduit et se normalise » (2007 : 114). Les modes de vie mobiles font partie de ce que Binkley appelle les « nouvelles constellations de classes » qui reposent non pas sur des catégories économiques, mais sur le mode de vie en tant qu’indicateur de l’affiliation à un groupe. Dans ce cas, les familles qui pratiquent l’éducation par le voyage et leurs homologues constituent une nouvelle classe mobile, qui réaffirme son statut dans l’ordre social par la mobilité plutôt que par le revenu ou la consommation de biens symboliques.

Nous savons, grâce aux travaux sur la mobilité, que les inégalités sociales sont souvent renforcées pour ce qui est de savoir qui a accès à la mobilité, qui en est empêché et dans quelles conditions différentes personnes se déplacent (Hannam et al. 2006). Et nous savons que la capacité de certaines personnes à se déplacer librement et facilement repose souvent sur la (im)mobilité limitée ou forcée des autres. La flexibilité et la liberté dont jouissent les migrants motivés par la recherche d’un style de vie, les nomades numériques et les familles pratiquant l’éducation par le voyage reposent sur leur possibilité de faire usage de leurs privilèges dans un monde d’inégalités systémiques (O’Reilly 2009). Être originaire d’un pays industrialisé doté d’une monnaie forte signifie que les conditions politiques et économiques mondiales jouent généralement en sa faveur (Benson et O’Reilly 2009a ; Åkerlund et Sandberg 2015). Que ces voyageurs l’admettent ou non, l’héritage du colonialisme associé aux politiques économiques néolibérales plus récentes a fait en sorte que les destinations désirables du Sud global restent abordables pour eux. Comme le souligne Beth Altringer (2015) dans son étude sur les nomades numériques, « des salaires qui permettraient une existence modeste dans les grandes métropoles mondiales permettent de vivre comme un membre de la royauté dans des pôles du nomadisme tels que l’Indonésie et la Thaïlande ». Autrement dit, la capacité de s’auto-employer ou d’être indépendant tout en étant mobile implique un ensemble de privilèges dans le contexte mondial.

En plus de bénéficier de situations économiques inégalitaires, les familles qui pratiquent l’éducation par le voyage et les autres adeptes d’un mode de vie mobile jouissent également de cadres discursifs inégaux. On peut avancer que ceux qui font partie du large spectre des individus en mouvement — des migrants, réfugiés ou demandeurs d’asile aux personnes qui pratiquent l’éducation par le voyage et aux nomades numériques — sont en quête d’une vie meilleure. Et pourtant, pourquoi les voyages des enfants que l’on instruit sur la route devraient-ils être considérés comme éducatifs alors que les enfants des immigrants sans papiers sont considérés comme des fardeaux pour l’État, par exemple ? De même, pourquoi quiconque est adepte d’un mode de vie mobile devrait-il mériter l’étiquette de rebelle, de cosmopolite ou d’entrepreneur tandis que d’autres individus mobiles prenant des risques comparables sont emprisonnés ou expulsés ? Le modèle positif que véhiculent certains modes de vie mobiles doit être considéré parallèlement au dénigrement — voire, dans certains cas, à la criminalisation — de la mobilité d’autres personnes.

Une partie de cette inégalité discursive renvoie à la question de la gouvernementalité que Nikolas Rose, Binkley et d’autres ont posée. Lorsque les aspirations esthétiques et les pratiques quotidiennes liées aux modes de vie mobiles s’alignent sur les principes idéologiques du « bon » citoyen néolibéral — quelqu’un qui est entreprenant, autonome et responsable —, elles sont réaffirmées en tant qu’objectifs de vie dignes de ce nom. De cette façon, si ces modèles discursifs ne constituent pas une ressource aussi évidente que la richesse économique, ils n’en sont pas moins une source de stratification sociale. Cela signifie que nous devons trouver des moyens nuancés d’étudier, d’écrire et de réfléchir aux raisons pour lesquelles la mobilité internationale de certaines personnes est présentée comme un « choix de vie » alors que la mobilité d’autres personnes est présentée comme un échec personnel, voire comme un crime.

Enfin, la mobilité confère un statut social et le perpétue sous forme de capital immatériel, et cela comprend aussi le type de modèle discursif que j’ai mentionné plus haut. Pour comprendre réellement la façon dont les modes de vie mobiles fonctionnent en tant que forme de pouvoir social, nous devons porter attention aux façons subtiles dont le privilège et la mobilité se constituent mutuellement par le biais de formes non économiques de capital. Depuis Bourdieu, nous savons que la classe sociale ne se détermine pas uniquement en fonction de la richesse financière, mais aussi en fonction de la possession de formes symboliques de capital. Dans le contexte de l’éducation par le voyage, il est tout à fait clair que les parents transmettent une grande quantité de capital culturel à leurs enfants, élargissant leur connaissance du monde et raffinant leurs compétences culturelles par des expériences personnelles vécues à l’étranger (voir Lareau 2011).

Toutefois, pour comprendre la façon dont les modes de vie mobiles représentent une forme de distinction, nous pouvons penser à d’autres types de capital grâce auxquels les parents de la classe moyenne et leurs enfants accumulent, font circuler et consolident leurs privilèges dans un monde inégalitaire. Les modes de vie mobiles confèrent également des privilèges disproportionnés aux enfants déjà privilégiés grâce à des ressources comme le capital numérique (Christensen 2019), le capital cosmopolite (Hage 2000) et le capital lié au réseau (Elliott et Urry 2010). Tout cela renvoie aux diverses ressources matérielles et immatérielles, au savoir-faire culturel ou technique et aux compétences provenant de l’expérience qui rendent les modes de vie mobiles techniquement viables, culturellement désirables et moralement justifiables. Le statut social de la classe mobile est donc étayé par les types particuliers de connaissances acquises, d’inclinations émotionnelles et de sensibilités interculturelles qu’inculque la vie sur la route. La mobilité devient une valeur en elle-même, tout comme l’ensemble des connaissances culturelles auxiliaires, des compétences de vie et des relations sociales qui rendent la mobilité possible ou plus facile. Dans les travaux qui examinent de quelle façon se perpétuent les inégalités de classe, nous trouvons souvent des parents de la classe moyenne consumés par le désir de faire participer leurs enfants aux « bonnes » activités extrascolaires, de les voir fréquenter les « bonnes » écoles primaires, les « bons » collèges et entreprendre de « bonnes » carrières qui leur assureront une bonne position au sein de leur classe sociale. Dans le cas de l’éducation par le voyage, cependant, les parents s’efforcent avant tout de renforcer le sentiment d’autonomie, l’esprit d’entreprise et la conscience citoyenne de leurs enfants afin de les préparer à l’avenir. Dans le cadre d’un mode de vie mobile tel que celui de l’éducation par le voyage, de nouvelles constellations de capital s’entremêlent à la mobilité pour déterminer et perpétuer les distinctions sociales.

Conclusion

Puisque de plus en plus de personnes choisissent de vivre leur vie en se déplaçant, en plus de ceux qui n’ont pas d’autre choix que de se déplacer, nous devons avoir une façon plus nuancée et plus critique de comprendre les motivations des individus et les implications sociales et culturelles de leur mobilité. Dans cet article, j’ai souligné l’importance d’appliquer à ces pratiques non seulement un paradigme des mobilités, mais aussi la perspective du mode de vie, en particulier pour réfléchir aux concepts aux antipodes l’un de l’autre de « convergence » et de « distinction » pour comprendre pourquoi les gens vivent comme ils le font. Lorsque les modes de vie mobiles s’alignent sur une logique de « choix » du marché, de nouvelles formes de capital culturel apparaissent pour reproduire de manière nouvelle et subtile les privilèges et les hiérarchies sociales.

Les modes de vie mobiles peuvent faire écho à des pratiques de migration, de tourisme ou de travail, mais ils n’entrent pas tout à fait dans ces catégories. Bien que l’étude des modes de vie mobiles rejoigne ces autres champs de recherches, elle exige des concepts et des cadres théoriques uniques pour comprendre et analyser ces nouveaux modes de vie. C’est dans cet esprit que j’ai proposé le concept de « convergence des modes de vie » comme une façon de réfléchir à la façon dont les pratiques quotidiennes concrètes et des aspirations et des valeurs esthétiques s’entremêlent, mais aussi à la façon dont elles reflètent les aspirations, les inquiétudes et les inégalités générales de la modernité tardive. J’ai fait valoir que l’impératif, pour les individus, d’être des sujets autonomes, responsables et se gouvernant eux-mêmes joue un rôle dans le modelage des désirs et des pratiques liés aux modes de vie mobiles comme celui de l’éducation par le voyage. Et, en accord avec les idées des chercheurs sur les modes de vie et le pouvoir social, j’ai suggéré que nos recherches devraient porter attention aux nouvelles formes de valeurs et de privilèges qui sont reproduits par l’intermédiaire des modes de vie mobiles.

Dans l’éducation par le voyage et d’autres modes de vie mobiles similaires, nous découvrons le signe avant-coureur d’un type de convergence des modes de vie et des mécanismes de distinction qui sont de plus en plus répandus dans une société où les individus sont encouragés à faire davantage de choix et à exercer un plus grand contrôle sur leur propre vie. Que nous parcourions ou non le monde avec nos familles, nous sommes tous chargés d’élaborer un mode de vie cohérent et moralement justifiable, de peser le pour et le contre des compromis et des sacrifices et de prendre des décisions intelligentes à la lumière d’un éventail écrasant de choix possibles. Cela signifie que, bien que la pratique de l’éducation par le voyage et les autres modes de vie mobiles puissent être un phénomène nouveau, les drames qui se jouent entre ces voyageurs sont probablement familiers à la plupart d’entre nous. Après tout, ces familles font la même chose que plusieurs d’entre nous : comprendre ce que signifie être une bonne personne, être un bon parent, être un bon citoyen et vivre une « bonne vie » dans les temps incertains de la modernité tardive.