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Introduction

Depuis quelques années au Cameroun, le climat social est marqué par des affrontements idéologiques et des replis ethnorégionaux. Les débats tournent autour de sujets comme « le problème anglophone », « Boko Haram », « le problème Bamiléké », « le problème Beti », « les oubliés de l’Est », « le problème Sawa », etc. Chaque communauté linguistique ou ethnoculturelle pose en préalable sa marginalité pour revendiquer un meilleur traitement dans la gestion des ressources et des affaires publiques. Dans les médias et dans la presse écrite, les défenseurs du modèle d’État républicain laissent entendre que de tels problèmes relèvent du « primitivisme », au sens que ce modèle voudrait ramener le pays à des réflexes grégaires propres aux sociétés tribales. Puisque l’État républicain ne reconnaît que le citoyen individuel avec ses droits et ses devoirs, sa régulation institutionnelle doit englober tous les groupes. Force est donc de revenir à la loi face à ceux qui tentent de se dérober à son emprise en agitant le drapeau des particularismes ethnoculturels.

Pourtant, voilà plus d’un demi-siècle que l’idéal républicain essaie de s’incarner, alors qu’à l’inverse, les replis identitaires se renforcent. D’ailleurs, quoi de plus normal dans un pays où la gouvernance est depuis longtemps fondée sur la manipulation de la ressource ethnique ? La réalité laisse plutôt penser que ce n’est ni faute de patriotisme ni faute d’un sentiment d’appartenance à une nation (si tant est que le Cameroun en est une) que ces replis s’exacerbent. À y regarder de près, une des choses qui alimentent actuellement les replis identitaires, enflamment les discours xénophobes et génèrent des conflits au sein des familles et entre les groupes humains dans tout le Cameroun est, à notre avis, la question foncière.

Étant donné la difficile appropriation du droit foncier moderne qui a transformé la terre en un bien marchand, et dont l’aliénation participe à l’éclatement des réseaux de la parenté tout en clochardisant les familles ; au vu de l’accaparement des terres par les oligarques des affaires ; et considérant la gabegie administrative qui donne lieu au non-respect du droit, à des expropriations abusives et à de l’exploitation opaque des ressources naturelles, il n’est guère surprenant qu’un sentiment d’injustice et d’exclusion gagne les « déshérités de la terre ». Ces derniers se rangent alors facilement derrière des leaders, voire épousent des idéologies xénophobes. Bien que cette situation soit généralisée à tout le pays, les grandes villes en sont très représentatives.

Les données ethnographiques qui appuient la présente analyse ont été recueillies à Yaoundé. Après une brève présentation de la situation démographique, nous examinerons comment la marchandisation foncière et la difficile appropriation du droit moderne conduisent à la paupérisation sociale, surtout à celle des femmes, dont l’accès à la terre est souvent limité par des dispositions coutumières. Nous verrons par la suite comment, face aux abus, aux escroqueries et aux injustices en matière foncière, les revendications des populations tendent à se polariser selon une trame ethnique. Cela a pour conséquence que les discours locaux sur l’autochtonie et les minorités se structurent à partir des enjeux fonciers, dans un contexte où les gouvernants et les acteurs politiques manipulent très souvent les affinités ethnoculturelles pour le contrôle du pouvoir et des ressources.

La ville de Yaoundé : ongola ewondo

À sa fondation le 30 novembre 1899 par les colons allemands, Yaoundé était un territoire historiquement habité par les Beti, qui occupent les régions centrale et méridionale du pays. Voici les arguments qui auraient motivé la décision des Allemands :

La situation géographique et stratégique de la région ; la douceur relative de son climat ; le tempérament et l’état d’esprit plutôt accueillants de ses habitants ; la logique coloniale allemande attachée à la notion de « base arrière » et enfin, l’existence effective d’une résidence de Hans Dominique à « Yaunde Station », ce qu’on aurait appelé en d’autres idiomes, un « pied-à-terre ».

Pondi 2012 : 14

Siège des institutions politiques du Cameroun, la ville aux sept collines continue d’accueillir, pour en faire leur « pied-à-terre » parmi les groupes beti, des gens de tous les horizons du pays et même de l’étranger, notamment les Ewondo (jadis appelés Yewondo). Le nom de Yaoundé viendrait de la transcription de « Yewondo » par « Yaunde » à l’époque allemande, et plus tard « Yaoundé » par les Français. Les Beti parlent alors de Yaoundé comme étant « ongola ewondo », c’est-à-dire « l’enclos (domaine, ferme, espace circonscrit) des Ewondo », et dont la langue vernaculaire du même nom est aussi la plus parlée après le français. Pourtant, on ne saurait décrire aujourd’hui la ville de Yaoundé comme étant un fief des Ewondo au vu de la densité et de la diversité de sa population (Quinn 2006).

Yaoundé est à la fois très diverse et très communautarisée, les différents groupes ethnoculturels qui s’y installent essayant de se donner une visibilité grâce à des marqueurs identitaires (vêtements, productions artistiques, habitats, etc.) et à des réseaux d’échange (associations culturelles ou d’épargne [tontines]) spécifiques. Dans les plus de deux millions d’habitants que compte la ville (Pondi 2012 : 15), les groupes beti, reconnus comme étant à lignages segmentaires (Mviena 1970 ; Laburthe-Tolra 2009), y ont conservé une présence disséminée mais repérable par les noms des quartiers. Il faut dire qu’en contexte d’urbanité, la dispersion et la dissémination des lignages beti dans la constellation humaine de la ville s’expliquent pour beaucoup par l’urbanisation, la marchandisation et les expropriations foncières qui induisent des brassages avec d’autres groupes :

À mesure que la population de Yaoundé a augmenté, d’autres groupes ethniques y ont établi une forte présence, laissant les Beti avec une influence réduite dans leur patrie. [...] Au lendemain de l’indépendance, seulement 55 % de la population étaient Beti, principalement Ewondo et Eton, dans la région où la capitale avait été établie. L’autre grand groupe ethnique était le groupe Bamiléké, qui représentait 15 % de la population de la ville et dont le nombre dépassait celui des Beti dans différents secteurs importants du commerce [...]. Les Bamiléké, originaires des prairies proches de la frontière ouest-camerounaise, sont de plus en plus nombreux à Yaoundé et dans d’autres villes camerounaises en tant que commerçants.

Quinn 2006 : 106[1]

La pression démographique et l’urbanisation non contrôlée donnent lieu à des habitats spontanés. C’est par la migration pour le travail, par les mariages ou par l’exode rural que les populations convergent massivement vers la capitale politique. Faute de planification conséquente et prévisionnelle, la ville fait donc face à un peuplement qui déborde largement ses capacités infrastructurelles, lesquelles sont devenues vétustes et inadaptées aux besoins actuels. Yaoundé fait donc l’objet de toutes sortes de pénuries : d’eau, d’électricité, de logements, de routes, de transport, de sécurité, sans oublier d’emplois. Toutes ces conditions compliquent quotidiennement la vie des gens. Aux problèmes d’infrastructures s’ajoutent la rareté et l’accès de plus en plus difficile à la terre pour les populations pauvres, qui s’agglutinent alors dans des bidonvilles situés pour la plupart dans des espaces non propices à l’habitat, comme les marécages et les ravins. Les plus débrouillards y pratiquent l’agriculture maraichère, tandis que les plus véreux n’hésitent pas à vendre ces espaces qui relèvent du domaine de l’État, causant ainsi de graves contentieux judiciaires.

La raréfaction de la terre induite par la croissance démographique et la multiplication des usages non traditionnels du foncier sont identifiées comme des causes majeures de la paupérisation des peuples historiquement installés à Yaoundé (Nguiffo et al. 2009). Les abus et les escroqueries qui accompagnent ces usages mettent aussi en péril la cohabitation pacifique entre les populations.

Les dynamiques foncières : une pomme de discorde

Presque partout à Yaoundé, les familles dites autochtones – c’est-à-dire celles qui représentent les groupes ethnoculturels les plus anciens qui occupent cette partie centrale du territoire camerounais – sont déchirées par des litiges fonciers causés par des ventes illicites, par des expropriations et par les revendications de ceux qui s’estiment abusés ou lésés dans le partage de cette ressource dont le prix vaut de l’or. Ces conflits se perpétuent par le biais de procès dont les interminables rebondissements trahissent le niveau élevé de corruption dans le système judiciaire. Dans les quartiers, les villages périphériques et les banlieues de Yaoundé comme Odza, Nkoabang, Simbock, Messa-Assi, Éleveur, Mbankomo, Soa, etc., le climat explosif entre les habitants débouche parfois sur des agressions physiques qui ne se calment qu’après l’intervention des forces de l’ordre.

Il faut dire que le rejet de l’autre commence à l’intérieur même des familles, à cause des lopins de terre qui font l’objet de discussions. On peut dénier à certains d’être des « vrais fils » de la famille, les attaques à la filiation s’avérant souvent une manoeuvre de prédilection pour écarter quelques-uns du partage de terrain. Ces tensions peuvent rester larvées et contrôlées grâce à des médiations au sein de la parenté. Cependant, la perte de crédibilité et le manque de leadership des figures de l’autorité traditionnelle rendent ces médiations de plus en plus difficiles, voire inutiles. En outre, lorsque les litiges fonciers opposent des familles autochtones beti à des acquéreurs allogènes, on glisse facilement vers la xénophobie. Ces derniers sont alors considérés comme des envahisseurs, des occupants illégaux ou des voleurs de terres, quand bien même ils ont versé de l’argent avant de s’installer. D’un côté, on a les acquéreurs de terrain qui se disent floués et escroqués, et de l’autre, les vendeurs supposés avoir été dupés, spoliés ou abusés qui font des requêtes afin que ces acquéreurs partent, contestant ainsi les titres fonciers tout en faisant valoir le privilège de l’autochtonie pour reconquérir « les terres de leurs ancêtres ». « Autochtonie » et « allochtonie » sont alors deux notions dont les contours sémantiques sont difficiles à délimiter, mais dont l’opposition, devenue classique dans les villes, cristallise partout les enjeux de contrôle des ressources et du pouvoir. À l’aune des questions foncières se pose alors la question de savoir qui est finalement dupe. Comment autant d’escroqueries et d’abus sont-ils possibles dans un pays dit « de droit » ? Le problème n’est-il pas ce droit qui n’arrive pas, dans sa définition et sa mise en oeuvre, à instaurer des conditions de justice dans les usages du sol ? Doit-on par ailleurs faire impasse sur la responsabilité des familles dans les usages opportunistes de ce droit ?

L’adoption, entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, d’abord du droit allemand en matière foncière, puis du Code civil français et du CommonLaw (dans les régions anglophones), et surtout l’application de décrets et de lois édictés par l’État à partir de 1974[2] ont amorcé de profonds bouleversements dans les usages de la ressource foncière en y introduisant la notion d’immatriculation et de propriété individuelle. Dans les villages comme dans les villes, les communautés locales sont passées d’une situation de propriété collective et de coresponsabilité sur les terres en vertu du droit coutumier à une dépossession progressive au profit de l’État (Nguiffo et al. 2009). Pourtant, malgré la primauté du droit foncier moderne, des pratiques dites coutumières, fondées sur la régulation collective de la terre, subsistent un peu partout au Cameroun. Il y a donc une dualité de fait dans les relations à la terre : la terre est pour plusieurs encore considérée comme un bien collectif indivis, tandis que dans le droit positif, elle est un bien aliénable et un simple moyen de production (Coquery-Vidrovitch 1982 ; Barrière et Barrière 1995).

Dans la majorité des sociétés précoloniales de l’Afrique équatoriale, il était rarement question de l’appropriation individuelle de la terre (Baeck 1959). Les relations lignagères y reposant très souvent sur les personnes et non sur la terre, le territoire y avait un caractère élastique qui était fonction des dimensions lignagères ; les limites étaient floues et changeantes, variant au gré des déplacements ou des fluctuations démographiques (Coquery-Vidrovitch 1982 : 67). L’organisation foncière des populations du centre et du sud du Cameroun était à peu près similaire à ce qui a été décrit ci-dessus, et leur mode de vie ne les cloisonnait pas sur un territoire. Les processus de segmentation des lignages qu’on observait par exemple chez les Beti donnaient toujours accès à de nouvelles terres. Le plus important était que la ressource foncière soit accessible, surtout aux hommes, pour un usage de production et de logement sous la coordination des personnes qui en avaient la responsabilité. Même si les terres, les roches ou les arbres dans lesquels ou près desquels étaient enterrés les ancêtres et les proches avaient un caractère sacré (Mviena 1970 ; Hebga 1979 ; Laburthe-Tolra 2009), les gens pouvaient tout à fait migrer vers un nouveau dzal (village) dès lors que des menaces sérieuses sur les vivants (guerres, épidémies, infertilité du sol, etc.) se présentaient.

Le capitalisme agraire qui prospère aujourd’hui prend racine dans l’introduction des cultures de rente destinées à l’exportation et dans l’adoption du droit moderne (Quinn 2006 ; Kpwang et Nga Ndongo 2011). Les plantations de cacao et de café, dont la période d’exploitation est relativement plus longue que celle des cultures de subsistance, ont contribué à rendre la population plus sédentaire et ont permis d’exploiter les terres sur une plus longue durée. Les champs de cacao et de café hérités depuis plusieurs décennies font d’ailleurs partie des preuves de mise en valeur présentées par les familles lors des procédures en vue de l’immatriculation de leur terrain.

Le système foncier camerounais comprend trois domaines ainsi que l’explique André Teyssier (2004) : le domaine public, incluant tous les biens meubles et immeubles qui, par nature ou par destination, sont affectés soit à l’usage direct du public, soit aux services publics ; le domaine privé de l’État, qui inclut les biens meubles et immeubles acquis ou construits par l’État ; et le domaine national, qui comprend les terres non immatriculées n’entrant ni dans le domaine public ni dans le domaine privé de l’État et qui peuvent être des terres marquées par une emprise évidente de l’homme et une mise en valeur probante ou, au contraire, être libres de toute occupation effective. Les terres qui relèvent du domaine national sont donc celles qui peuvent faire l’objet d’une demande de titre de propriété.

La difficile appropriation du droit foncier moderne et la vulnérabilité sociale

C’est l’ordonnance no 74/1 du 6 juillet 1974 portant sur le régime foncier qui ouvre à la fragilisation de la propriété coutumière. L’immatriculation devient le mode exclusif d’accès à la propriété des terres et place sous le contrôle de l’État l’ensemble des terres non immatriculées (Nguiffo et al. 2009). C’est dans le domaine national que l’État accorde aux particuliers la possibilité d’une immatriculation par concession, par bail ou par affectation. On s’approprie une terre par une procédure de concession appuyée par des preuves de mise en valeur constatées par une commission consultative[3]. Les principales preuves de mise en valeur d’une terre sont les plantations agricoles en plus des maisons et des tombes. Cependant, du fait que les familles sont nombreuses et parfois issues de mariages polygamiques ; et du fait également que les mises en valeur sont héritées des ascendants, des oppositions et des divergences viennent trop souvent entraver les procédures d’immatriculation. Le manque d’argent pour payer les frais administratifs reliés à ces procédures limite par ailleurs la possibilité pour les populations de faire une demande de titre de propriété.

Faute de consensus au sein des familles qui s’accordent rarement sur les droits des uns et des autres sur la terre, ou parce que ces familles ne comprennent pas le bien-fondé d’un titre foncier, les terres longtemps exploitées restent du domaine national, l’État ayant alors la possibilité d’y faire construire des infrastructures sans aucun dédommagement. Pour ne pas risquer de telles expropriations, et à cause des rivalités qui bloquent toute initiative d’immatriculation collective, beaucoup de gens choisissent, en contexte d’urbanisation rapide, de vendre leurs terres à vil prix, au mépris ou par ignorance de la législation afférente. Les clients de ce commerce illégal sont généralement les privilégiés de l’administration publique et du secteur privé. En usant de leur influence auprès des acteurs étatiques impliqués dans les procédures d’immatriculation foncière, ces derniers parviennent à obtenir des titres de propriété au détriment des ayants droit. Une fois les fonds versés en partie ou en totalité aux vendeurs, lesquels bénéficient rarement de l’approbation familiale, ils amorcent des procédures de demande de propriété foncière qu’ils obtiennent le plus souvent au prix de nombreuses irrégularités. Dans d’autres cas, les acquéreurs commencent par établir des plantations agricoles et, le moment venu, construisent des logements, revendant éventuellement à prix d’or ces terres déjà loties.

S’il est évident que l’extension des villes augmente les besoins fonciers pour le logement et pour toutes sortes d’infrastructures, force est de constater que la plupart des transactions foncières se fondent sur l’ignorance des populations, sur le trafic d’influence par les détenteurs du pouvoir économique et politique ainsi que sur la course à l’argent facile par des personnes véreuses au sein des familles. C’est ce qu’explique Jean-Pierre Joseph Ndzana, chef administratif au quartier Nkolmesseng :

Beaucoup de gens ne comprennent même pas ce qu’est un titre foncier, et ils n’ont pas encore intégré le fait que le terrain appartient à l’État. Quand bien même les familles commencent une procédure d’immatriculation, il y a tellement de querelles qu’elles finissent par abandonner. Alors chacun fait comme il veut : soit on continue à exploiter son terrain tout naturellement, soit on le vend pour avoir un peu d’argent. Ici, à Nkolmesseng, l’État a rarement exproprié les gens. Ce sont les familles elles-mêmes qui ont commencé à vendre le terrain parce que la ville s’étend et que les nouveaux arrivants en ont besoin. D’autres vendent par peur d’être expropriés un jour. En réalité, il y a beaucoup de truands dans nos familles pour qui le terrain est une source de revenus. Et comme l’État, censé réguler le tout, ne fait pas son travail, le terrain devient une source d’enrichissement pour quelques-uns, pomme de discorde dans les familles et cause d’appauvrissement pour le plus grand nombre. Les gens sont prêts à se tuer pour une parcelle de terrain, et tu comprends alors pourquoi il y a tant de sorcellerie dans nos familles[4].

Le chef Ndzana est donc conscient de la difficile appropriation du droit foncier moderne par les populations, mais, surtout, de la délicatesse de son rôle à la fois comme chef et natif du quartier Nkolmesseng. Il doit arbitrer des conflits qu’une rigueur minimale dans l’administration de l’État pourrait empêcher de surgir. Marc Mendouga, chef au quartier Emombo, va dans le même sens et s’inquiète de voir les autorités délivrer des titres fonciers sur des terres en litige tout en sachant que leur validité sera inévitablement contestée.[5]

Les chefs administratifs sont régulièrement montrés du doigt pour leur rôle clientéliste dans la marchandisation foncière. En tant que membres de la commission consultative qui effectue des visites sur les terrains faisant l’objet de demandes d’immatriculation, ils sont en effet accusés de favoriser des ventes illicites du fait qu’ils perçoivent des commissions et des pourboires. Néanmoins, dans certains quartiers comme celui d’Essos, précisément au Camp Sonel et au Lycée bilingue, la ville de Yaoundé étant en pleine construction au lendemain de l’indépendance, l’État avait décidé de lotir les terres pour les logements et d’en distribuer une partie aux familles autochtones beti en fonction du nombre d’enfants qu’elles avaient. Cependant, une fois les lots réattribués aux familles, certains parents les ont revendus pour de modiques sommes d’argent. L’État exigeait en effet que les propriétaires de lots les mettent en valeur dans un délai très court, sous peine de les leur enlever. Or, la majorité des familles n’en étaient pas capables. En conséquence, pour ne pas tout perdre, elles avaient le plus souvent recours à la vente rapide, qui, pour elles, représentait la solution[6]. Par ailleurs, les ventes se faisant encore à l’insu des femmes, même si le droit foncier positif leur reconnaît les mêmes droits que les hommes, le préjudice induit par la perte des terres était plus important pour elles.

Tout ce qui précède montre que l’appropriation individuelle des terres a ouvert la voie à la marchandisation foncière. L’État, devenu le plus grand propriétaire foncier depuis les ordonnances de 1974, a tendance à recourir à la cause d’utilité publique pour exproprier facilement les populations. Cependant, les familles ne perçoivent que rarement le paiement d’une compensation préalable et juste, surtout du fait que les terres ne sont presque jamais immatriculées. Le montant de l’indemnisation reste donc largement inférieur à la valeur des terres expropriées et ne permet pas leur remplacement par des biens d’égale valeur (Nguiffo et al. 2009). Il y a trois décennies, Jean-Marc Ela (1982 : 97) s’exprimait sur les dangers de la spoliation des terres paysannes par l’État et affirmait ceci : « On s’achemine vers une situation absurde où un membre du lignage peut se retrouver sans terre dans son propre village, s’il ne possède le “papier” exigé par les lois foncières ». Ce qui était alors une mise en garde est aujourd’hui devenu une réalité.

Une fois leurs terres perdues, les familles qui vivaient jusque-là de l’agriculture voient leur situation sombrer inéluctablement dans la modernité insécurisée (Laurent 1998). L’achat d’une moto ou d’un véhicule d’occasion pour le transport « clando »[7], par exemple, est l’investissement le plus souvent envisagé par les familles pour tenter de rentabiliser l’argent de la vente d’un terrain. L’essor des motos-taxis et le décrochage scolaire des jeunes, qui préfèrent y trouver leur gagne-pain plutôt que de s’engager dans de longues études qui ne garantissent plus l’emploi, sont donc à mettre en relation avec la marchandisation foncière. Malheureusement, la nécessaire priorité accordée à la satisfaction des besoins quotidiens ne permet pas toujours un entretien rigoureux du véhicule, qui devient rapidement un gouffre financier, lorsqu’il n’est pas déjà mis hors d’usage par un accident. Loin de favoriser l’investissement des populations dans l’agriculture et l’élevage, comme le prévoyaient les experts en développement (Le Roy 1995 : 455), depuis 1974, les réformes foncières ont plutôt créé les conditions d’un véritable féodalisme agraire qui aggrave la misère des paysans (Ela 1982 : 98) et provoque de graves conflits, ainsi qu’on l’a vu dans d’autres pays en Afrique francophone (Chauveau 2000)[8].

Un peu partout, l’animosité entraîne une détérioration des relations entre les personnes, entre les familles et entre les groupes ethnoculturels, et ce, à cause de différends fonciers. Citons à ce sujet le litige qui a grandement été relayé dans les médias et les réseaux sociaux depuis l’année 2017 et qui oppose quelques familles du village Nkozoa aux héritiers d’un acquéreur allogène aujourd’hui décédé. Ce litige impliquerait également des hauts responsables gouvernementaux qui auraient eux aussi versé de l’argent à la famille de l’acquéreur. Ces hauts responsables auraient profité à la fois des irrégularités dans la procédure d’achat du précédent acquéreur, de leur pouvoir et de leurs affinités ethnoculturelles avec la famille pour s’approprier la parcelle de terrain. L’affaire a donc progressivement pris l’allure d’un conflit ethnique[9].

Des situations analogues ont été constatées à Nkoabang, Mokolo, Odza, Emana et Olembe, où des familles autochtones sont engagées dans une logique de reconquête et de revente des terres perdues[10]. Cela passe par des batailles juridiques aux issues incertaines. D’autres familles tentent tout simplement d’expulser par la force ceux qui occupent les terres revendiquées. De tels agissements divisent les habitants des villages et des quartiers en factions rivales, ces personnes prenant parfois position lors de conflits selon leurs affinités ethniques. L’agression récente de l’homme politique Abel Elimbi Lobe au quartier Mbanya Sable à Douala[11] par des populations outrées par les revendications foncières de sa famille est une illustration de cette violence qui couve un peu partout au Cameroun quand il est question d’accès à la terre. Antoine Socpa (2006) démontre même qu’en contexte électoral, le régime en place se sert parfois des revendications autochtones pour faire pression sur les allochtones qui tenteraient de s’aligner sur les partis d’opposition. Même si nous n’avons pas fait de telles observations sur le terrain, ce genre de manoeuvre ne paraît pas impossible dans la mesure où les politiciens de toute allégeance ont l’habitude de profiter de la polarisation ethnique pour tirer leur épingle du jeu.

Le Cameroun vit donc une transition foncière (Pélissier 1995) au cours de laquelle l’État gère avec difficulté la pression démographique et le développement urbain. Le principe coutumier selon lequel les vivants sont des usufruitiers de la terre, qui est un bien inaliénable, a presque disparu en contexte beti à Yaoundé. C’est la transmission basée sur la monétarisation des droits sur la terre qui prend le pas sur les autres usages fonciers (ibid.). Par goût du lucre, beaucoup n’hésitent même pas à vendre les terres où sont enterrés leurs ancêtres, abandonnant leurs sépulcres au bon vouloir de l’acquéreur. La redistribution du revenu de la vente satisfait rarement les appétits parmi les membres de la famille. Elle ouvre les hostilités entre les vendeurs et ceux qui se sentent lésés dans le partage, ainsi qu’avec ceux qui n’auraient pas avalisé la vente. Il faut à peine quelques mois pour que l’argent perçu soit dépensé pour des besoins de subsistance. Une fois que les gens ont perdu leurs terres et se retrouvent sans aucune autre source de revenus, leur espoir de survie réside parfois dans les tentatives de reconquête des terres sous l’étendard de l’autochtonie. Certes, il y a des raisons pertinentes qui pourraient pousser les groupes à faire valoir leur situation de minorité ou d’autochtonie, notamment pour défendre leur histoire, leur identité et leur héritage patrimonial, mais le problème au Cameroun est souvent l’occultation des appétits financiers qui motivent parfois ces revendications, ainsi que les risques d’ostracisation qui font le jeu des politiciens.

Les manipulations politiciennes au sujet des minorités et de l’autochtonie dans les villes

La Loi constitutionnelle révisée no 96/06 du 18 janvier 1996 énonce en préambule que « L’État assure la protection des minorités et préserve les droits des populations autochtones conformément à la loi » sans que l’on ne sache concrètement ce qu’il faut comprendre par « minorités » et « autochtones ». Il faut souligner que la révision de la constitution du 2 juin 1972 est survenue dans un contexte où le Cameroun s’ouvrait au multipartisme et qu’à la même période, le gouvernement faisait face à de nombreuses revendications favorisées par le nouveau climat de liberté d’expression.

D’après Antoine Socpa (2006) et Rodrigue Ngando Sandjè (2013), parmi les autres facteurs qui auraient contribué à la prise en compte des minorités et des autochtones dans la nouvelle constitution, il y aurait les velléités sécessionnistes des deux régions anglophones, qui sont aussi les fiefs du principal parti d’opposition, le SDF[12]. Au moment de la révision de la constitution, des voix s’élevaient pour revendiquer les droits des familles expropriées et déplacées sans dédommagement dans les grandes villes : ce sont le cas des Sawa à Douala et des Beti à Yaoundé. Le Cameroun était aussi à la veille des élections présidentielles de 1997 et l’une des stratégies électorales du parti au pouvoir a toujours consisté à se rallier les groupes natifs des grandes villes pour asseoir partout son influence. Enfin, parmi les autres facteurs qui auraient contribué à la prise en compte des minorités et des autochtones dans la nouvelle constitution, il y aurait l’activisme remarquable des organisations de la société civile pour la cause des Pygmées et des Mbororo[13].

Le Cameroun a ratifié plusieurs textes internationaux relatifs à la protection des groupes humains vulnérables. L’un de ces textes est LaCharte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples de 1981. Cette charte est l’une des réponses des pays africains au problème de l’oppression ethnique. Dans ce texte, l’Union africaine (alors Organisation de l’Unité africaine) reconnaît l’égalité de tous les peuples ainsi que leurs droits à l’existence, à la libre disposition de leurs richesses, au développement social, économique et culturel, à la paix et à la sécurité. La charte condamne le colonialisme, le néocolonialisme et l’apartheid. Mais les États africains sont en général peu réceptifs à toutes les formes de soutien à certains peuples au sein de l’État au motif que de tels soutiens pourraient fragiliser l’unité nationale. C’est ce qui expliquerait la non-ratification par de nombreux pays africains de la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones de 2007, qui parle clairement de l’autodétermination de ces peuples. La pression des organisations de la société civile ainsi que la médiation de la Commission africaine des Droits de l’Homme et des Peuples les conduisent cependant peu à peu à prendre en compte la question des peuples qui ont un mode de vie particulier, comme les chasseurs-cueilleurs et les éleveurs nomades[14].

Les textes concernant les minorités et les autochtones au Cameroun demeurent très flous. Rodrigue Ngando Sandjè (2013) avance que c’est à dessein que le pouvoir en place ne veut pas en clarifier la compréhension. D’autres auteurs comme Tchikaya Biaya (2008) et Denis Retaillé (2012) relèvent par contre que même la Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones ne délimite pas la compréhension de la catégorie « autochtone » par rapport à d’autres termes tels que « minorité » et « indigène ». Il n’est donc pas surprenant que les États entretiennent ces imprécisions.

À l’échelle internationale, l’expression « peuple autochtone » traduit, depuis 1970, des préoccupations à l’égard de personnes vivant en situation d’exclusion relative. Elle désigne des groupes humains à qui l’on reconnaît une continuité historique avec les sociétés précédant la conquête et la colonisation de leurs territoires, qui se considèrent comme distincts des autres groupes de la société qui dominent totalement ou partiellement ces territoires, et qui veulent aussi préserver, développer et transmettre aux générations futures leurs territoires ancestraux et leur identité ethnique, leur système culturel et leurs institutions sociales (Bellier 2008). Bref, dans le discours international, l’autochtonie concerne toujours les problématiques associées aux luttes pour la reconnaissance, le respect des droits sociaux et culturels des peuples marginalisés, la propriété du sol, la production d’une identité et l’intégration des peuples dans un monde toujours plus globalisé (Hilgers 2011).

Pourtant, il est difficile d’affirmer que dans son action concrète, l’État camerounais se soucie de l’auto-identification, de la préservation des territoires ancestraux ou encore d’une véritable protection des droits sociaux et culturels des peuples considérés comme autochtones ou comme des minorités des grandes villes. Rodrigue Ngando Sandjè (2013) en vient à la conclusion qu’en réalité, l’autochtonie et la minorité jouent habituellement une fonction de légitimation de certains actes politiques. La notion de minorité est déterminée par le pouvoir politique et sujette à une protection aléatoire. Il en est de même pour la notion d’autochtonie, qui se rattache, selon les termes de l’article no 57/364 de la Constitution camerounaise, à sa base territoriale. Les autochtones seraient alors tous ceux qui appartiennent aux groupes occupant de manière ancestrale une région du pays. Dans un pays où tout le monde s’estime autochtone, à partir de quelle date pourrait-on considérer que l’on est autochtone d’une région du fait qu’on y est établi ? Cette question soulève non seulement celle de la difficile appropriation du droit international, mais aussi celle de la complexité même des notions d’autochtonie et de minorité dans un pays où les trajectoires historiques des peuples sont elles-mêmes très complexes.

Autochtonie et minorités pour l’opportunisme politique et le contrôle des ressources

On ne saurait négliger les plaintes et les revendications des peuples anciennement installés dans les grandes villes à propos de leurs terres ou de leur bien-être. Par contre, ces plaintes et revendications servent le plus souvent de levier à l’opportunisme financier et au clientélisme politique. En effet, tout en ignorant les vraies souffrances des populations expropriées, certains leaders populistes soufflent sur les braises de « l’autochtonie » pour mobiliser les frères du village dans la conquête du pouvoir et des privilèges d’État. Grâce à leur autochtonie, certains membres influents des groupes originairement installés dans les agglomérations peuvent accéder facilement à certains postes de responsabilité (députés, maires, ministres, délégués du gouvernement, etc.). L’ancrage territorial devient, comme l’ont démontré Hilgers (2011) ou encore Yul-Larsen et al. (2011), un vrai capital politique et économique.

Le mode de gouvernement actuel légitime le profilage ethnique dans la gestion de l’État en pratiquant la politique des quotas. Cette dernière consiste à s’appuyer sur des critères ethniques pour attribuer certains postes de responsabilité ainsi que pour en évaluer le nombre requis par groupe ethnique (Mbonda 2003). La « discrimination » positive en faveur de certains groupes sert les intérêts du pouvoir en place, qui l’utilise en réalité pour contenter l’électorat. Il s’agit aussi d’un moyen de prévenir et de contrôler les contestations au sein de ces groupes dont l’influence est certaine dans le jeu politique. Par contre, il règne un silence assourdissant à propos du sort réel des populations qui ne tirent aucun profit de cette ethnocratie.

Dans le contexte de Yaoundé, la stratégie du pouvoir consiste à nommer quelques natifs beti au gouvernement et à la tête de la plus grande municipalité, c’est-à-dire la communauté urbaine. Cette stratégie est également mise en oeuvre pour les natifs de Douala, de Bafoussam et d’autres grandes villes. Voilà un exemple de profilage ethnique de postes. Le même système est appliqué pour l’entrée dans les grandes écoles avec d’énormes tripatouillages[15] en faveur des descendants et des proches de ceux qui sont aux affaires. Ainsi sont posés les jalons de l’oligarchie ethnorégionale.

Le résultat de cette politique est que les populations locales doivent taire toute revendication et se satisfaire d’être représentées par un « frère » qui est au pouvoir, et qui « mange pour tous », ironisait le chef Jean-Pierre Joseph Ndzana du quartier Nkolmesseng :

Si tu te lèves pour dire on n’a pas d’eau, on n’a pas d’électricité, on n’a plus de terrain ou nos enfants n’ont pas d’emploi, on va te répondre : « N’est-ce pas les Beti qui sont au pouvoir ? N’est-ce pas untel qui est ministre et tel autre qui est député, etc. ? » Et moi je me demande en quoi la présence de ces gens-là au pouvoir résout nos problèmes ![16]

Soulignons, avec Ernest-Marie Mbonda (2009), que la politique de l’équilibre et de la représentativité régionale pourrait aider à promouvoir la justice et la paix sociale en prenant réellement en compte les aspirations des populations dans leur diversité. Le malaise, de notre point de vue, provient du fait que les représentants et les élus politiques se sont transformés en une caste opulente qui se reproduit par la filiation. Se faisant appeler « élites », ils sont chargés de rallier leur parenté à la cause du pouvoir. La fidélité de leur parenté vis-à-vis du pouvoir leur garantit leur place. La politique des quotas ne profite donc qu’à l’oligarchie dirigeante et ne serait qu’une stratégie pour obtenir le silence et la coopération du peuple. Les représentants politiques agissent auprès des frères et des soeurs du village comme des sapeurs-pompiers chargés d’empêcher l’ignition et la propagation d’un feu de contestations qui risquerait de consumer la légitimité très fragile du pouvoir en place. Sans surprise, les groupes les plus représentés dans l’oligarchie dirigeante sont associés au pouvoir et à ses dérives.

Dans le but de dénoncer cette ethnocratie et de montrer que ceux qu’on appelle au Cameroun « élites » abusent de la confiance du peuple muselé et précarisé, Charles Atéba Eyene (2008) a publié un ouvrage au titre évocateur : Les paradoxes du « pays organisateur ». Élites productrices ou prédatrices : le cas de la province du Sud-Cameroun à l’ère Biya (1982-2007). Empruntant au vocabulaire sportif, l’auteur présente la société beti comme l’hôte de l’organisation des affaires de l’État à travers ses nombreux fils au pouvoir. Mais, paradoxalement, les populations beti à Yaoundé et dans tout le Cameroun méridional ne tirent aucun bénéfice du gouvernement actuel. À cet effet, Atéba Eyene démontre que la région du Sud, dont sont originaires le président Biya et nombre de ses collaborateurs immédiats, est l’une des plus enclavées et manque des infrastructures de base pour l’accès des populations à l’eau, à l’électricité, à l’éducation et aux soins de santé.

Les Beti sont en effet qualifiés par l’opinion publique camerounaise de « pays organisateur », insinuant ainsi qu’ils ont tous les avantages, alors que de notre point de vue, ils ont depuis longtemps perdu ce qu’il y a de plus fondamental pour tout citoyen : le droit de revendiquer ce qui leur revient de droit. Des politiciens opportunistes leur ont plutôt inspiré la peur injustifiée de trahir un prétendu frère au pouvoir. Demain, avertit par exemple Atéba Eyene (2008), lorsqu’il faudra rendre des comptes après l’ère de Paul Biya, il ne faudra pas se tromper de cible, car c’est seulement une minorité qui a mangé, le reste des Beti étant dans la misère.

Évidemment, il s’agit là d’un débat partisan dans lequel il n’est pas opportun de s’immiscer, mais qui est signalé dans l’analyse pour montrer comment l’ethnicité, l’autochtonie et la minorité sont construites et mobilisées en fonction d’enjeux liés au contrôle de la terre, au pouvoir politique et parfois au chauvinisme culturel (Comaroff et Comaroff 2009). Cela permet également de voir comment se tisse la mèche ethnocratique sur laquelle s’allume progressivement la flamme des confrontations ethnoculturelles. Faute d’une gouvernance juste par les institutions étatiques, les gens ont tendance à résoudre leurs problèmes au corps-à-corps ou en se rangeant dans des factions rivales. On peut reconnaître, avec Jean-François Bayart et al. (2001), qu’au sein des États postcoloniaux en Afrique, l’État républicain contrôle difficilement les logiques d’identifications collectives et individuelles qui sont dès lors des sources d’antagonismes et de revendications. Les clivages d’antan entre « étranger et homme d’ici », « premier venu et sans domicile », « autochtone et allochtone », « indigène et colon » se réinventent dans les luttes sociales et politiques (ibid.), et de plus en plus dans la question foncière.

Ethnocratie républicaine et spoliation foncière : vers l’implosion ?

Les anciennes colonies françaises d’Afrique ont beaucoup été influencées par le modèle de l’État républicain qui pose en préalable l’unité de son peuple et de son territoire et qui réfute la catégorie « autochtone ». Le modèle fédéral est regardé avec méfiance, avec l’a priori qu’il pourrait fragiliser le pouvoir central et favoriser les replis régionaux. Pourtant, comme on vient de le voir dans le cas du Cameroun, les acteurs politiques, bien que se déclarant républicains, ne cessent de manipuler les notions d’autochtonie et de minorité dans leurs calculs politiques et pour le contrôle social. Profitant de la situation, certains leaders d’opinion militent non pas pour une cause républicaine, mais pour leurs « frères du village », prenant ainsi l’État dans son jeu ethnocratique.

Des poches de résistance identitaire se multiplient alors, tandis que de vieilles oppositions larvées entre des groupes ethnoculturels évoluent vers des affrontements ouverts. On peut citer le cas des conflits opposant les peuples éleveurs aux cultivateurs dans de nombreuses régions, par exemple entre les Mbororo (éleveurs nomades) et les agriculteurs Tikars et Bamoun au nord-ouest et à l’ouest du Cameroun (Mbonda 2003). Les mêmes Mbororo sont aussi confrontés à l’hostilité d’autres peuples dans les régions septentrionales du pays. Dans les régions du nord-ouest et du sud-ouest, la vie sociale est paralysée depuis l’été 2016 par les mouvements fédéralistes et sécessionnistes. Sous l’étendard de ce qui est devenu le « problème anglophone », les leaders de ces mouvements dénoncent, en tant que membres de la minorité « anglophone d’ici », leur marginalisation et même leur domination par la majorité « francophone et anglophone d’ailleurs » dans la gestion des affaires de l’État, ainsi que le manque d’infrastructures sociales de base dans leurs régions. Dans le fond, les revendications ne seraient pas que linguistiques. L’étendard anglophone masquerait un véritable repli ethnorégional, avec un ancrage territorial des revendications sociales. L’enjeu serait aussi le contrôle des ressources de ces deux régions riches en hydrocarbures et en produits halieutiques.

Si les conflits pour le contrôle de la terre et des ressources ont atteint un niveau de gravité que les autorités parviennent encore à maîtriser, la paix sociale risque, à très court terme, de se voir gravement fragilisée dans le cas où cette situation devait perdurer. Pour ce qui est de Yaoundé, les déclarations de certains leaders locaux s’avèrent plutôt inquiétantes.[17] Même si elles n’appellent pas ouvertement à la haine des allochtones, elles sont néanmoins de nature à légitimer les manoeuvres d’intimidation dans le but de réclamer des lopins de terre.

Aujourd’hui, l’ethnocratie étatique est confrontée à ses propres contradictions pour avoir depuis si longtemps manipulé les identités et les appartenances par l’exclusion ou la confrontation (Nyamnjoh 2010). Il est donc difficile de sortir de ce piège, chaque groupe revendiquant toujours davantage. C’est ainsi qu’en septembre 2017, à la suite du décret présidentiel ordonnant la libération des leaders sécessionnistes et fédéralistes pour désamorcer le « problème anglophone », ceux qui se présentent comme les patriarches beti autochtones du Mfoundi à Yaoundé ont immédiatement réagi en adressant une lettre au président pour réclamer, à leur tour, la libération d’anciens pontes du régime emprisonnés pour des crimes économiques et qui seraient autochtones beti du Mfoundi et de la région du Centre. Ils écrivent :

[…] À propos de nos frères anglophones, leurs revendications, même si elles sont assurément justifiées, ont parfois laissé la place à quelques débordements […] Insulter, profaner nos emblèmes et surtout bruler [sic] le Drapeau de la République est aussi grave que déclarer la partition du Cameroun uni et éternel. Vous êtes un père, vous avez pardonné !

Certains de nos compatriotes, dont quelques fils du Mfoundi et de la région du Centre, se sont également rendus coupables d’actes répréhensibles par la loi.

[…] Assurément, ceux qui se sont rendus coupables des crimes économiques sont à blâmer. Tous doivent l’être sans discrimination.

Excellence, nous allons vers des échéances électorales capitales pour l’avenir de notre pays et celui de votre régime. […]

Excellence, la voix du pardon que vous avez choisi [sic] vous a été inspirée par Dieu. […]

Certains de nos compatriotes ont déjà bénéficié de votre clémence. Nous, patriarches du Mfoundi, venons très respectueusement par la présente vous soumettre également la cause de nos frères qui sont toujours privés de liberté, et qui n’en demeurent pas moins vos fils. Car l’unité et la paix du Cameroun ne peuvent se faire sans le Mfoundi et sans la région du Centre […][18].

Décidément, ce sont les clairons du paternalisme, du culte de la personnalité, du chantage électoral, des divisions et des replis identitaires qui résonnent dans l’arène politique et inspirent les mouvements en faveur des « frères du village ». Des conciliabules ethniques se multiplient dans toutes les régions du Cameroun aujourd’hui, qui se soldent par des communiqués qui flattent le gouvernement, font du chantage ou réclament la priorité des natifs sur l’accession à tel bien et à telle ressource que l’État exploite ou installe sur le territoire du groupe concerné. On est bien loin de l’idéal républicain pourtant présenté comme constitutif de l’État camerounais.

Conclusion

Les luttes pour la terre et pour le pouvoir tendent à faire valoir aujourd’hui des bannières ethniques substantives et closes, alors que dans la vie concrète des Camerounais, les acteurs sociaux négocient continuellement diverses identités sociales associées au métissage, aux mariages, aux échanges économiques et aux migrations internes (Nyamnjoh 2010). Les acteurs impliqués dans les transactions foncières au mépris de la loi et des coutumes contribuent donc directement ou indirectement à instiguer la haine au sein des familles et entre les groupes humains. Il en est de même des opportunistes politiques qui surfent parfois sur les revendications foncières et les clivages ethnorégionaux pour se donner une légitimité. Toutes choses qui sont aggravées par le profilage ethnique qui guide depuis longtemps l’accessibilité à certaines responsabilités gouvernementales.

Il est certes important que soient respectées la différence et la richesse culturelle des groupes humains, mais force est de constater que ce n’est pas toujours là que se situe l’enjeu des revendications, lesquelles s’organisent de plus en plus selon une trame ethnorégionale sur fond de xénophobie et sont aussi dangereuses que les refrains républicains sur la primauté de l’État centralisé qui occulte les différences culturelles. Il y a au Cameroun un réel problème de gestion juste de la ressource foncière et du respect aussi bien du droit positif afférent que des dispositions coutumières. Il apparaît de plus en plus évident que l’amélioration des conditions de vie des populations et la garantie d’une paix sociale durable passent par la maîtrise du problème foncier.

Pour résoudre ce problème, Nguiffo et al. (2009) en appellent à une nouvelle réforme foncière qui prenne davantage en considération les droits collectifs et les usages coutumiers sur le sol. Ce serait, à notre avis, un moyen efficace pour protéger les populations, très majoritaires, vivant essentiellement de l’agriculture et des prélèvements dans la faune et la flore. Les auteurs défendent également l’idée d’une formalisation en détail du droit à la restitution de la terre lorsqu’il est établi que l’État ou les particuliers ont abusé des ayants droit.

Ces propositions sont pertinentes, mais il ne faudrait pas négliger l’individualisme et l’opportunisme financier qui peuvent prévaloir dans les familles, accentuant la marginalisation des femmes dans l’accès à la terre. Les gens ont tellement intégré la logique de la propriété individuelle qu’ils font usage des notions de « collectivité » et de « coutume » de manière souvent opportuniste dans le but de contrôler la terre. On reste donc loin de la réalité si on occulte à quel point la marchandisation foncière par les populations qui manquent souvent du minimum vital est devenue une solution pour obtenir rapidement de l’argent. En défendant des « droits collectifs » ou « coutumiers » qui ne seraient au fond qu’un pouvoir entre les mains des hommes qui disposent de la terre à l’exclusion des femmes, la paupérisation s’aggraverait car, en réalité, la survie de nombreuses familles dépend de l’agriculture pratiquée par les femmes. L’un des défis aujourd’hui est sans doute de réévaluer le droit foncier moderne dont l’application inique se fait en faveur de l’État et des riches. Mais cela ne va pas sans questionner les notions de « collectivité », de « coutume » et « d’autochtonie », qui présentent un potentiel d’exclusion et de contrôle social parfois énorme.