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Introduction

Dans la perspective développée récemment par l’ouvrage fondamental de Pierre Dardot et Christian Laval, Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (2014), la revendication multidimensionnelle au « commun », qui comprend tout à la fois des pratiques collectives, des décisions politiques et des réflexions théoriques, se trouve engagée sur deux fronts. D’un côté, le commun suppose une résistance active contre la marchandisation du monde, cette privatisation croissante de ressources tant matérielles (terre, eau, forêts, animaux, etc.) qu’immatérielles (données, musique, artisanat, symboles), tant mondiales que locales, jugées indispensables à la survie de l’humanité entière ou d’une portion de l’humanité (une communauté vivant dans un espace circonscrit), dans le cadre d’un arraisonnement capitaliste du monde qui favorise la toute-puissance des grandes firmes multinationales désormais capables d’imposer leur volonté aux peuples et aux États. Mais, d’un autre côté, le commun comme activité démocratique invite à lutter contre le monopole de la violence légitime dévolu aux États et contre le contrôle bureaucratique et policier qui en est la conséquence : loin d’être des remparts contre l’hégémonie du capitalisme financier, les États lui serviraient en réalité de paravent, entérinant les logiques néolibérales et les mesures d’austérité tout en réprimant les contestations sociales émergentes. Devrait alors se dessiner une « troisième voie » – ni marché ni État –, une « société du commun » pensée comme la construction d’une fédération mondiale des communs qui permettrait d’instaurer une démocratie radicale, synonyme d’autogouvernement, d’extension des droits d’usage collectif et d’émancipation individuelle.

Cette contribution vise à interroger les soubassements théoriques et la viabilité pratique de cette « sociopolitique du commun » énoncée par Dardot et Laval qui érige l’auto-institution en dispositif universel de la praxis associative afin de contourner les difficultés à assurer un service public sans recourir aux mécanismes institutionnels d’un État perçu comme vecteur de domination centralisée. Dans un bref préambule, nous évoquerons le contexte du débat, qui peut en partie éclairer les orientations épistémologiques et positions théoriques des auteurs, lesquels invitent à récuser toute pensée du commun en termes de copropriété (qui légitimerait in fine l’étatisation de biens et ressources) ou de coappartenance (qui déboucherait sur la référence à une « communauté » conçue de manière à être close et exclusive selon des caractéristiques prépolitiques, ethniques, culturelles, religieuses ou autres). Seront ensuite rappelées les principales propositions de Dardot et Laval érigeant le commun en véritable alternative politique à l’ordre actuel du monde par l’émergence de nouvelles formes démocratiques susceptibles de remplacer les normes d’appropriation privée (capitaliste) et publique (étatique). À partir de là, nous interrogerons certaines de ces « propositions politiques » (Dardot et Laval 2014 : 453), notamment la critique radicale de l’État qui cherche à « redonner au service public sa dimension de commun politique » (ibid. : 526) en substituant au Moloch bureaucratique un fédéralisme communaliste, suivant une inspiration proudhonienne. Enfin, nous envisagerons, pour conclure provisoirement cette amorce de dialogue, certaines pistes théoriques qui, à travers l’oeuvre du regretté sociologue et philosophe québécois Michel Freitag, entendent assumer les conditions de possibilité d’une autodétermination certes incarnée dans des institutions politiques, mais cherchant également toujours à s’ancrer dans l’imaginaire culturel-symbolique, linguistique et historique d’un peuple. Autrement dit, nous chercherons à penser une liberté concrète qui ne saurait négliger la dialectique nécessaire de l’émancipation et de l’enracinement à l’oeuvre dans tout destin collectif.

Préambule : le commun contre la communauté

« (Re)penser une sociologie du commun », selon le titre d'un article du sociologue Pierre-Marie David, impose un questionnement indissociablement épistémologique, théorique et normatif. En effet, la réflexion des sciences sociales s’avère traversée de plus en plus explicitement par une crise des concepts, d’inspiration clairement nominaliste (dite postmoderne, selon l’étiquette qui désigne cette tendance à la fois englobante et interdisciplinaire), au sens où toute désignation collective (« société », « communauté », « nation », « peuple », « classe », « culture », etc.) semble, d’emblée, suspectée de véhiculer une ontologie fallacieuse, une méthode excessivement objectivante à tonalité positiviste ainsi que des effets sociopolitiques pervers de clôture, d’unification et d’homogénéisation (Vibert 2015). On pourrait certes affirmer que cette remise en cause des catégories fondamentales proposées par les sciences sociales fait partie de leur développement de façon constitutive, à titre de réflexivité permanente sur leurs moyens de connaissance et de preuve, mais il n’en reste pas moins que la tendance semble s’être sensiblement accélérée ces trente dernières années, à l’aune d’une « seconde crise de la modernité » (Wagner 1996), qui fait de la construction sociale de toute identité le postulat apparemment indépassable de l’analyse socioanthropologique et politique. Dans son acception générale, l’expression « construction sociale » fait dorénavant uniment référence à une posture critique visant à dévoiler les mécanismes de domination dans leur arbitraire abusivement naturalisé, et faire apparaître ainsi la violence symbolique logée au coeur de tout arrangement institutionnel, dès lors frappé d’illégitimité. L’expression, de prime abord épistémologique, constitue donc bel et bien une arme rhétorique, obéissant à des finalités politiques qui laissent souvent dans l’ombre – et c’est là, pourtant, le minimum à attendre d’un programme théorique aussi ambitieux – des questions aussi centrales que le rapport entre connaissance, discours et réalité ; le fondement symbolique du social ; le lien entre théorie et pratique ; ou encore et surtout le problème de la nature tout aussi « construite » des catégories critiques servant à déconstruire l’idéologie dominante.

On concevra donc sans peine que nulle théorie sociologique ne puisse aujourd’hui s’énoncer sans récuser de façon péremptoire et répétée les affres de l’essentialisation, toujours prompte à ressurgir à l’usage de la moindre catégorie collective. Que l’on pense aux destins contemporains de notions aussi ordinaires que « société », « communauté », « culture » ou « classe sociale », considérées durant plus d’un siècle comme prémisses de tout énoncé socioanthropologique, et l’on s’apercevra que la validité de leur emploi ne réside plus que dans le recours aux guillemets, censés faire apparaître clairement au lecteur combien ces quasi-concepts appauvriraient, du fait de leur caractère réducteur, la diversité foisonnante du réel, l’effervescence créatrice, la circulation ininterrompue des flux et l’hybridité sous-jacente de toute chose. Si la société n’existe plus, si la communauté est introuvable, si la classe sociale a disparu et si toute culture est une invention, que devient le « sujet » individuel émergeant de la désagrégation de ses appartenances substantielles ? À la suite des ébranlements successifs de la subjectivité rationnelle moderne par la mise au jour de ses aliénations multiples (Marx), de ses dispositions vitales et instinctuelles (Nietzsche) et de son soubassement inconscient (Freud), sa mort, qui était – semble-t-il – imminente pour le structuralisme, n’a cependant pas eu lieu. Certes, on peut en retrouver des stigmates dans les descriptions récurrentes de son émiettement, de sa fragmentation, de son métissage, mais le sujet est encore là, et il est toujours appelé par les sciences sociales et normatives à s’émanciper, à recouvrer du pouvoir (empowerment), que ce soit à l’égard des normes dominantes, des assignations identitaires (morales, sexuelles, ethniques, raciales, culturelles) ou de l’oppression capitaliste ; bref, à « mettre en cause un régime épistémologique/ontologique » (Butler) qui l’enserrerait dans son intolérable carcan.

D’une certaine façon, les multiples approches se réclamant aujourd’hui d’une sociopolitique du « commun » s’inscrivent dans le sillage de ce nouvel horizon indépassable des sciences sociales, lesquelles entendent subvertir les catégories sociologiques de l’intérieur pour les désamorcer et ainsi les faire « penser contre elles-mêmes », selon une réflexivité attentive aux potentialités naturalisantes du langage. Le rejet résolu des sociologies de la communauté (depuis Tönnies, Durkheim et Weber, jusqu’aux community studies et autres courants communautariens), énoncé à partir de ce nouveau paradigme, invite à réfléchir sur le « commun » qui s’y trouvait chaque fois décrit, pensé, normé, puisque la communauté désignait tant le fait d’être en commun (la solidarité) que ce qui se trouvait mis en commun (un ou des « biens communs »), ainsi que le groupe ou l’institution qui partageait ce commun (une identité collective). En d’autres mots, toute socioanthropologie de la communauté devrait s’engager minimalement à étudier et comprendre trois dimensions : un mode de relation, un contenu symbolique (à la fois idéel et matériel) et une forme sociale.

Or, la réflexion sur le « commun » de Dardot et Laval revendique une rupture explicite avec les travaux classiques sur la communauté, cette dernière se retrouvant définitivement estampillée par un mode « archaïque » de socialité :

Ce qui fait « communauté », selon le sens classique du terme, ne relève pas d’une activité choisie mais d’une assignation involontaire à un ensemble structuré et hiérarchisé de sujets parfois reliés les uns aux autres par des liens de parenté, partageant des croyances et des moeurs identiques, communiant dans des souvenirs et des traditions communes.

Laval 2016 : n. p.

Cette thèse unilatérale et réductionniste s’avère pourtant loin d’être historiquement exacte (Vibert 2016) : tant chez les pères fondateurs « continentaux » que dans les courants anglo-saxons, la notion de « communauté » et les types de relations qui lui étaient attachés (sentiment, émotion, morale, tradition) sont, paradoxalement et de prime abord, devenus toujours plus constitutifs de (et nécessaires à) la modernité libérale naissante, comme aspiration consciente et idéal de réforme. Plus encore, la critique sociologique de la modernité individualiste et capitaliste a souvent débouché sur une assomption conceptuelle de la communauté, celle-ci incarnant progressivement un type d’unité qui, non plus inconscient et spontané mais réfléchi et volontaire, permettrait de modérer la désagrégation sociale induite par la rationalisation froide des comportements et des institutions. L’espérance en un certain « socialisme communautaire » chez Tönnies et Durkheim (Callegaro 2015) ou l’analyse wébérienne de la communalisation moderne (sous forme nationale ou ethnique) traduit, par différents aspects, cette tentative de conjuguer les progrès en termes de libertés et droits subjectifs avec le maintien d’une unité de la société, qui reste irréductible aux seuls intérêts égoïstes et aux rapports contractuels — d’où l’insistance de la sociologie empiriste à ses débuts sur ces formes modernes de communauté (les syndicats, les corporations professionnelles ou encore les quartiers urbains et les groupes ethniques avec l’École de Chicago) aptes à socialiser et moraliser l’individu au sein d’appartenances partielles mais agissant comme vecteurs essentiels de l’intégration sociale.

A contrario, les thèses de Dardot et Laval semblent à cet égard reprendre une bonne part des critiques philosophiques de la « communauté » (notamment par les références aux travaux de Nancy et Esposito[1]) consistant à récuser toute velléité d’« essentialisme », naturalisme ou substantialisme – termes péjoratifs utilisés comme synonymes – dans la définition même du « commun », envisagé pour faire pièce à la privatisation du monde encouragée par la mondialisation néolibérale. Depuis la Seconde Guerre mondiale, en effet, il n’est pas d’étude qui ne mette en garde contre le danger d’essentialisation de la communauté et c’est bien la philosophie (et notamment la French theory à la source du postmodernisme nord-américain), en une réflexion plus abstraite et moins touchée par les nécessités de la description empirique, qui a le mieux formalisé cette orientation : la communauté débarrassée de ses défroques substantielles ne peut plus être que « désoeuvrée » (Nancy), « à venir » (Agamben), « inavouable » (Blanchot), un « lieu vide » (Raulet et Vaysse), voire un « rien en commun » (Esposito). Imaginée, rêvée, exposée ou idéalisée, elle n’est, à son acmé réelle, rien d’autre qu’un récit, un discours mythifié de l’origine : « Ils n’étaient pas rassemblés avant le récit, c’est la récitation qui les rassemble » (Nancy 1986 : 110).

On retrouve une idée semblable au fondement de la sociopolitique du commun chez Dardot et Laval : « aucune appartenance – l’ethnie, la nation ou l’humanité, etc. – ne peut constituer en elle-même le fondement de l’obligation politique », car celle-ci « procède entièrement de l’agir commun, elle tire toute sa force de l’engagement pratique liant tous ceux qui ont élaboré ensemble des règles de leur activité » (Dardot et Laval 2014 : 580). Volonté, engagement, décision : n’y a-t-il pas là une réduction du « social », en sa dimension totalisante, à une coordination a posteriori des subjectivités agissantes ? Nous verrons que cette valorisation ontologique de la pratique subjective n’est pas sans lien avec la destitution par les auteurs de l’État comme « bien commun », par-delà les « mises en commun » toujours partielles, provisoires et contradictoires issues de la société civile.

De l’État-nation à la fédération de communs mondiaux

Chez Sartre, l’État est compris « comme la vérité ultime de l’institution » (ibid. : 415). Dardot et Laval, pour leur part, se demandent plutôt s’il est « possible de penser l’institution autrement que dans la détermination de l’autorité et de la souveraineté » (ibid.). Comment un groupe peut-il se saisir lui-même « autrement qu’à travers l’unité d’un souverain » (ibid.) ?

Suivant Cornelius Castoriadis, les auteurs adoptent le concept de « praxis instituante ». Ils admettent que la création institutionnelle se fait toujours sous la contrainte, dans le domaine social-historique, d’un institué qui préexiste à la création instituante. Dans la pensée classique, la puissance constituante, qui veut fonder un pouvoir souverain, a besoin d’en référer à un sujet historique (la nation, le peuple). À l’opposé, pour Dardot et Laval, l’institué conditionne l’institution mais « ne la détermine pas » (ibid. : 433)[2] : la praxis instituante « ne peut relever de l’exercice d’un pouvoir constituant, pas même d’un “micropouvoir constituant” […] : elle n’a pas la majesté d’un acte solennel de fondation et elle n’a pas besoin d’un sujet qui lui préexisterait » (ibid. : 441). C’est donc dire que l’acte de création instituante, s’il se fait certes dans des conditions héritées qui jouent sur les circonstances et paramètres de son action, n’est pourtant aucunement déterminé par ces conditions social-historiques, ne dépend d’aucune façon d’un sujet national ou d’un peuple préexistants, et ne vise alors jamais à établir une autorité souveraine. La praxis instituante « produit son propre sujet […] elle est autoproduction d’un sujet collectif dans et par la coproduction continuée de règles de droit » (ibid. : 445) et d’institutions. C’est donc dire que sujet, d’un côté, et normes et institutions objectivées, de l’autre, sont produits ou définis concomitamment par l’acte d’instituer du commun. Celui-ci est une forme d’autogouvernement qui se met en place au moment où un acte instituant désigne un commun et les sujets qui y coparticiperont. Cet acte ne peut être raccordé à une appartenance préalable (à un peuple, une nation ou un État national), mais s’accomplit localement, pragmatiquement. On peut seulement, par la suite, imaginer une coordination des différents communs suivant le principe du fédéralisme : ce n’est pas le repli derrière les « murailles de l’État national » (ibid. : 460) qui s’impose comme la réelle alternative au cosmocapitalisme (ibid. : 461), mais la fédération mondiale des communs.

En effet, selon Dardot et Laval :

[Si l’on attend le] réveil de l’esprit républicain dans un cadre national […] on risque fort, en suivant la pente de la ré-étatisation nationale, d’être débordé et emporté par le vaste mouvement réactif, nationaliste et xénophobe qui menace partout de se renforcer.

Ibid. : 544

Les auteurs proposent plutôt de penser une fédération de communs à extension cosmopolite, des communs socioéconomiques et des communs politiques « constitués selon une logique croissante d’intégration des territoires » (ibid. : 565) à partir de l’unité de base de la commune. À cette fédération correspondrait une « citoyenneté politique transnationale » (ibid. : 566) et non étatique, « dissociée de toute relation d’appartenance et des droits attachés à cette appartenance » : une citoyenneté pensée « en termes de pratiques » en vue d’user de droits reconnus, de défendre des droits menacés et de lutter pour obtenir de nouveaux droits (ibid. : 568).

L’effort intellectuel de la sociopolitique du commun présentée par Dardot et Laval consiste ainsi à désarrimer l’activité politique démocratique comme projet d’autonomie de son rapport historique avec une identité collective prédéterminée comme avec une forme institutionnelle verticale, dont le paradigme unitaire, depuis plus de deux siècles de modernité, est l’État-nation. En effet, contrairement à une partie importante de la gauche au XXe siècle qui, selon un processus soit révolutionnaire (le socialisme réellement existant) soit réformiste (l’État-providence), voyait en l’État un instrument de « socialisation » des rapports de production et d’échange apte à limiter (voire à supprimer) tant les écarts de richesse que les inégalités socioculturelles, Dardot et Laval s’engagent dans une critique sans équivoque du Léviathan moderne ; critique d’ailleurs double, puisqu’elle souligne à la fois son statut d’instance de domination en tant que détenteur du monopole de la violence légitime, imposant par le haut des codes et procédures administratives pour mieux récupérer les revendications et luttes sociales d’en bas, et à la fois son rôle dans l’arraisonnement du monde par le capitalisme, d’abord en favorisant l’apparition d’un marché intérieur au profit d’une bourgeoisie nationale, puis en se délestant volontairement dans le dernier demi-siècle de ses prérogatives souveraines au profit d’organisations mondialisées qui entérinent la circulation sans contrainte des flux de biens et services marchands. Suivant en cela les critiques « de gauche » énoncées par socialisme ou barbarie (Castoriadis, Lefort et les autres) à l’égard du « capitalisme d’État », Dardot et Laval considèrent à juste titre que l’expérience historique de la « propriété collective » – en fait étatique – des moyens de production n’a abouti qu’à une nouvelle forme de domination et de confiscation du pouvoir instituant et du commun, sous les traits d’une machine bureaucratique décidant des normes et contrôlant leur application.

En ce sens, « le principe du commun sous sa forme la plus pure [–] seule la coparticipation à la décision produit une coobligation dans l’exécution de la décision » (ibid. : 87) – se distingue foncièrement des diverses formes historiques de « communisme » successivement incarnées dans la « communauté de vie » des mystiques et des égalitaristes, dans « l’association libre des producteurs » qui évide le socioéconomique de toute dimension politique et plus encore dans le « communisme d’État » de type soviétique. De même, si Dardot et Laval récusent l’« économie politique des communs » actuellement existante, c’est parce que cette dernière reste encore largement prise dans les rets d’un dualisme simplificateur marché/État et que, tout occupée qu’elle soit à contester l’accaparement privé et marchand de ressources communes naturelles, elle ne peut qu’osciller entre un contractualisme associatif et libéral, d’une part, et, d’autre part, une revendication de règles et procédures étatiques pouvant limiter la commercialisation de certains biens. C’est essentiellement pour cette raison que le retour en grâce du paradigme des commons – à l’exemple des luttes sociales menées par les multiples mouvements Occupy ou la bataille de l’eau livrée par les populations souhaitant faire de son accès un droit fondamental – s’avère concomitant à la dénonciation de « l’immense transfert de biens et de capitaux de l’État au secteur privé » (ibid. : 98) favorisé par les politiques néolibérales et le « consensus de Washington » à partir des années 1980 :

Cession au privé des compagnies publiques de chemins de fer, des entreprises nationalisées des charbonnages, de la sidérurgie, des chantiers navals, de la production et distribution d’eau, de gaz et d’électricité, de la poste, du téléphone et de la télévision ; privatisation partielle des mécanismes d’assurance sociale, de la retraite, de l’enseignement supérieur, de l’éducation scolaire, de la santé ; introduction de mécanismes concurrentiels et de critères de rentabilité dans l’ensemble des services publics.

Ibid.

Le résultat de cette dynamique mondiale est bien connu : explosion des inégalités sociales, paupérisation des classes populaires et des classes moyennes, affaiblissement des mécanismes de redistribution, chômage de masse, austérité budgétaire, endettement privé et public, désaffiliation sociale, exacerbation des tensions ethniques et religieuses, marasme de l’éducation, crise des médiations sociopolitiques (partisanes et syndicales), etc.

Le commun peut-il vraiment évacuer l’État ?

Si le mouvement général de privatisation des ressources et des services est jugé par Dardot et Laval comme d’une importance considérable dans l’évolution funeste que connaissent les sociétés libérales démocratiques, ce n’est jamais un « retour en arrière » qui apparaît suggéré, sous la forme de renationalisations totales ou partielles, comme cela a pu d’ailleurs être le cas à propos des banques en faillite lors de la crise financière des subprimes en 2008. Au contraire, sous les auspices de deux auteurs anti-étatistes, Proudhon et Castoriadis, le commun comme « principe de transformation du social » (ibid. : 463) devrait mener à l’autogouvernement « anarchique » – au sens propre repris par Rancière, celui de l’absence d’arkhé – sans fondement autre qu’un agir collectif démocratique au présent, par lequel il s’agit d’instituer politiquement la société. Autogouvernement par principe de démocratie directe, de délibération permanente, de décision collective et de coobligation sanctionnée, le commun comme praxis instituante paraît uniquement devoir fonder et légitimer, par définition, des institutions communales. Si la démocratie sociale instituée par le commun repose sur la multiplication de « conseils » délibératifs à tous les niveaux de la vie sociale, ceux-ci seraient essentiellement de deux ordres : les unités de production (les entreprises) et les unités communales (les villes), interreliées en une « double fédération » qui politise tant l’activité économique que la résidence locale.

Si l’engagement dans ces deux organes inhérents au commun comme pratique collective se veut libre et contingent (le choix d’une profession et d’un lieu de résidence), il convient de noter qu’il relève cependant d’un parcours de vie évidemment déterminé par des circonstances et des contraintes familiales, éducatives, culturelles, etc., bref de formes d’enracinement et d’appartenance. Or, il y a, chez Dardot et Laval, une récusation de toute inscription dans un « donné » historique et sociologique. La valorisation du choix individuel comme prémisse à l’agir collectif entre évidemment en contradiction potentielle – comme toute théorie de la démocratie l’indique aisément – avec les décisions issues de la délibération collective. De même, à l’évidence, le mode « normal » de relation entre des collectifs (économiques ou locaux) conduit à de multiples occasions de désaccord, voire d’antagonisme. Or, en l’absence de tiers médiateur (rôle historiquement dévolu à l’État garant d’un bien commun conçu comme idéal régulateur du rapport social), aucune indication n’est donnée quant aux modalités institutionnelles qui sanctionnent le règlement de cette conflictualité. Le recours à la règle majoritaire, par exemple, serait-il envisageable, alors même que les frontières d’un « collectif » s’avèrent ouvertes, mouvantes, constamment redéfinies par l’activité même du groupe qui institue sa propre identité ? Il y a là, tout comme chez Proudhon, l’inspirateur principal de ce « fédéralisme radicalement non étatique » (ibid. : 558), un postulat de « mutualité parfaite » entre individu et collectif et entre les différents collectifs qui ressemble à s’y tromper à une « main invisible », une harmonie préétablie aboutissant magiquement au consensus.

Comment en effet ce système politique complet de gouvernement démocratique reposant sur le commun échapperait-il concrètement au « commandement étatique » ? Proudhon lui-même, afin de surmonter les effets délétères toujours possibles d’un dévoiement du « commun » (c’est-à-dire la défense par un collectif de son « intérêt particulier » et non du « bien commun », ces deux notions devenant même incertaines en l’absence de détermination du « tout » et des « parties »), signalait que la « Société » (il faut noter ici l’étonnante majuscule) devrait conserver un « droit de regard et de contrôle » (ibid. : 380). La contradiction apparaît patente : la « Société » qui avait disparu au profit des collectifs autogérés réapparaît divinement en tant que tiers politique et symbolique, sans que l’on sache exactement par quelles médiations « elle » affirme sa volonté et au nom de quelle réalité, puisque le peuple national censé la légitimer s’était évanoui en même temps qu’elle. Plus grave encore, le projet d’abolition de ce « nouveau Moloch » qu’est l’État semble chez Proudhon se briser sur le roc du réel, puisque dans le mouvement même par lequel il l’évacue sous sa forme existante (l’État politiquement autoritaire, économiquement libéral et culturellement national) il le réinstaure au niveau des « unités élémentaires indestructibles » que sont les villes, désormais implicitement érigées au rang de « cités-États », toujours potentiellement concurrentes, voire ennemies. En effet, au moment où Proudhon croit révoquer le principe de souveraineté étatique, celui-ci se trouve entièrement concédé aux « communes », considérées comme « groupes naturels » ou « organismes politiques ». Si celles-ci s’imbriquent effectivement dans un ensemble fédératif, elles n’en perdent aucunement leur « indépendance » et leur « souveraineté » (ibid. : 384). Dans la longue énumération que fait Proudhon de leurs prérogatives et compétences – que Dardot et Laval rappellent judicieusement –, on retrouve la totalité des pouvoirs régaliens définissant l’existence d’un État moderne classique : la commune :

[qui] est un être souverain [ayant] le droit de se gouverner elle-même, de s’administrer, de s’imposer des taxes, de disposer de ses propriétés et revenus, de créer pour sa jeunesse des écoles, d’y nommer des professeurs, de faire sa police, d’avoir sa gendarmerie et sa garde civique ; de nommer ses juges ; d’avoir ses journaux, ses réunions, ses sociétés particulières, ses entrepôts, sa mercuriale, sa banque, etc. 

Ibid. : 384

Plus encore, la cité, pour s’autogouverner, doit « se donner des lois », allant même jusqu’à édifier une religion civile puisqu’elle possède « son église, son culte, son clergé, librement élu ». À l’évidence, nul évanouissement de l’État dans cette proposition théorique, mais uniquement son transfert à un niveau local, ce qui ne conduit qu’à multiplier les rivalités et antagonismes, à moins d’imaginer que la simple proclamation du « principe fédératif » suffise à les faire disparaître comme par enchantement.

L’inspiration proudhonienne, attestée dans la défense d’un fédéralisme communal et cosmopolite à l’échelle mondiale – qui n’est pas sans susciter une profonde perplexité par l’utopisme irénique qui s’en dégage –, incite Dardot et Laval à entériner la liquidation possible de l’État alors même que les principes réels de médiation et de coordination au sein des collectifs et entre eux ne sont jamais abordés. Pour ainsi dire, leur perspective institutionnaliste se restreint à une affirmation formelle et abstraite d’institutions « qui favoriseraient la convergence des activités les plus diverses dans la direction du commun » (ibid. : 462), c’est-à-dire le droit d’usage des ressources nécessaires, l’émancipation des travailleurs, la réciprocité, la coopération et la mutualité. Au-delà de ces nobles intentions, il n’est guère aisé de se représenter la « démocratie sociale » concrète qui pourrait en ressortir. Pour Dardot et Laval, le principe du commun a été « historiquement dévoyé par l’État » social (ibid. : 506), puisque ce dernier a certes atténué les effets de la propriété privée, mais aurait en contrepartie renforcé la paix sociale au profit du capitalisme : « au fond de ce social étatique, il y a une négation du commun comme coactivité des membres de la société » (ibid. : 509). Alors, certes, reconnaissent-ils, « la dimension bureaucratique de la gestion du social est sans doute pour une part inévitable » (ibid. : 511), mais cette réalité de fait n’aurait aucune conséquence sur la visée idéale du commun. Si, selon la septième « proposition politique » synthétique (parmi les neuf énoncées en fin de volume), « les services publics doivent devenir des institutions du commun », c’est bien pour les désarrimer de la puissance publique, même si, très étonnamment (en contradiction apparente avec de multiples assertions contraires dans le reste de l’ouvrage), l’État déchu de sa fonction administrative centralisée conserverait in extremis le rôle de « garant ultime des droits fondamentaux des citoyens au regard de la satisfaction de besoins collectivement jugés essentiels » (ibid. : 515). La démocratie participative favoriserait ainsi le passage « du public au commun » par l’intermédiaire d’organismes gérés par les citoyens. Là encore, le doute persiste : lorsque l’on connaît l’incapacité parfaitement documentée des collectifs « délibératifs » et volontaires à prendre des décisions suivies d’effets et à s’inscrire dans la durée, et à moins d’imaginer une citoyenneté constamment active et dévouée au seul fonctionnement des multiples espaces collectifs de la vie quotidienne, il est bien difficile de se représenter concrètement ce cadre institutionnel révolutionnaire de la « démocratie des communs », ainsi que « l’auto-institution totale de la société » qui en résulterait.

Conclusion : la liberté concrète en commun

Sans doute pourrons-nous mieux comprendre les apories d’une conception de la liberté qui valorise principalement l’acte instituant et la coparticipation si nous nous en rapportons à la perspective exposée par le sociologue et philosophe québécois Michel Freitag dans L’abîme de la liberté (2011)[3]. Dans cet ouvrage, Freitag développe une critique de la liberté telle qu’elle s’est déployée dans nos sociétés libérales – marquées par le désengagement de l’individu à l’égard de la société, qui est comprise comme totalité synthétique a priori – et de son repositionnement à titre de monade pouvant s’engager dans des liens toujours conçus comme des constructions a posteriori. À l’encontre de cette conception nominaliste de la liberté, Freitag fait valoir le concept hégélianisant d’« universel concret ».

Suivant la distinction établie par Gilles Labelle, nous considérons que l’ouvrage de Freitag, qui déploie une puissante critique de la conception moderne et libérale de la liberté, peut être lu comme étant traversé par une opposition idéal-typique entre une conception abstraite et une conception concrète – ou située – de la liberté. Selon Freitag, nos sociétés connaissent une période de mutation profonde menant à la postmodernité, transformation qui modifie fondamentalement les formes de régulation et le mode de reproduction sociale[4]. Pour dire les choses rapidement, Freitag analyse la société dans une perspective dialectique – qui est proche sur certains points de celle de Hegel, bien qu’elle soit originale, notamment par sa théorie du symbolique –, c’est-à-dire à la manière d’une totalité synthétique où la pratique sociale subjective est mise en forme par des médiations culturelles-symboliques et politico-institutionnelles qui donnent sens à l’existence concrète.

Si les sociétés primitives étaient principalement régulées par la culture, la société moderne a institué réflexivement son autoproduction normative par le biais d’institutions politiques rationnelles. Ce mode de régulation politico-institutionnel est appelé à être remplacé dans la postmodernité par un mode de régulation opérationnel-décisionnel, à tendance systémique, où, de plus en plus, la normativité et les régulations sociales ne seront plus engendrées par la tradition culturelle au sein d’une structure symbolique ni par des institutions politiques se réclamant de la raison, mais par des processus analogues à ceux que théorisait le sociologue allemand Niklas Luhmann : des systèmes autopoïétiques, autoréférentiels et cybernétiques. On peut par exemple penser au système financier mondial, qui s’est arraché à la régulation étatique pour se mondialiser, se robotiser (high-frequency trading) et fonctionner de façon autarcique, bien loin des « sous-systèmes » locaux sur lesquels il rétroagit par ailleurs constamment. On peut également penser au constructivisme opérationnel radical qui se manifeste par la prévalence de la communication par rapport au symbolique dans l’organisation des rapports sociaux : il suffit d’un événement viral sur Facebook pour provoquer une controverse sociale et une nouvelle lecture des événements, qui devient parfois plus réelle que le réel lui-même. C’est donc dire que les rapports sociaux sont toujours davantage produits par une communication qui ne renvoie en définitive plus à aucun référent hormis elle-même. On pourrait affirmer la même chose du rapport entre le discours économique et la manipulation du vivant, réintroduit à titre d’artefact chosifié, susceptible de toute manipulation, et dont la « réalité » antérieure ne semble plus compter au vu des transformations que l’on peut lui faire subir. Ces exemples, économiques et technologiques, nous montrent à quel point la liberté libérale, fondée sur la dissolution des « obstacles » culturels-symboliques et politico-institutionnels entravant l’expansion de la puissance subjective, s’est transmuée dans les faits en puissance des « nouveaux sujets » mondiaux que sont les organisations économiques, puis du système techno-économique autoréférentiel (le capitalisme technoscientifique mondialisé) qui s’est progressivement mis en place. C’est pourquoi Freitag pense qu’une solution qui ne voudrait s’appuyer que sur la « liberté » ferait fausse route. À cette dernière, il faudrait lier le concept de « responsabilité à l’égard de la nature et “du monde institué par les humains” » (Labelle 2017 : 16), un devoir à assumer pour la suite du monde.

Comme le montre Labelle (ibid.), Freitag mobilise les concepts platoniciens d’ « aidos » et de « dikè » afin de souligner l’entrelacement toujours situé des libertés individuelles et de la justice sociale. L’aidos désigne « la reconnaissance des citoyens de ce qu’ils sont en fonction de leur ancrage dans la cité, de leur enracinement en elle, et [du fait] qu’ils ont donc un devoir de solidarité envers elle » (ibid. : 17) – ce qui est à l’opposé de l’hubris qui méprise la cité, ses normes et ses lois, comme celles du cosmos en général. Par ailleurs, la personne en quête de justice (dikè) ne la revendique pas à titre de monade apatride, mais en tant que « citoyen membre de la communauté politique » (ibid.). Cette conception proprement dialectique fait en sorte que la recherche de la justice ne peut pas se réduire à un pur acte créateur, à un commencement autofondé visant un éventuel bien commun futur, mais qu’elle doit être comprise comme une pratique critique menée par des citoyens appartenant consciemment à une cité qui, « par leurs actes et leurs paroles ancrés en elle, la préservent en l’inscrivant dans la durée » (ibid.). Le sujet n’apparaît pas seulement au moment où il se réunit avec d’autres en quête de justice : l’objectivité sociale préexistante est condition même du sujet, et son engagement pratique se situe à l’intérieur d’une communauté politique qu’il doit avoir le souci de maintenir dans la durée (comme le disait Aristote, le plus grand drame des cités est leur éclatement). Il en va de même pour ce qui est de la nature entre une liberté prédatrice qui ferait fi des limites de l’Être et une liberté consciente de ses limites, qui comprend son rapport à la nature comme participation à son éclosion (ergazasthai). On peut ainsi définir la liberté abstraite comme celle qui fait « abstraction de l’inscription dans la cité et des règles communes », que reconnaît au contraire la liberté pétrie d’aidos, la liberté située ou concrète. La liberté des Modernes tend à négliger cette leçon fondamentale des Anciens en privilégiant une liberté abstraite et libérale, principalement fondée sur la propriété capitaliste et les droits de la personne[5], une liberté libérale qui, profondément antidialectique, postule que des individus universels « présumément déliés de la cité entrent entre eux dans des rapports déterminés par leur désir de s’autoconserver […] ou d’augmenter la puissance qu’ils incarnent » (Labelle 2017 : 23) : la « société » apparaît dès lors uniquement comme un immense champ conflictuel, un arrangement arbitraire et illégitime qui n’est qu’un pur produit des relations inégales de pouvoir entre monades atomisées et concurrentes (Vibert 2017).

Cette « radicalisation de la liberté abstraite » (Labelle 2017 : 24) conduit tout droit à la postmodernité. La liberté, s’étant déjà abstraite du cosmos et de la cité et ayant rejeté toute limite à son expansion, vient s’incarner dans des organisations économiques et dans la globalisation capitaliste, lesquelles visent le seul accroissement de leur efficacité et de leur puissance, sans égard aux normes héritées, qu’elles soient naturelles, culturelles ou sociales, en l’absence désormais de toute réflexivité synthétique (ibid. : 25). La société postmoderne recompose ainsi l’ensemble des rapports « de telle sorte que l’espace sociétal ne paraîtrait plus à terme qu’un composé de rapports de puissances ou de forces, absolument déliées ou déracinées, “venues de nulle part” » (ibid. : 26). Ce déracinement généralisé atteint aussi les subjectivités critiques qui, à la suite de la judiciarisation du politique, sont de plus en plus enclines à exprimer leur résistance à travers la demande de reconnaissance juridique de leur puissance déliée : « capitalisme financier automate et multiplication des revendications formulées en termes de droits » (ibid. : 27) apparaissent alors comme les deux piliers inséparables de la postmodernité. Le sujet délié, qui se débat seul en face du systémisme aveugle, cherche certes à se lier à d’autres singularités sous forme d’associations horizontales, immanentes et communicationnelles : autrement dit, des communs autofondés issus d’une puissance instituante, volontariste ou décisionniste, qui ne se reconnaît aucun a priori. Or, ces forces qui cherchent à critiquer la globalisation, loin de revenir sur le mouvement d’abstraction de la liberté, agissent elles-mêmes comme des « puissances privées » qui se méfient bien sûr des puissances marchandes, mais qui diabolisent également la puissance publique, la société, la nation, etc., les présentant comme autant de normativités potentiellement « oppressives » et « discriminantes » à l’égard de leur « véritable authenticité ». De fait, loin de s’opposer au systémisme capitaliste, elles en incarnent, à leur insu le plus souvent, le pendant subjectif, reposant sur les mêmes fondements ontologiques. Ainsi :

Les individus, associations ou communautés adoptent à leur tour, au moment même où ils cherchent à résister à la régulation systémique, le statut d’étranger à l’égard de la puissance publique, confirmant par là le bien-fondé d’une liberté qui ne serait vraie que dans la mesure où elle ferait abstraction de son inscription dans une communauté politique.

Ibid.

On peut ainsi dire que la liberté abstraite, y compris lorsqu’elle cherche à résister à la globalisation, ou même à construire du « commun », risque d’avoir de sérieux problèmes à partir du moment où elle ne surmonte pas l’oubli de la société[6], et aussi longtemps qu’elle prétend se soulever par elle-même, sans penser l’aidos, la puissance publique et la cité, ainsi que la constitution problématique et complexe d’un dialogue intercivilisationnel (Martin 2017)[7]. Pour Freitag (2008), ce n’est pas, contrairement à Castoriadis, la liberté de la création imaginaire qui s’avère première, mais bien le symbolique qui, comme institué sédimenté, appelle notre responsabilité à l’égard des liens ontogénétiques que nous entretenons avec la société et le monde. Il ne s’agit pas de dire que nous ne pouvons pas exercer notre liberté à l’égard de ces appartenances : c’est, au contraire, de là – de cet arrachement possible, dialectiquement nécessaire au titre d’une critique de ce qui est – que provient le plus grand danger potentiel. Nous sommes en effets libres de nous détourner radicalement de l’aidos et de l’enracinement pour les renvoyer dans l’oubli, comme s’ils n’étaient pas constitutifs de notre histoire et de notre destin.

Il conviendrait dès lors de compléter l’approche du commun comme création par une réflexion sur la liberté située. Or, pour l’heure, chez Dardot et Laval, l’acte instituant est exercé par un citoyen du monde, typique de la liberté abstraite, n’appartenant plus à aucune communauté politique concrète, mais s’attachant uniquement à des communs construits a posteriori. Ne peut-on pas penser que les auteurs évacuent trop rapidement les potentialités d’une réétatisation nationale et républicaine en estimant que celle-ci est fatalement condamnée à verser dans la fermeture et la xénophobie ? N’est-il pas beaucoup plus plausible de penser à un retour du politique au sein des communautés humaines existantes plutôt que d’imaginer une fédération de communs qui serait un pur artefact juridique mis en oeuvre par des subjectivités déliées et hors-sol ? Il nous semble que la tradition du socialisme républicain pourrait nourrir une profonde réflexion à cet égard, nous conduisant à refuser de séparer participation démocratique et enracinement dans un monde commun. Peut-être faudrait-il entendre à nouveau les mots de Jaurès ?

Il n’y a que trois manières d’échapper à la patrie, à la loi des patries. Ou bien il faut dissoudre chaque groupement historique en groupements minuscules, sans lien entre eux, sans ressouvenir et sans idée d’unité. Ce serait une réaction inepte et impossible, à laquelle, d’ailleurs, aucun révolutionnaire n’a songé ; car, ceux-là mêmes qui veulent remplacer l’État centralisé par une fédération ou des communes ou des groupes professionnels, transforment la patrie, ils ne la suppriment pas ; et Proudhon était Français furieusement […]. Ou bien il faut réaliser l’unité humaine par la subordination de toutes les parties à une seule. Ce serait un césarisme monstrueux, un impérialisme effroyable et oppresseur dont le rêve même ne peut pas effleurer l’esprit moderne. […] Ce n’est donc que par la libre fédération de nations autonomes répudiant les entreprises de la force et se soumettant à des règles de droit, que peut être réalisée l’unité humaine. Mais alors ce n’est pas la suppression des patries, c’en est l’ennoblissement.

Jaurès 1915 : 454