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Ghislaine Gallenga — Dans un entretien (Mouchenik 2018), vous expliquez votre parcours et votre vocation d’anthropologue spécialiste de l’Afrique comme une série de glissements progressifs. Pourriez-vous nous décrire ici le cheminement qui vous a conduit à travailler sur les questions liées à la bureaucratie et à la corruption ?

Jean-Pierre Olivier de Sardan — Après des travaux menés au Niger sur des objets plus classiques (relevant de l’anthropologie économique, sociale, politique, ainsi que d’une approche sémiologique [consulter, par exemple, Olivier de Sardan 1982, 1984]), j’ai travaillé à partir du début des années 1980 dans le domaine de l’anthropologie du développement parce que les projets de développement étaient omniprésents dans les villages sahéliens et qu’il me semblait absurde de ne pas les prendre en compte. À cette époque, les anthropologues des courants dominants en France, au CNRS, à l’EHESS ou dans les universités, ne considéraient pas que c’était là des sujets dignes d’attention et les reléguaient dans le champ mal considéré de « l’anthropologie appliquée ». Il s’agissait pourtant d’une « anthropologie fondamentale du développement » que nous avons été plusieurs en Europe à développer (Elwert et Bierschenk 1988 ; Olivier de Sardan 1995). Cela nous a amenés à étudier le clientélisme politique ou la corruption au sein des administrations.

En effet, la dépendance à l’aide, la redistribution de la « rente de l’aide », la création d’enclaves privilégiées (les « projets »), sont des facteurs importants de corruption. En particulier, le recrutement des meilleurs cadres africains par les projets, les agences de développement, les organisations internationales et les ONG, qui aboutit à une variété « développementiste » de la fuite des cerveaux, contraste avec le dénuement, les dysfonctionnements et parfois l’abandon qui caractérisent la situation des autres cadres (souvent les promotionnaires des premiers) restés dans la fonction publique. Par ailleurs, de plus en plus, les interventions en développement se sont imbriquées dans les administrations locales, soit sous des formes dérogatoires (unités de gestion de projet, points focaux) soit en s’appuyant sur les services de l’État eux-mêmes ou en se donnant pour objectif de les améliorer (comme dans le domaine de la santé, de la justice ou de l’éducation).

D’une certaine façon, séparer les politiques dites de développement des autres formes de politiques publiques en Afrique n’a plus de sens : les institutions de développement sont simplement des producteurs de politiques publiques assez particuliers, politiques élaborées par des experts extérieurs et financées par des bailleurs de fonds extérieurs, mais validées par les gouvernements africains et de plus en plus greffées sur les politiques nationales et les administrations locales, souvent combinées avec elles, parfois coproduites. J’ai aussi beaucoup travaillé dans le domaine de la santé, qui est symptomatique de ces évolutions.

Après avoir mené des enquêtes sur les représentations populaires et les guérisseurs (thème classique de l’anthropologie de la santé, mais que nous avons tenté d’aborder sans préjugés traditionalistes et culturalistes), Yannick Jaffré et moi-même nous sommes intéressés aux (mauvaises) relations soignants-soignés et à l’organisation des soins – où, bien sûr, la corruption ou le favoritisme interviennent de façon importante (Jaffré et Olivier de Sardan 2003). Puis, dans le cadre du LASDEL (Laboratoire d’études et de recherche sur les dynamiques sociales et le développement local ; voir www.lasdel.net), j’ai développé des programmes de recherche sur le système de santé nigérien, son fonctionnement quotidien, les politiques de santé (comme la gratuité des soins), la gestion des ressources humaines, la « fuite des cerveaux » vers la santé publique. En fait, on retrouve chez les médecins, les infirmiers, les sages-femmes, de nombreux points communs avec les douaniers, les instituteurs ou les greffiers (interventionnisme, échange généralisé de faveurs, absentéisme, multiredevabilité, arrangements et paiements informels, double langage, etc.). En ce qui a trait aux services publics, nous avions déjà remarqué l’existence de ces facteurs transversaux dans le programme de recherche mené avec Giorgio Blundo sur la corruption au quotidien dans trois pays (Blundo et Olivier de Sardan 2007). C’est donc assez logiquement que, petit pas après petit pas, et grâce à diverses collaborations et aux travaux menés par les chercheurs du LASDEL, j’en suis venu à une anthropologie des services publics et des bureaucraties, ce dont témoignent les ouvrages que j’ai codirigés respectivement avec Thomas Bierschenk et Tom de Herdt (Bierschenk et Olivier de Sardan 2014 ; De Herdt et Olivier de Sardan 2015).

G. G.  En quoi diriez-vous que vos observations et vos réflexions, qui vous ont notamment conduit à développer le concept de « normes pratiques », sont transposables depuis le contexte de l’Afrique, et plus particulièrement du Niger, jusqu’au reste du monde ? Comment généraliser, à l’Europe ou aux Amériques par exemple, l’importance d’occuper, symboliquement ou non, la place de colonisateur ou de colonisé dans la perception et les pratiques du service public ou de la gestion du bien commun ? En quoi le contexte africain se singularise-t-il dans l’approche de la notion universelle de « service public » ou, au contraire, est-il exemplaire dans la compréhension de ce concept à l’échelle mondiale ?

J.-P. O. de S.  Il est vite apparu que le terme de corruption avait de nombreuses limites : [il est] trop normatif, avec des frontières poreuses et ne recouvrant qu’une petite partie des pratiques « non observantes », autrement dit qui s’éloignent des normes professionnelles, déontologiques ou légales prescrites par les institutions publiques, et qui peuvent être perçues comme « positives » ou « négatives » selon les cas et selon les positions. Ces pratiques non observantes, qui sont la routine des services publics en Afrique, ne sont pas anecdotiques ou idiosyncrasiques : elles sont régulées, prévisibles, habituelles. Ce sont ces régulations implicites, latentes, que j’ai appelées « normes pratiques », par contraste avec les normes officielles ou professionnelles, mais aussi avec les normes sociales, qui sont les unes et les autres explicites, publiques, enseignées (Olivier de Sardan 2015). Les « codes » informels qui régissent les transactions corruptives (on ne donne pas n’importe comment un billet à un policier qui vous arrête pour défaut de clignotant ou une commission à un chef de service qui vous fait profiter d’un marché public) sont ainsi placés dans un ensemble plus vaste de « codes » informels, où l’on retrouve, entre autres, les pratiques absentéistes, les relations clientélistes, l’échange généralisé de faveurs, l’usage des marges de manoeuvre discrétionnaires, l’absence de sanctions, l’extension maximale des privilèges de fonction, le mépris pour les usagers anonymes, mais aussi les mille et une formes de « débrouille » face à la pénurie ou au dénuement (les pratiques « palliatives »).

Les pratiques non observantes ne sont pas spécifiques à l’Afrique. Elles ont d’ailleurs été depuis longtemps observées dans les pays industrialisés, comme aux États-Unis, avec Lipsky, qui mettait l’accent sur le pouvoir discrétionnaire des « street-level-bureaucrats » (Lipsky 1980). Mais, en Afrique, les écarts à la norme officielle sont plus vastes, plus quotidiens et plus généralisés que dans, par exemple, les pays européens. Les nombreuses études menées au Nord sont souvent enfermées dans des genres spécialisés qui ne communiquent pas entre eux : études sur la corruption, études sur les entreprises, études sur les systèmes de santé, études sur les administrations... Le concept de « normes pratiques », élaboré dans des contextes africains, peut donc être avec profit exporté pour des analyses au Nord, où il peut apporter une vision plus transversale des pratiques non observantes et induire de nouvelles recherches sur les régulations de ces dernières. Il n’y a pas de différences de nature entre les processus sociaux à l’oeuvre au Nord et à l’oeuvre au Sud, mais des différences d’ampleur et de « style », liées à l’infinie variété des contextes, et pas non plus de différences méthodologiques importantes dans la façon de les appréhender, mais des préférences dans les outils ou les concepts, là aussi en fonction de la variété des contextes.

G. G.  En tant que spécialiste de l’épistémologie et de la méthodologie des sciences sociales qualitatives, quels conseils donneriez-vous aux chercheurs désireux d’étudier, plus particulièrement d’un point de vue socioanthropologique, les services publics ?

J.-P. O. de S.  L’analyse empirique d’un service public s’inscrit tout d’abord dans la tradition méthodologique de l’anthropologie : insertion prolongée et observation participante, entretiens et conversations, observations ciblées, études de cas… La maxime célèbre de l’anthropologie exotique d’antan — voir le monde du point de vue de l’indigène — s’applique aussi ici, à condition de considérer les agents publics ou les usagers ou successivement les uns et les autres comme étant les indigènes. Mais cela implique aussi le recours à des concepts exploratoires, développés par l’anthropologie du développement pour appréhender la diversité des acteurs, tels que « groupe stratégique ». L’anthropologue doit s’efforcer de comprendre la logique des divers groupes stratégiques impliqués, à l’intérieur du service public comme en dehors. Enfin, l’anthropologie des services publics doit reprendre l’héritage de la sociologie et de l’anthropologie des organisations : un service public n’est jamais qu’un type particulier d’organisation, avec ses règles du jeu, sa hiérarchie, ses conflits de pouvoir, ses marges de manoeuvre, ses routines, ses normes pratiques.

G. G.  Entendue comme porte d’entrée sur ces problématiques, en quoi la corruption nous renseigne-t-elle, selon vous, sur les théories du commun ?

J.-P. O. de S.  La corruption est un des modes de relation entre les agents publics et les usagers, entre les agents publics et les politiciens, entre les agents publics et les opérateurs économiques, et entre les agents publics entre eux. Elle a été, à travers la corruption électorale et la mainmise des commerçants sur les partis politiques, un des facteurs des échecs des régimes démocratiques en Afrique. Elle est généralement perçue comme une prévalence d’intérêts particuliers aux dépens de l’intérêt général ou comme relevant d’une stratégie du « passager clandestin » bien connue des économistes. C’est en cela qu’elle peut prendre place dans une perspective des communs, mais les théories des communs me semblent constituer un sous-ensemble interprétatif de l’anthropologie des services publics plutôt qu’un champ de recherche en soi.

Je pense que les notions de « services publics » ou de « bureaucraties étatiques » impliquent deux dimensions analytiques fondamentales : d’une part, l’étude, assez classique désormais, des formes de domination incorporées dans ces institutions ; d’autre part, l’étude, encore insuffisante, des formes et modes de délivrance des services qui sont perçus comme d’intérêt général par les usagers. La corruption est d’ailleurs aussi parfois perçue inversement comme une facilitation des échanges dans des contextes d’excès de normes rigides, comme une « huile » dans les rouages bureaucratiques. Parfois, aussi, elle peut relever de normes pratiques « palliatives » et même concourir à la prestation d’un service (Blundo 2015).

G. G.  De votre point de vue, que peut apporter de nos jours l’anthropologie aux théories de l’État, du commun et du service public en comparaison d’autres sciences, comme la science politique, par exemple, dont ces mêmes théories constituent un objet historique ? Quel regard portez-vous sur les théories du New Public Management ?

J.-P. O. de S.  L’anthropologie de l’État et des services publics est très proche, dans ses questions de recherche, de la science politique. Sa spécificité a résidé longtemps dans l’usage des méthodes qualitatives relevant de l’enquête prolongée de terrain, peu pratiquée auparavant par les politistes. Mais la frontière s’abolit de plus en plus dans la mesure où, désormais, au moins dans le champ africaniste, beaucoup de politistes font des recherches de terrain solides. Le New Public Management est un bon exemple, car il est devenu impossible de travailler sur les services publics, quelle que soit la discipline de départ, sans prendre en compte non seulement les théories du New Public Management, mais aussi ses pratiques. À cet égard, le New Public Management peut être analysé comme un nouvel idéal-type de la bureaucratie moderne, à côté de l’idéal-type wébérien de la bureaucratie classique du début du 20e siècle, mais aussi à côté de l’idéal-type de la bureaucratie coloniale ou de l’idéal-type de la bureaucratie communiste. On retrouve en Afrique des formes concrètes de bureaucratie qui évoquent ces divers idéaux-types : elles se sont « empilées » (Bierschenk 2014) au fil des années et coexistent encore aujourd’hui.

G. G.  Quels liens faites-vous, au regard des théories actuelles, entre bureaucratie et démocratie ou entre service public et commun ? Quelle serait, de ce point de vue, la place des ONG ? Ces dernières sont-elles là pour pallier le manque de l’État ? Comment se présente ici l’articulation entre les secteurs public et privé ? Existe-t-il une articulation entre l’idée de « bonne gouvernance » et les ONG ?

J.-P. O. de S.  Les bureaucraties contemporaines sont nécessaires à la démocratie, mais aussi aux autres formes de régimes (dictatures, démocratures, régimes postcommunistes). Il est frappant de voir comment, en Chine, aujourd’hui, les reliquats de la bureaucratie communiste se combinent facilement avec les éléments du New Public Management sous forme d’une gouvernance par les nombres et les indicateurs quantitatifs (le benchmarking prenant sans rupture majeure la suite du Gosplan). Les ONG n’échappent pas à ce processus de bureaucratisation mondialisée (voir Hibou 2012), dans la mesure où elles sont le plus souvent des sous-traitantes des institutions et agences de développement : elles sont soumises à leurs procédures financières, aux exigences du cadre logique (Giovalucci et Olivier de Sardan 2009) et à la généralisation de la culture des audits (Strathern 2000). Le partenariat institutions de développement-ONG se combine aisément avec le partenariat public-privé (PPP), qui est une des formes typiques du New Public Management.

G. G.  Dans le contexte africain plus spécifiquement, quel rôle les services publics ont-ils à jouer dans la résolution des questions qui semblent déborder les compétences des seuls États, comme celles liées au sida ou à la sorcellerie, par exemple ? Comment concevez-vous l’articulation entre anthropologie fondamentale et anthropologie appliquée de sorte qu’elle puisse apporter des réponses aux enjeux globaux actuels comme les crises écologiques ou migratoires ?

J.-P. O. de S.  Les services publics, dans la mesure où ils proposent des services d’intérêt général, font l’objet d’une grande demande sociale en Afrique et leur délabrement fréquent est à l’origine d’une forte nostalgie du passé (crédité d’un meilleur fonctionnement de ces services publics) et d’une critique généralisée des élites au pouvoir (à qui on impute non sans raison les dysfonctionnements actuels majeurs de l’école, du domaine de la santé, de la sécurité, de la justice). Cette crise des services publics en Afrique est très largement perçue comme une crise de la démocratie, qui s’est révélée incapable de mettre fin à la corruption, au régime des prébendes et au règne du favoritisme (elle les a même accélérés), et incapable de faire valoir l’intérêt général. La défaillance des services publics, associée à l’échec de la gouvernance démocratique, alimente les courants fondamentalistes.

Dans une telle situation, poser de bons diagnostics de la situation est une première étape nécessaire face à la langue de bois des gouvernements et partis au pouvoir, aux programmes et injonctions irréalistes des institutions de développement, et aux dogmes et à la naïveté de beaucoup d’ONG. Le rôle de l’anthropologie des services publics est majeur en ce qu’elle permet de mettre à jour les écarts entre les discours et les pratiques, entre les politiques publiques sur le papier et ces politiques dans la réalité, entre les normes officielles et les normes pratiques, entre les modèles standardisés et leurs contextes de mise en oeuvre, et donc de proposer des analyses fines, documentées et irrécusables de la situation. Nos recherches sont autant de rappels au réel, voire parfois de signaux d’alerte, car elles mettent en évidence les logiques et stratégies des acteurs, qui sont sous-estimées, voire ignorées par les concepteurs des politiques publiques : par là même elles contribuent à donner des outils et des perspectives aux réformateurs de l’intérieur (les cadres nationaux, les fonctionnaires eux-mêmes, les usagers), dont nous nous efforçons qu’ils soient les destinataires privilégiés de nos résultats, dans la mesure où les réformateurs de l’extérieur (les experts internationaux et les acteurs de la « configuration développementiste ») sont fort peu efficaces, quelles que soient leurs compétences et leur bonne volonté. Participer ainsi à améliorer la qualité des services fournis aux usagers me paraît être une ambition réaliste pour les chercheurs. En effet, l’amélioration de la qualité des services publics est non seulement une revendication générale des populations, mais c’est aussi, me semble-t-il, une précondition de toute entreprise plus vaste de solution des crises majeures de l’Afrique : crise de gouvernance, crise écologique, crise migratoire. Paradoxalement, une recherche « fondamentale » sur ces questions, diffusée auprès des acteurs stratégiques (réformateurs de l’intérieur), est sans doute plus à même de contribuer à des réformes effectives qu’une recherche dite appliquée, c’est-à-dire assujettie à des termes de référence définis par les institutions commanditaires (réformateurs de l’extérieur). C’est en tous cas une leçon que je tire de l’expérience collective du LASDEL au Niger.

G. G.  Dans les thématiques qui ont été abordées ici, y a-t-il des dimensions essentielles, selon vous, qui n’auraient pas été évoquées et auxquelles vous souhaiteriez donner un éclairage particulier ?

J.-P. O. de S.  L’obsession quantificatrice dans le domaine des politiques publiques et des services publics, qui atteint maintenant aussi l’Afrique, renforcée par les techniques du New Public Management, entraîne une focalisation quasi exclusive sur l’atteinte des objectifs fixés et les résultats attendus. Or, notre expérience de trente années de recherches sur les projets de développement et les services publics en Afrique montre que les aspects les plus décisifs dans la mise en oeuvre des politiques publiques, des projets de développement ou des réformes des administrations relèvent au contraire des résultats inattendus. Seules les méthodes qualitatives peuvent documenter ces résultats inattendus et ces écarts dans la mise en oeuvre (implementation gaps), qui sont l’effet des logiques d’action et des stratégies des acteurs concernés (agents et usagers des services publics), lesquelles relèvent bien souvent de la ruse, du détournement, du refus déguisé, du bricolage, autrement dit des normes pratiques. Au-delà du célèbre triptyque d’Hirschman sur les trois modes de réaction face aux autorités publiques (Exit, Voice and Loyalty ; Hirschman 1970), c’est un quatrième mode qui est prévalent : le contournement (cunning), en particulier dans les pays dépendant de l’aide extérieure, dont chacun veut avoir sa part et souhaite qu’elle se prolonge et s’accroisse. Ce contournement des normes publiques s’exprime entre autres par le double langage (acquiescement dans les discours publics, critique dans les discours privés) et par des comportements « non observants ». L’enquête de type anthropologique privilégie justement les discours privés, ainsi que l’observation des pratiques in situ.