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Les signaux sont au rouge pour la planète. En 2019, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) indiquait notamment que 75 % du milieu terrestre et 66 % du milieu marin sont sévèrement altérés et qu’un million d’espèces sont menacées de disparition, faisant planer la menace d’une sixième extinction. Par ailleurs, des évènements environnementaux extrêmes affectent avec toujours plus d’intensité à la fois les écosystèmes naturels et les grandes agglomérations urbaines et certains s’inquiètent désormais de la convergence croissante de catastrophes (Wallace-Wells 2019) faisant se chevaucher en un même lieu et en peu de temps sécheresse, incendies et inondations, menaçant notamment la production alimentaire mondiale et précipitant des milliers de personnes dans la précarité et la migration forcée.
Devant cette situation mondiale critique, différentes positions se font entendre relativement à la conservation de la nature. D’une part, de nouvelles propositions scientifiques apparaissent, comme les « sciences de l’effondrement » (Servigne et Stevens 2015) — qui nous invitent notamment à réfléchir au deuil de la nature que nous devons faire et à la manière de nous adapter à sa disparition —, la « biologie de la conservation » (Soulé et Orians 2001) et la « nouvelle conservation » (Marris 2011 ; Pearce 2015), qui voient dans la destruction de la nature telle que nous la connaissons une occasion positive de repenser notre rapport à l’environnement et d’élaborer de nouvelles avenues de développement technologique et économique (Morton 2019). Les tenants de la « demi-Terre » (Half-Earth) (Wilson 2016) proposent quant à eux de transformer, comme son nom l’indique, la moitié de la Terre en réserve naturelle interdite d’accès aux populations humaines, alors que les chantres de « l’économie verte » (Ekins 2002 ; Castree 2003 ; Boisvert 2016) voient dans le développement capitaliste la solution aux problèmes environnementaux. Les tenants d’un changement de paradigme de la conservation environnementale pour une « rénovation » de la nature (Prober et al. 2019) ou plus de convivialité (Büscher et Fletcher 2019) rejettent pour leur part le capitalisme et la division nature-culture (Descola 2005 ; Latour 2015).
Des propositions politiques et sociales pour protéger la nature tiennent aussi le haut du pavé. Parmi ces propositions, notons : la recrudescence de la mobilisation écologiste ponctuant le quotidien des grandes villes occidentales par des manifestations hebdomadaires pour la protection de la Terre et contre les changements climatiques ; la diffusion auprès du grand public de documentaires citoyens et écologistes, comme Demain (2015), exposant des solutions environnementales mises en oeuvre localement et à la portée des sociétés occidentales ; la popularisation de pratiques et de styles de vie en rupture avec le modèle industriel occidental ou environnementaliste classique, tels que les initiatives collectives des « villes en transition », les ZAD (zones à défendre), les crédos de consommation individuelle « zéro déchet », le biorégionalisme ou encore les implantations en ville d’arbres fruitiers et de plantes vivaces constituant des « forêts comestibles communautaires » inspirées par la permaculture et autres maraîchages d’« urbainculteurs ». Ces propositions alternatives cristallisent un souci pour la nature qui s’incarne dans un engagement complexe envers l’environnement ; c’est ce à quoi s’intéressera ce numéro d’Anthropologie et Sociétés.
Nous interrogeons plus particulièrement les formes de conservation environnementale qui se présentent comme des solutions de rechange au mode conventionnel. Ce dernier se fonde sur la séparation ontologique entre l’humain et une nature qui serait pure et sauvage et qu’il faut préserver par la création d’aires protégées, incarnation dominante de la conservation environnementale. Ce mode conventionnel de conservation s’articule au système économique capitaliste dans lequel l’environnement constitue un capital naturel qui peut être mis à profit par la protection de la nature et les services qu’elle peut offrir.
Notre proposition s’inscrit dans les réflexions critiques actuelles concernant l’anthropologie de la conservation de la nature et les rapports socioenvironnementaux qu’elle suppose. L’objectif de ce numéro est double. Nous examinons d’une part comment des pratiques socioenvironnementales mettent en oeuvre une intendance fondée sur l’engagement, le soin de la nature et une éthique environnementale (Larrère 1997 ; Merchant 2004 ; Dalsuet 2010) par des mécanismes de soutenabilité et de conservation particuliers et localisés. Ces pratiques, souvent qualifiées d’« alternatives », d’utopistes, de transitionnistes ou de décroissantistes, se déploient dans différents contextes, tant capitalistes et « péricapitalistes » (Tsing 2015) que de « socialités émergentes ». Ce sont là autant d’approches qui proposent une vision différente des relations socioéconomiques et socioenvironnementales (Gibson-Graham 2006). D’autre part, ce numéro thématique interroge la pertinence des définitions normatives de la conservation de la nature et les outils qu’elles supposent, telles les aires protégées, généralement instaurées à la suite d’injonctions étatiques. En cela, notre proposition tente de repenser ces visions dominantes et homogénéisantes de la conservation et, ainsi, d’enrichir les approches que l’anthropologie en a développées (Braun et Castree 2005).
Ces interrogations se fondent sur un postulat : la considération et la compréhension de la diversité des formes de conservation et des expériences humaines d’engagement environnemental importent, particulièrement dans un contexte où une uniformisation des imaginaires concernant les rapports à la nature est à l’oeuvre. L’exemple le plus récent et peut-être le plus frappant est l’anthropocène, l’ère géologique marquée par la main de l’homme dans laquelle nous serions entrés. Cet évènement historique structure un récit totalisant où l’être humain, par inconscience et incurie, est le destructeur de la nature tout en étant désormais à même de la protéger par une possible révolution épistémologique et certaines interventions technoscientifiques (Bonneuil et Fressoz 2016). Ce récit réifie les enjeux environnementaux et les réduit à une simple problématique de gestion (Doremus 2003), et il met en avant toutes les aspirations modernistes contemporaines, la vanité de l’humanité contemporaine (Tsing 2015 : 44–54). Il sous-entend une représentation de l’humanité unifiée où tous seraient uniformément concernés et responsables des problèmes environnementaux (Biermann et al. 2012 ; Brondizio et al. 2016). Le récit de l’anthropocène évacue notamment la diversité des rapports sociaux et environnementaux, les rapports de pouvoir historiques et l’impact différencié des actions humaines sur la nature (Fressoz et Locher 2012 ; Sayre 2012 ; Bonneuil et Fressoz 2016 ; Moore 2016, 2017, 2018).
Différentes pratiques socioécologiques déployées par des groupes, ruraux et urbains, autochtones et non autochtones, mettent de l’avant des formes variées d’intendance (stewardship[1]) et d’engagement environnemental. Dans les articles de ce numéro, nous verrons que certains mettent en oeuvre des pratiques de protection de la nature qui sous-tendent des alliances communautaires (John Wagner et Joanne Taylor ; Reade Davis) et des négociations ainsi que la collaboration avec des aires protégées institutionnelles (Hélène Artaud ; Caroline Butler, James Witzke et Bruce Watkinson ; Sabrina Doyon ; Oriol Beltran et Ismael Vaccaro). D’autres mettent en valeur l’environnement par des pratiques sylvicoles, agroécologiques ou halieutiques, qui peuvent aussi générer des revenus (Élise Demeulenaere ; Martin Hébert ; Ingrid Hall ; Catherine Sabinot et Jean-Brice Herrenschmidt ; Jonathan DeVore, Eric Hirsch et Susan Paulson). Très souvent, ces initiatives n’ont pas pour objectif explicite la conservation de la nature comprise dans son sens conventionnel et institutionnel : elles visent plutôt la soutenabilité d’un mode de vie, la viabilité des mondes de la vie (Tsing 2015), une intendance alternative (d’un territoire, d’un paysage, d’un écosystème), une éthique de la nature (Larrère 1997 ; Merchant 2004 ; Dalsuet 2010) ou un engagement socioécologique, mais elles peuvent aussi impliquer des stratégies et des négociations complexes ainsi que des buts mercantiles. S’agit-il toujours de pratiques de conservation ?
Anthropologie et conservation de la nature
Écologie et économie politique de la conservation : aires protégées, acteurs institutionnels et construction sociale de l’espace
Les recherches en anthropologie et en sciences sociales menées ces 30 dernières années qui concernent les initiatives de conservation ont principalement porté sur les formes « conventionnelles » que sont les aires protégées (West, Igoe et Brockington 2006 ; Adams et Hutton 2007). Elles s’inscrivent en continuité avec des travaux d’écologie culturelle et d’ethnoécologie ayant étudié les formes de gestion locale traditionnelle (Johannes 1981 ; Posey 1985). Dans l’ensemble, ces recherches se sont appuyées sur une approche théorique relevant de l’économie et de l’écologie politiques. Elles interrogent les cadres législatifs étatiques de la conservation, leur financement et leur mise en oeuvre qui s’opère parfois en collaboration avec des organisations non gouvernementales internationales et s’appuie largement sur des interventions et des pratiques « d’experts » (Robbins 2001 ; West et al. 2006 ; Carr 2010). En ciblant des composantes fauniques ou floristiques ou des écosystèmes particuliers, ces recherches ont documenté les orientations et les objectifs appuyant la désignation et la gestion d’espaces protégés (enchâssés dans le territoire national), s’arrimant notamment aux cibles définies par de grandes agences environnementales comme le Fonds mondial pour la nature ou l’Union internationale pour la conservation de la nature. Les premiers travaux anthropologiques portant sur les aires protégées ont développé un corpus important d’études de cas et se sont inscrits principalement dans une perspective de recherche appliquée (Orlove et Brush 1996 ; Stevens 1997 ; Neumann 1998 ; Walley 2004 ; Dumez, Roué et Bahuchet 2014).
Depuis, des recherches de portée plus théorique se sont ajoutées à ces travaux (Adams 2004 ; Brosius, Tsing et Zerner 2005 ; West 2005 ; West et al. 2006 ; Zimmerer 2006 ; Selmi et Hirtzel 2007 ; Aubertin et Rodary 2008 ; Brockington, Duffy et Igoe 2008 ; Brockington et Duffy 2011 ; Vaccaro, Beltran et Paquet 2013), explorant les enjeux relatifs à la propriété foncière, aux rapports de pouvoir dans la gestion des réserves naturelles et des parcs, à l’articulation entre les dynamiques locales et le système capitaliste, à l’identité, aux effets de la construction sociale d’espaces se superposant aux lieux de vie et de subsistance d’acteurs locaux et aux rapports à la nature, révélant que les aires protégées ne sont pas des outils de gestion neutres, mais qu’elles mettent en oeuvre divers processus sociaux (Cronon 1996 ; Brechin et al. 2002 ; Vaccaro et Beltran 2009 ; Doyon, Guindon et Leblanc 2010 ; Doyon et Sabinot 2014, 2015). Une perspective historique a permis de définir les principales phases d’application des mécanismes de la conservation environnementale ayant principalement recours aux aires protégées. Les auteurs relèvent une première étape marquée par l’expropriation et la création de « sanctuaires naturels » (« fortress conservation[2] »), puis une seconde, depuis les années 1980, marquée par la « participation » (Wilshusen et al. 2002 ; Benjaminsen et Svarstad 2012 ; voir Doyon 2015a pour une revue en français de ces différentes étapes et des auteurs les ayant étudiées).
Privatisation, néolibéralisme et gouvernementalité
Au cours des années 1990, les chercheurs ont documenté la réapparition du modèle d’aires protégées excluant certaines activités humaines, principalement celles permettant des formes d’exploitation des ressources et d’occupation des territoires, et en favorisant d’autres, dont les activités d’observation scientifiques et écotouristiques réalisées par des acteurs triés sur le volet (Kramer, Van Schaik et Johnson 1997 ; Brandon, Redford et Sanderson 1998 ; Oates 1999 ; Struhsaker 1999 ; Campbell 2002 ; Wilshusen et al. 2002 ; Hutton, Adams et Murombedzi 2005 ; Naughton-Treves, Holland et Brandon 2005). Cette forme de néoprotectionnisme (Büscher et Fletcher 2019) promeut un retour à des formes de « sanctuarisation de la nature » (Wilshusen et al. 2002 : 18) qui sont souvent créées, soutenues, établies et gérées par des intérêts privés (Knight 1999 ; Smith, Phillips et Dorett 2006 ; Raymond et Brown 2011 ; Kamal et Grodzińska-Jurczak 2014 ; Stolton, Redford et Dudley 2014 ; Kamal, Kocór et Grodzińska-Jurczak 2015 ; Kamal, Grodzińska-Jurczak et Kaszynska 2015 ; Mockrin et al. 2017 ; Olive et McCune 2017). Des ONG ont aussi été impliquées dans l’achat de terres et dans l’établissement de règlements d’usage exclusifs à ces espaces déterminés, mettant de l’avant une forme de conservation ciblée et restrictive (Gustanski et Squires 2000 ; Figgis 2004 ; Bernstein et Mitchell 2005 ; Fairfax et al. 2005 ; Gattuso 2008 ; Pasquini et al. 2011 ; Larsen et Brockington 2018).
Cette privatisation de la nature par le biais de la conservation a été l’objet d’une attention particulière tant par les approches critiques, explorées dans ce numéro, que par celle de la gouvernementalité environnementale (Fletcher 2010 ; Fletcher et al. 2019). Y est critiquée la conception réductrice de l’être humain, où les individus seraient des êtres rationnels guidés par le seul intérêt économique, ainsi que la perversion, par la marchandisation, des valeurs et des significations non financières attribuées à la nature (Brockington et Duffy 2010). Ces recherches ont montré comment de tels processus contribuent à la marginalisation politique, sociale et économique des communautés, à l’effritement des droits de la personne et même, quelquefois, à l’accélération de la dégradation environnementale (McCarthy et Prudham 2004 ; McCarthy 2005 ; Büscher et Dressler 2007 ; Heynen et al. 2007 ; Igoe et Brockington 2007 ; Castree 2008a, 2008b, 2010a, 2010b, 2011 ; Fletcher 2010 ; Igoe, Katja et Brockington 2010). Ces travaux ont montré que le capitalisme et la conservation conventionnelle de l’environnement ne sont pas en opposition et qu’ils ont même formé des associations fructueuses (Brockington et Duffy 2010 : 470). Les activités d’écotourisme (Stone, Ringwood et Vorhies 1997 ; Langholz et al. 2000 ; Krug 2001 ; Langholz et Lassoie 2001 ; Langholz 2003 ; MacDonald 2010a, 2010b) et les initiatives de « monétisation de services écologiques », telles que les mécanismes de compensation de taxe carbone par « l’économie verte », en sont des exemples (McAfee 1999 ; David et al. 2012 ; Méral 2012 ; Büscher, Dressler et Fletcher 2014 ; Aubertin, Couvet et Flipo 2016 ; Boisvert 2016).
Les perspectives anthropologiques de la conservation de la nature se sont ainsi jusqu’ici largement fondées sur l’étude d’initiatives étatiques, institutionnelles et capitalistes et de leurs impacts sociaux locaux. Comment en renouveler la compréhension à l’aune des transformations contemporaines en cours visibles dans une diversité d’intendances et d’engagements environnementaux alternatifs ?
C’est ce que ce numéro permet d’explorer. Il regroupe des articles se situant globalement dans le large spectre des perspectives critiques en anthropologie. Les objets d’analyse privilégiés concernent la production de savoirs sur la nature, l’agencéité, le pouvoir, la résistance, la justice sociale, la construction sociale des espaces, des paysages et des lieux, l’accès aux ressources et le contrôle des discours environnementaux. Les contributions sont basées sur des données ethnographiques de première main recueillies dans diverses régions, offrant un regard comparatif complexe. Les articles portent sur l’Amérique latine et les Caraïbes (Pérou, Mexique, Brésil et Guadeloupe), le Pacifique (Nouvelle-Calédonie), l’Europe de l’Ouest (France et Espagne) et l’Amérique du Nord, d’est en ouest (provinces canadiennes de Québec et de la Colombie-Britannique et Terre-Neuve). Cette diversité est de plus marquée par la pluralité des écosystèmes explorés : la moitié des articles porte sur des enjeux maritimes et lacustres, tandis que l’autre s’intéresse aux dynamiques des terres intérieures, dont celles des régions montagneuses, où des activités de conservation, mais aussi de production agricole et écotouristique, ont lieu. Un autre aspect non négligeable de la diversité des propositions est qu’elle met en jeu des dynamiques impliquant des communautés autochtones et non autochtones. En effet, il nous importait de réfléchir à la conservation alternative en mettant en dialogue ces contextes différents afin que les expériences et les enjeux, communs et différents, puissent être comparés, un aspect mis en exergue par la position réflexive des auteurs de plusieurs articles de ce numéro thématique.
Vers des modes alternatifs de conservation ? Stratégies locales d’engagement et d’intendance environnementales
Des natures enchevêtrées
Les recherches anthropologiques ont montré la prégnance des logiques conventionnelles de conservation dans les rapports qu’entretiennent les sociétés avec la nature. Certaines les envisagent comme les constituants d’un paradigme global, d’un ordre mondialisé de la nature, d’une conservation hégémonique, d’une « concentration historique » (Sklair 2001), d’un régime de nature (Escobar 1999 ; Biersack et Greenberg 2006), d’un régime de conservation (Doyon 2013), d’une conservation dominante (Igoe 2010). Ces études décrivent la manière dont les préoccupations environnementales, tant à l’échelle des organisations internationales et des États qu’à celle des populations locales, sont en adéquation avec des discours et des pratiques qui s’inscrivent dans une manière d’être au monde sous-tendue par des relations avec la nature caractérisées par leur uniformité. En conséquence, les formes que prend ce « régime de nature » marginaliseraient toujours davantage les groupes qui proposent des modèles différents, favorisant la restauration de la nature. Elles écarteraient ainsi les solutions de rechange à l’exploitation conventionnelle des ressources naturelles et les manières autres d’expérimenter des cohabitations nouvelles ou renouvelées avec l’environnement et d’imaginer de nouveaux partenariats avec la nature générant d’autres paysages que ceux produits par le paradigme « extraction-conservation » néolibéral.
L’étude d’altérités socioenvironnementales et de configurations alternatives aux mécanismes dominants de la conservation se révèle propice à nuancer l’uniformité des visions globalisées de la nature et des rapports sociaux qu’elles supposent. Les « écologies-mondes » (Moore 2015), la co-construction des socionatures (Tsing 2015), les diplomaties ontologiques et le cosmopolitisme (Latour 2004, 2007 ; Poirier 2008 ; Blaser 2017) sont quelques-unes des pistes qui révèlent la pluralité et la complexité des relations vécues aujourd’hui, lesquelles sont plus particulièrement documentées en contexte autochtone (Peres 1994 ; Stevens 1997 ; Pathak et al. 2004 ; Larsen et Johnson 2012a, 2012b, 2017 ; Mulrennan, Mark et Scott 2012 ; Country et al. 2014 ; Smyth 2015 ; Country et al. 2016 ; McMillan et Prosper 2016). Hall en présente, dans ces pages, un exemple intéressant avec le cas du Parc de la pomme de terre au Pérou à l’aune du « bien-vivre » andin, le buen vivir. Elle expose les enjeux liés aux mises en récit de la nature et des cultures autochtones des Andes, qui sont combinées dans la mise en valeur et la défense du parc par des acteurs non gouvernementaux. Des compréhensions différentes des rapports à la nature et aux non-humains sont ainsi en tension dans les efforts de protection et de représentation à différentes échelles. Ces conceptions différentes de la nature sont aussi visibles dans les initiatives néo-calédoniennes présentées par Sabinot et Herrenschmidt, les Kanak[3] s’opposant à la séparation des écosystèmes côtiers terrestres et maritimes dans les efforts de conservation et de « création de réserves ». Les négociations permettant la délimitation des espaces préservés ainsi que la description des activités susceptibles de maintenir ou de favoriser l’intégrité de ces lieux semblent être au coeur de la réussite de l’établissement de réserves où est mise en avant la combinaison d’activités socioéconomiques à la fois nouvelles et traditionnelles. Dans ces exemples, comme c’est aussi le cas avec les Gitxaała de la Colombie-Britannique qu’analysent Butler, Witzke et Watkinson, le respect des modes de relations avec les ancêtres et les non-humains s’avère indispensable pour protéger les écosystèmes et les conceptions sous-jacentes apparaissent indissociables à leurs intendants et promoteurs.
Les rapports de pouvoir sont au coeur de ces négociations qui concernent les compréhensions et les catégorisations de la nature mises de l’avant dans la conservation. Dans ce numéro, Artaud présente les savoirs culturels primant lors de l’établissement de dispositifs voués à la conservation d’espèces, qu’elles soient emblématiques ou non. L’auteure souligne particulièrement à quel point les processus de l’histoire coloniale ne peuvent pas être négligés dans les démarches d’élaboration de mécanismes de conservation, comme en témoigne l’exemple des lamantins en Guadeloupe. Ainsi, le savoir des communautés locales touchées est important ; lorsqu’il est simplifié ou réduit, on assiste généralement à des contestations de la part des membres de ces communautés. Demeulenaere détaille, quant à elle, comment, dans les mouvements de réappropriation paysanne des semences en France, les paysans refusent de réduire la compréhension des semences ancestrales, qu’ils ont par ailleurs contribué à sauver, à leurs strictes composantes génétiques. Ils exigent qu’elles soient considérées de façon plus holiste, dans toute leur complexité, et à la lumière de leur relation avec un ensemble d’acteurs, de savoirs, de valeurs, et non pas seulement comme des réceptacles à codes biologiques pouvant être appropriés, reproduits et marchandisés.
Dans une approche de la conservation qui souhaite élargir le cadre conventionnel des rapports de gestion étatique en contexte néolibéral, le souci de la nature n’est pas unidimensionnel. Au contraire, il est protéiforme et embrasse des définitions et des formes propres aux types de relations qu’entretiennent ses acteurs. Les façons dont on se soucie de la nature sont diversifiées parce qu’elles sont co-construites par des pratiques et des expériences particulières. Une approche de la conservation plus compréhensive de cette diversité et de la profondeur des liens et des partenariats avec la nature prend en compte ces différents enchevêtrements de l’humain et de la nature, dans lesquels cette dernière n’est pas seulement un lieu de contemplation, un lieu d’intervention ou d’extraction, mais aussi un lieu de vie.
Les stratégies locales : négociations, agencéité et « conservation productive »
Ces enchevêtrements, ces co-constructions, ne surgissent pas dans un vide politique. Elles sont plutôt au coeur de processus économiques, politiques, culturels, sociaux et historiques où des rapports de pouvoir interviennent et où sont négociés les intérêts des différents acteurs engagés. Les définitions de la nature et les savoirs négociés se trouvent au coeur de stratégies à plus large spectre où se déploient des projets divers, parfois contradictoires. Dans ce contexte, la conservation peut incarner une monnaie d’échange ou un acte de résistance mettant en oeuvre la collaboration et la coopération, dans des configurations variées, entre des acteurs aux intérêts convergents ou non. Les intérêts premiers de la conservation peuvent être, selon les contextes, mercantiles, communautaires ou identitaires.
Ces stratégies sont présentées ici par Butler, Witzke et Watkinson par l’intermédiaire des revendications, compromis, négociations et ententes que sous-tend la conservation environnementale dans le contexte actuel et historique de la Nation Gitxaała en Colombie-Britannique. L’avènement du récent développement industriel de la région a mené cette nation à s’engager sur la voie d’une intendance qui a nécessité la réalisation d’études et d’évaluations. Les valeurs et les savoirs de la Première Nation ont été convoqués dans les négociations relatives aux méthodes mises de l’avant pour parvenir à la conservation. Hébert introduit dans son article une autre stratégie de conservation en contexte autochtone en présentant le cas des communautés non autorisées de la Réserve de la biosphère Montes Azules au Chiapas. Malgré l’interdiction prévue par le statut de réserve de ce territoire, ces habitants revendiquent et affirment leur droit d’y pratiquer l’agriculture en tant que forme d’« écologie productive ». La posture que l’écologie productive permet aux habitants d’adopter leur offre la possibilité de proposer un projet, de concevoir un avenir ainsi que d’incarner et de mettre en oeuvre des possibles collectifs par une compréhension et une vision de la conservation qui leur sont propres. Ces actions permettent un repositionnement du sujet autochtone par rapport à la conservation conventionnelle et de l’agencéité qui lui a été traditionnellement associée. Cette interprétation locale des pratiques à mettre de l’avant dans la conservation est aussi mise en lumière dans les activités halieutiques et de jardinage des Kanak en Nouvelle-Calédonie (voir Sabinot et Herrenschmidt, dans ce numéro). Ces pratiques permettent d’adopter et de mettre en évidence des modes de vie renouvelés et des partenariats autres avec la nature que ceux promus par la mise sous cloche de territoires par le truchement de réserves et d’aires protégées.
L’intérêt pour une « conservation productive » est aussi mis en lumière dans les activités écotouristiques développées dans certaines aires protégées des Pyrénées espagnoles. Documentés ici par Beltran et Vaccaro, ces services privés développés par des néoruraux se combinent aux formes étatiques de la conservation. Ces activités génèrent des sources de revenus permettant une nouvelle forme de vie et d’habitation dans ces régions désindustrialisées, où les anciennes pratiques de pâturage sont maintenant préservées non pas tant pour leur intérêt économique, mais de manière à maintenir un paysage ouvert typique à ces régions. Des formes de collaboration stratégique sont établies entre les activités traditionnelles, les nouvelles activités écotouristiques privées et des fonds d’investissement qui ont récemment créé des zones protégées privées. D’autres cas de collaboration à géométrie variable entre des réserves fauniques, des aires protégées étatiques et des citoyens dont la propriété foncière est mise au service de la conservation ont aussi été documentés ailleurs (Brosius et al. 2005 ; Doyon et Fraga 2005 ; Fraga 2006 ; Fraga et al. 2008 ; Craig-Dupont et Domon 2015 ; Doyon 2015b ; Roy-Malo et Doyon, sous presse).
Il est intéressant d’historiciser le croisement des intérêts pour le développement local et les stratégies de survie communautaire dans l’idée d’une anthropologie de la conservation plus compréhensive. L’article de Davis offre cette mise en perspective en éclairant la complexité de ces processus. Dans le cas d’aires marines protégées à Terre-Neuve, une écologie politique de leur mise en oeuvre permet de comprendre que le succès de la conservation n’est pas assuré parce qu’elle s’appuie sur une logique « communautaire ». Alors que l’établissement d’aires marines semblait aller de soi pour les institutions étatiques, il apparaît que la réussite ou l’échec de tels projets n’a pas d’explication univoque. La suspicion locale envers l’État dans une région fortement dévitalisée et où la bureaucratie exige toujours plus d’engagement de la part des habitants a mené, contre toute attente, une communauté à se rebiffer. La perspective historique et la projection dans le futur sont intéressantes pour nourrir la réflexion autour des stratégies développées dans le domaine de la conservation et elles contribuent à l’enrichissement de cette approche.
Une intendance par le soin et l’engagement
Les initiatives de conservation alternatives s’avèrent intéressantes du point de vue de l’anthropologie puisqu’elles combinent deux perspectives mettant en lumière à la fois une « anthropologie sombre » et une « anthropologie du bien » (Robbins 2013 ; Ortner 2016). Elles associent, autour d’expériences socioenvironnementales particulières, des résistances, une éthique et une morale environnementale basée sur le bien-être (Fisher 2014), des espoirs, des utopies et des aspirations (Appadurai 2004 ; Giraud 2007 ; Sliwinski 2012, 2016 ; Kleist et Jansen 2016) qui donnent un sens aux expériences de vie émanant de conditions historiques et structurelles comportant des processus de marginalisation, d’exclusion et de dépossession.
Cette combinaison de perspectives permet de mieux comprendre la diversité des formes de conservation et d’en complexifier la définition normative avec laquelle l’anthropologie avait jusqu’à maintenant eu plus souvent à composer. Une nouvelle manière d’aborder les voies alternatives à la conservation conventionnelle se profile par les modèles de modes de vie alternatifs et de nouvelles ruralités, par exemple le « bien-vivre » qu’aborde Hall, la décroissance, mais aussi des écovillages ou des villes en transition où sont promues l’agroécologie et la permaculture. Les préoccupations liées à ces modèles ne s’inscrivent pas dans les canons de la conservation environnementale internationale et étatique et sont porteuses d’un souci de la nature qui diffère du naturalisme occidental moderne (Acosta 2008 ; Ploeg 2008 ; Veteto et Lockyer 2008 ; Latouche 2010 ; Kallis 2011 ; Martínez-Alier 2012 ; Lockyer et Veteto 2013 ; Roseman, Prado Conde et Pereiro Pérez 2013 ; Abraham, Levy et Marion 2015 ; Beau-Ferron 2015 ; Paulson 2017 ; Rosset et Altieri 2017 ; Pinton 2019).
Dans leur article, DeVore, Hirsch et Paulson présentent le cas de l’occupation de territoires par des communautés de squatters au Brésil, dont le statut est le résultat de rapports socioenvironnementaux iniques issus de la colonisation. Ces habitants proposent aujourd’hui de redéfinir leur lien avec la nature par un modèle de cohabitation et un engagement pour sa protection au moyen d’une production agroforestière originale. Ces habitants sont intéressés, certes, par l’apport économique et alimentaire que leur procure cette production, mais pas uniquement, car ils développent aussi des cultures qui sont destinées à d’autres usages, tels que l’alimentation de la faune, favorisant les échanges entre différentes dimensions de la nature et de la société. Cette mise en valeur propose des rapports sociaux qui s’éloignent des codes rigides des valeurs héritées du colonialisme et un nouveau modèle de cohabitation et de collaboration avec la nature. L’exemple des producteurs québécois du Bas-Saint-Laurent analysé par Doyon va dans le même sens. Ces producteurs envisagent leurs activités et leurs relations à la nature dans une perspective qui intègre la complexité des paysages par une écologisation et une territorialisation des pratiques, une éthique socioenvironnementale de protection et un engagement social. Ces éthiques environnementales sont aussi présentes chez les habitants de la forêt lacandone mexicaine et chez les Kanak, mobilisant une intendance qui fait siennes des pratiques de mise en valeur et d’aggradation de la biodiversité.
La remise en question d’un modèle conventionnel d’occupation et d’intendance de l’environnement et du territoire est aussi abordée par Wagner et Taylor avec l’exemple du bassin versant du fleuve Columbia en Colombie-Britannique. Les peuples autochtones, les agriculteurs et les environnementalistes s’organisent pour former un mouvement de démocratie participative afin de restaurer le bassin versant, qui a été transformé et dégradé au cours des dernières décennies. Le modèle d’intendance proposé par ce mouvement émergent est radicalement différent de la gouvernance conventionnelle et implique des relations à repenser avec (et entre) la nature et les humains.
L’objet commun des articles réunis dans ce numéro est d’examiner de façon critique nos relations à l’environnement ainsi qu’aux institutions — étatiques et économiques, notamment — qui les régissent, et d’analyser les voies alternatives explorées par les intendances et les engagements environnementaux mis de l’avant par différents acteurs sociaux. Ces articles contribuent à une anthropologie de la conservation environnementale renouvelée en en interrogeant les définitions, les acteurs et les cadres. À ce moment de notre histoire environnementale, où les signaux nous alertant d’une crise planétaire s’intensifient, il nous apparaît important de nous pencher sur ces formes de conservation « alternatives » et d’en saisir la portée.
Parties annexes
Notes
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[1]
Le terme intendance est généralement celui utilisé pour traduire le mot stewardship. Nous l’entendons dans ce texte de présentation et dans ce numéro dans un sens plus large que celui auquel il réfère strictement en français pour y inclure une éthique environnementale de protection qui engage des actions de soins, par le biais desquelles les acteurs sont les gardiens ou les protecteurs de l’environnement.
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[2]
Dans ce numéro, nous avons traduit le concept de « fortress conservation » par « sanctuarisation de la nature ».
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[3]
Conformément à l’usage officiel, depuis 1998, les noms et adjectifs des nations autochtones Kanak sont invariables en genre et en nombre (Trépied B., 2010, Une mairie dans la France coloniale. Koné, Nouvelle-Calédonie. Paris, Éditions Karthala, 392 p.).
Références
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