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Le rêve est le phénomène que nous n’observons que pendant son absence.

Valéry 1941 : 258

Partant du cas ethnographique des Touaregs[1], berbérophones d’origine nomade et pastorale vivant en Afrique saharo-sahélienne musulmane dans un espace partagé en plusieurs États postcoloniaux (Burkina Faso, Mali, Niger, Algérie, Libye), cet article vise à étudier comment la construction locale des identités féminines et masculines influe sur l’énonciation et la « performance » du rêve[2] et sur les pratiques oniriques et oniromantiques vernaculaires.

L’énonciation du rêve (tergit) a un caractère de « parole confidentielle » et non de « parole publique » pour les poètes touaregs qui, à la différence des auteurs féminins, n’en font pas un thème poétique[3]. Les pratiques oniriques et oniromantiques (asăwad), associées au monde des morts, des génies (aljena) et à la sexualité, sont d’ordinaire perçues comme appartenant à la sphère féminine, du moins en public. Cependant, elles sont l’objet de pratiques masculines mais de nuit, et en toute discrétion. L’existence d’interprétations exogènes du rêve, notamment la circulation de manuels d’oniromancie arabe, reçoit un accueil circonspect. En outre, les tensions introduites récemment par la présence au Sahel du djihadisme, lequel condamne les pratiques mantiques et artistiques, ont pour conséquence que les hommes et les artistes se montrent de plus en plus discrets à propos de la narration publique de leur vie onirique et de leurs pratiques divinatoires.

Le rêve au prisme du genre

À la frontière entre individuel et collectif, entre psychologie et anthropologie, le rêve est un objet classique de l’anthropologie qui retient l’attention des premiers anthropologues comme C. Seligman (1923), L. Lévy-Bruhl (1927)[4], B. Malinowski (1929), Firth (1934), G. Devereux (1957), L. Sebag[5] (1964) ou R. Bastide (1972).

Ce thème a également donné lieu à des ouvrages collectifs et des dossiers thématiques plus récents (Caillois et Von Grunebaum 1967 ; Kennedy et Lagness 1981 ; Tedlock 1987 ; Jedrej et Shaw 1992 ; Poirier 1994 ; Lohmann 2003, entre autres). Du fait de son universalité, la dimension onirique a été prise en compte par des chercheurs travaillant sur le continent américain (Tedlock 1987 ; Descola 1989 ; Perrin 1992), en Europe (Puccio 1996 ; Xanthakou 2002), en Océanie (Leblic 2010 ; Glowcewski 2016), ou encore en Asie (Stepanoff 2017), pour s’en tenir à quelques exemples.

D’un point de vue théorique et méthodologique, au fil du temps un changement dans l’approche des rêves a eu lieu. Après des études portant sur l’analyse du contenu et sur le symbolisme des songes, les recherches se sont réorientées sur divers aspects des pratiques oniriques : contextualisation, socialisation, énonciation et « performance » des rêves (Tedlock 1987 ; Graham 1995).

Dans le cadre des études africanistes, le rêve a bénéficié d’une grande attention (Fabian 1966 ; LeVine et al. 1966 ; Lee 1970 ; Kilborne 1978 ; Fisher 1979 ; Dilley 1992 ; Pype 2011). Au Sahel en particulier, des études axées pour la plupart sur la possession chez des populations limitrophes des Touaregs, comme les Haussa (Shweder et LeVine 1975 ; Miles 1993), les Songhay du Mali (Gibbal 1988) ou du Niger (Stoller 1989), les Peuls du Niger (Vidal 1992), ou les Maures (Ould Cheick 2018 : 539-541) apportent quantité d’informations sur les pratiques oniriques et divinatoires vernaculaires.

Pour ce qui est des Touaregs, nous disposons de rares matériaux oniriques : une clé de songes recueillie par l’ermite français Charles Eugène de Foucauld de Pontbriand (1852-1916) (De Foucauld et De Calassanti-Motylinski 1984) ; des références aux guérisseuses pratiquant une divination par les rêves dites « timaswaden » (Rasmussen 2006, 2015) ; et deux rêves rapportés par D. Casajus (1987), outre mes propres publications sur la question.

Un premier volet de nos études a porté sur l’articulation entre rêve et « histoire de vie », en esquissant des « biographies nocturnes » des poètes qui montrent que l’inspiration onirique peut venir d’un ancêtre poète (Dragani 2012, 2016). Un autre axe de nos recherches visait à reconstruire une « histoire des rêves » touaregs (Dragani 2018), en nous inspirant d’historiens sur ce thème (Burke 1973 ; Beradt 1985 ; Rechtman 1993 ; Wilmer 2001 ; Schmitt 2003). Dragani (2018) montre, en outre, comment le songe n’est pas seulement employé pour prédire l’avenir de façon pré-cognitive (Jackson 1978 ; Basso 1987 ; Hollan 1989) – ce dont le présent texte traite en l’articulant avec la notion de genre – mais a également pour but de connaître et d’interpréter le passé et l’occulte (par exemple, découvrir les actions et les personnes nuisibles à l’origine des maux dont on est présentement affligé).

En suivant ainsi le volet de recherches ouvertes par Barbara Tedlock dans ce qu’elle appelle « the new anthropology of dreaming » (1987) et qui consiste à accorder moins d’attention à l’analyse du contenu des rêves qu’aux pratiques oniriques, ce texte examinera ces dernières à la lumière des données ethnographiques collectées par immersion et par conversations informelles lors des terrains effectués depuis 2004 en « pays touareg », en Afrique sahélo-saharienne (Algérie, Burkina Faso, Mali, Niger, et Sénégal) et en Europe (France, Italie, Belgique, Espagne) auprès de la diaspora.

L’étude des pratiques oniriques et divinatoires sera en mesure d’éclairer l’absence du rêve comme thème littéraire dans la production poétique masculine alors qu’il représente un topos très répandu dans les littératures africaines (Constant 2008). Cette absence est d’autant plus paradoxale que les poètes entretiennent avec le rêve une relation étroite du fait qu’il est attesté que l’inspiration onirique peut provenir de poètes défunts (Dragani 2016).

Les pratiques discursives et poétiques ne sont assurément pas détachées de l’emprise du genre[6]. En particulier, la manière de dire – ou de ne pas dire – le rêve est significative d’une société et des rapports de genre qu’elle reproduit, entre autres, dans ses représentations littéraires. Comme le souligne l’anthropologue américaine Elinor Ochs, les pratiques langagières entretiennent avec le genre une relation médiatisée par un ensemble de postures, d’attitudes et d’idéologies historiquement et culturellement transmises (Ochs 1992). De plus, des recherches montrent comment les évènements paralinguistiques, comme les pauses, les interruptions et les silences, ne sont pas exempts de l’emprise du genre (Zimmerman et West 1975). C’est pourquoi cet article se propose d’étudier l’influence du genre sur le rêve, sur la manière de le raconter ou de le taire, en fonction pré-cognitive. L’hypothèse à la base de mon questionnement est la congruence entre rôles sociaux de genre, d’une part, et pratiques d’énonciation, performance et socialisation du rêve, d’autre part.

La pionnière des études sur le rêve au prisme des différences de genre est l’américaine Mary Whiton Calkins (1863-1930), psychologue, philosophe et professeure d’université, dans son article pionnier « Statistics of Dreams » publié en 1893 pour l’American Journal of Psychology(Whiton Calkins 1893). Suivant le chemin qu’elle a ouvert, d’autres chercheurs se sont intéressés à l’analyse du contenu des rêves pour montrer les différences et les similarités repérés dans différents corpus de rêves féminins et masculins.

Des études classiques qui mettaient en exergue les différentes manières de rêver des hommes et des femmes ont été établies par Calvin Hall et son équipe (1963)[7] et se concentraient à cette époque sur le contenu manifeste des rêves. Elles mettent en évidence que les femmes rêvent indifféremment des hommes et des femmes, se souviennent plus que les hommes de leurs rêves et de leurs cauchemars, et ont tendance à rêver d’espaces fermés, d’interactions familiales et amicales ainsi que de sujets domestiques.

À l’inverse, les hommes rêvent d’autres hommes, d’interactions agressives, d’inconnus, d’espaces ouverts et d’armes. D’autres recherches sur les rêves pour tester ces hypothèses dans des pays non-occidentaux, comme en Ouganda et en Afrique orientale, ont permis de les confirmer (Robbins et Kilbride 1971). Certains auteurs se sont par ailleurs intéressés aux similarités présentes dans les rêves masculins et féminins, par exemple en étudiant les songes des jeunes Palestiniens et Palestiniennes qui, dans un contexte de guerre, ont tendance à se ressembler (Punamaki et Joustie 1998).

Un autre volet de recherches se penche sur les rêves liés au genre, en particulier les rêves à propos de menstruations (Hertz et Jensen 1975), de ménopause (Mankowitz 1984), de grossesse (Sered et Abramovitch 1992). En lien avec cela, il existe des études sur l’annonce de la grossesse et l’anxiété quant à l’aspect physique et à la santé du bébé, ainsi que sur l’accouchement. D’autres études se sont intéressées à l’activité onirique des futurs pères lors de la période précédant la naissance de l’enfant (Zayas 1988).

Le présent article s’intéressera moins au contenu des rêves qu’aux interactions homme/femme et aux identités de genre qui déterminent des manières différentes de dire ou ne pas dire le rêve.

L’insomnie et les démons des poètes touaregs

En premier lieu, nous voulons nous arrêter sur la « mise en mots » du rêve dans les sources littéraires touarègues, dont certaines remontent à la fin du XVIIe siècle.

En parcourant mon corpus de 210 poèmes, dont 177 filmés, ainsi que les anthologies collectées par d’autres chercheurs (De Foucauld 1925-1930 ; Ag Ahmed 1982 ; Mohamed et Prasse 1990 ; Albaka et Casajus 1992 ; Castelli Gattinara 1992 ; Claudot-Hawad 2008, 2009), j’ai pu constater que le rêve demeure le grand absent de la poésie touarègue (tesawit), à l’exception de rares poèmes (tishiway) composés par des femmes le mentionnant. À l’inverse, dans les poèmes masculins, l’insomnie – peuplée de figures de démons – joue un rôle de tout premier plan.

Chez les hommes, l’insomnie peut être due à l’obsession amoureuse, à la guerre imminente, mais aussi à l’anxiété liée aux moyens de subsistance. Si certains poèmes se contentent d’exposer l’insomnie du poète (emesheway), d’autres font apparaître la figure du Diable (Iblis) ou d’un démon (ag assuf, litt. « celui de la solitude, du désert ») comme responsable du réveil en pleine nuit du malchanceux narrateur, chez lequel il peut susciter des désirs érotiques.

Dans le poème suivant, qui nous a été récité à Abalak en 2006, le poète Tambatan Khadaman évoque son insomnie due à Satan, qui a fait naître en lui des sentiments passionnels pour une femme, Tefettawt, qui paraît ne pas partager son élan amoureux. Le diable y est représenté par un agent musical qui suscite le désir humain par le biais de la musique, considérée ici comme appartenant à la sphère démoniaque, capable d’influer sur le maintien de soi et l’autocontrôle du narrateur. Plus que sous son aspect de musicien, c’est sous aspect de guerrier qu’Iblis apparaît : quand il ne séduit pas avec ses charmes musicaux, c’est en usant de flèches et de menace qu’il atteint son objectif, qui consiste à induire une déviance par rapport à l’éthique comportementale attendue.

Kam-da tasarankat sarhaw ɣas a kam-ikfa,

A kam-emmalaɣ eges awen wər di-infa,

d-ezezendir aggen əs nak ɣas as iga,

ənnar di teneyaɣ əndod sanasaya,

ənseɣ daɣ tasalat enseɣ daɣ attaɣadda,

n Iblis en tanagmawt, sa əhəwwaɣ wər t-inaya.

Ilan šeraw irɣan idag-i s agamba,

ijlad-i es tesensa d anzad əd takamba,

irringat-di sšat togdat əd tagaza,

ila imarran ittaf, sšinesmam n enemenɣa,

itagg-i teseksud har inneɣ a di-iba,

gereffeɣ s efud-in əttafaɣ takoba,

aləs za wala Iblis fall-as t-ilɣan ella.

Ikf-idu ordonanans-net inn-as sšaggar-ana,

talyat tas-əwatnat tasəllad, takamba,

tenert ən təšəkšik tellilat tattawla,

sasam i Tafettawt nak za wər di-iha

temmal en taseleg neggat-as takamba

fəl xaškat tanaqq-i təsagraw təwərna

n ešeqqi əd tawenen d əmendi en teɣəssa.

Toi, dont la tresse qui t’a été donnée (par Dieu) est renommée[8]

Je ferai tes louanges même si je n’en vois pas l’utilité

Par trop d’incompréhensions qui concernent moi seul.

Si tu m’avais vu la nuit dernière lorsque j’étais couché

Je dormais sur une natte, je dormais dans l’inquiétude

De Satan curieux que je n’avais jamais vu

Qui a du bétail, qui me poignarde avec la lance

Qui me dérange par la flûte, le violon et la guitare.

Il ouvre l’oeil égal à un grand trou

Il a des flèches qu’il tient pour combattre

Il me menace disant que je mourrai

Je me suis agenouillé tenant le sabre.

Homme ou Satan, c’est le même si maudit par Dieu

Il m’a donné son ordonnance[9] et m’a dit : « Vérifie pour moi

La jeune fille à qui on joue la guitare takamba

Semblable à la gazelle, à la lune de Tattawla ».

Écoute-moi Tafettawt[10] je ne déclame pas

Des louanges à une fille, en lui jouant la guitare,

Pour un amour malheureux qui me rend malade,

Et triste d’un désespoir qui vieillit le corps[11].

La récurrence de la figure du démon ou d’Iblis apparaît emblématique de la poésie touarègue, bien qu’elle apparaisse dans d’autres littératures dites, du fait de la présence de surnaturel, « fantastiques » (Milner 1960) ; en particulier, pour se restreindre à l’aire linguistique chamito-sémitique, dans la poésie arabe (Meier 1967). Le diable, dans l’expérience musicale et poétique des poètes arabes, demeure une figure incontournable. À chaque grand poète était attaché un démon personnel à qui était attribué un nom : par exemple, le démon d’A’sha s’appelait Mishal, celui de Mikhabbal était Amr, celui de Bashshar ben Burd se prénommait Shiniqnaq (Callois et Von Grunebaum 1967). On trouve dans les textes plusieurs traces de cette croyance à des démons inspirateurs de poésie :

Cette dépendance et la fidélité qu’elle supposait valut aux poètes le nom de kilab al-ginn, les chiens des djinns […] Ce caractère sacré et magique conféré au poète à la fois par la connaissance dont il détenait le secret et par le fait qu’il était l’habitacle d’un esprit par lequel il parlait et composait ses poèmes, le rendait redoutable par son entourage.

Fahd 1966 : 7

Les poèmes touaregs ne sont pas inspirés par un démon (à la différence de certains rêves, comme les cauchemars dits « shirumma »), mais par la communication avec un défunt, souvent un poète ou une poétesse, membre de sa famille, qui a initié la personne à l’art des vers[12].

Rêve et poésie féminine

Absent de la poésie canonique masculine, peuplée de démons et de veillées nocturnes, le rêve fait son apparition dans la production poétique d’auteurs féminins. Nous nous limiterons ici à trois exemples : un poème recueilli par Charles de Foucauld, et deux par nos soins, le premier au Niger en 2006 et l’autre dans notre terrain virtuel sur Internet en 2014.

L’auteure du premier récit de rêves est la poétesse Tâti oult Ourzȋg (1795-1865), qui appartient aux Taïtoq, un groupe touareg nomadisant entre l’Ahaggar et l’Aïr, dans l’espace aujourd’hui situé à la frontière entre le Niger et l’Algérie. Ce poème, que Charles de Foucauld intitule « Songe menteur »[13], a probablement été composé autour de 1820 :

La nuit passée j’ai vu en rêve Aghenennas [le chameau de son bien-aimé],

Mes yeux le voyaient entravé au milieu des chameaux.

À mon réveil, le matin, je suis montée au sommet

D’une petite dune, pour voir s’il arrivait ;

Mon songe a été reconnu menteur, la souffrance de l’amour me tourmente.

Ces vers traduisent un des thèmes littéraires féminins les plus répandus, c’est-à-dire l’attente du retour des hommes partis pour une razzia (rezzou), une caravane ou un marché au bétail. Afin de combler le vide et l’angoisse de l’attente, les femmes, restées au campement, ont recours à différentes techniques divinatoires, comme en témoigne ce poème.

Les techniques mantiques pratiquées par la société africaine des Touaregs sont nombreuses[14]. Pensons à la divination par les signes sur le sable appelée « igazan », ou géomancie (Casajus 1993) ; ou encore à la divination par l’observation des tortillements de la vipère, dite « tachilt » ou « tachchelt », du nom local du reptile qu’on interroge par des formules divinatoires (Rasmussen 1998). De même, la divination par le miroir ou les surfaces réfléchissantes, appelée « elehen », est en lien étroit avec le thème de l’attente. Comme Virolle-Suibes (1995) le note, elle consiste à remplir un bassin qu’on expose la nuit à la lumière de la lune pour voir à la surface les images des personnes qui sont loin. Cette technique est aussi utilisée par les femmes enceintes pour deviner l’aspect physique de leur enfant. Parfois encore, elle donne lieu à des rassemblements de femmes qui construisent une tente ou une hutte à l’abri de la lumière et y entrent chacune munies d’un miroir, après avoir enlevé leurs talismans islamiques, alors qu’à l’extérieur de la tente, comme dans les rituels de possession appelés « goumaten », on joue et on chante.

Les présages jouent un rôle de premier plan et, lorsqu’ils sont favorables – par exemple, le fait de voir trois gazelles ou deux corbeaux dans la matinée –, ils prennent le nom de « tekoubbirt ». Les éléments naturels peuvent également servir de présages : l’éclair et le tonnerre, par exemple, signalent la colère des anges ; la couleur des flammes et de la fumée lorsqu’on brûle de l’encens sont aussi sujets à interprétation.

On retrouve ensuite des pratiques de divination par les tombes appelées « asensi » ou « consultation des défunts », dont on a déjà des témoignages à l’époque de Charles de Foucauld et d’Henri Duvreyrier (Virolle-Suibes 1989 ; Dragani 2018)[15]. Lors de nos terrains au Niger, nous avons pu observer des consultations similaires aux alentours d’Abalak, autour des tombeaux des femmes illustres, souvent issues de lignages maraboutiques, considérées comme des saintes. Au Mali, nous avons rassemblé des données discursives sur des pratiques analogues par des Ifoghas et des Idnan de la région de Kidal, et des Kel Ansar de Tombouctou et Goundam, rencontrés en Algérie dans les quartiers de Sorho et Tahaggart à Tamanrasset, à Bamako au Mali, ou dans la diaspora en Europe.

Il existe une pratique similaire, nommée « istikhara » (« incubation des rêves »), dans les mondes musulmans[16], qui consiste à réciter des prières dans l’attente d’un rêve duquel on espère une réponse à une question importante (un choix de mariage, une indication thérapeutique) en dormant auprès du tombeau d’un marabout.

Parmi les autres pratiques, nous avons également observé la divination par les cauris (Cyprea moneta) tout au long de nos terrains au Niger, au Mali et parmi les réfugiés touaregs de la région de Tombouctou à Dakar. Nous en avons écrit notamment à l’occasion du portrait que nous avons effectué de Teshereft, une devineresse qui nous a logé à Agadez, dans le quartier de Sabongari, auprès de laquelle nous avons appris les premiers rudiments de l’art des coquilles (Dragani 2012).

Enfin, on peut citer la divination par les rêves ou asăwad (litt. « vision, vue, regard », de la racine trilittère SWD du verbe regarder), à laquelle on a recours pour « prendre des nouvelles » des personnes lointaines, et à laquelle le poème ci-dessus fait ouvertement référence.

Le rêve d’Aghenennas, empêché dans son retour, est interprété par Tâti oult Ourzȋg de manière antinomique : si on rêve de rire, par exemple, on pleurera ; si on rêve d’un mariage, on mourra ; et ainsi de suite. Pareillement, rêver d’Aghenennas bloqué sur le chemin du retour signifie que celui-ci ne va pas tarder à revenir. C’est pourquoi la poétesse se lève de bonne heure le matin suivant pour monter sur une dune et scruter le vaste horizon. Ne voyant pas arriver Aghenennas ni, surtout, son chevalier, lequel n’est pas mentionné par convention littéraire, pudeur ou superstition, elle se dit trompée par un rêve menteur.

Un deuxième exemple concerne la performance d’un poème où un rêve est mentionné, performance que nous avons filmée en 2006 auprès de la poétesse Chadi dans la région de Gougaram, au nord du Niger (Dragani 2012)[17]. Dans ce poème, l’auteure avait révélé un rêve qu’elle a « vu » dans les années 1990, alors qu’une rébellion touarègue sévissait au Nord du Niger et dans les environs de Gougaram, dont elle est originaire. Elle voit revenir en rêve ses frères partis combattre l’armée nigérienne[18]. Ces derniers la réconfortent et lui disent de ne plus avoir peur, parce qu’ils vont lui construire une maison où elle sera à l’abri pour toujours et où elle ne devra plus jamais craindre les représailles des ennemis.

Un troisième exemple de poème féminin contenant une allusion au rêve est celui qu’une Touarègue résidant en France, posté en 2014 sur les réseaux sociaux. Les vers suivants commentent la difficile situation des réfugiés du Nord du Mali, à la suite des évènements qui ont enflammé la région en 2012-2013[19].

Je vous observe de loin,

Je vous vois dans mes rêves une fois les yeux clos,

Dans ces déserts lointains,

Je suis auprès de vous mes soeurs,

Je vous observe de loin,

Je suis spectatrice de votre souffrance immense

Je vous observe de loin, impuissante à votre malheur,

Et cela est la racine de ma profonde douleur.

La présence du rêve dans la poésie féminine est à mettre en relation avec les pratiques oniriques et la séparation genrée des rôles dans la société saharienne touarègue. Ainsi, les femmes et les hommes se distinguent dans leurs pratiques publiques du fait des distinctions dans la socialisation qui font que les hommes et les femmes ont des manières différentes de marcher, de parler, etc. Ces façons d’agir genrées sont spécifiquement adoptées pour répondre aux attentes de la société d’appartenance. Et la sphère onirique n’y fait pas exception. Les différentes dimensions de la socialisation du rêve sont l’expression des dynamiques internes et des pratiques culturelles marquées par le genre qui font en sorte que le rêve demeure – au moins en public – une affaire de femmes.

L’attribution genrée des savoirs oniriques contribue à légitimer la spécialisation des rôles. Les femmes assurent les interprétations quotidiennes des rêves alors que certaines catégories d’hommes – les hommes de religion ou de science – se singularisent par le caractère ponctuel de leurs interventions. Un marabout (aneslim) ou un homme d’âge vénérable (amghar) peut être appelé sur la demande des femmes, surtout dans les lignages maraboutiques, bien que la décision de consulter soit rarement prise sans l’assentiment du conjoint qui prend en charge les frais. Le marabout peut être sollicité pour toutes sortes d’affaires, que ce soit pour choisir un époux ou une épouse ou pour retrouver un cambrioleur. Le rêve que le marabout effectue à la demande des clients devient alors à la fois la réponse à la question posée, et le moyen d’asseoir son autorité.

Par ailleurs, les pratiques spatiales masculines et féminines ont un effet direct sur les pratiques oniriques, comme on peut le voir dans les pèlerinages aux tombeaux. Dans un contexte rural, à Abalak au Niger, se déplacer dans des lieux sacrés et effectuer des pèlerinages aux tombeaux pour prier et recevoir un rêve semblent être des pratiques réservées aux femmes. Elles s’y rendent en groupe, accompagnées en voiture par un chauffeur ou un autre membre de leur famille, et y passent la journée, faisant un pique-nique lors duquel elles égorgent un mouton.

Bien que cette pratique soit en apparence une affaire féminine, les hommes se rendent également sur les tombeaux pour rêver sur le tombeau d’un marabout en toute discrétion et souvent de nuit. Parallèlement à cela, d’après mes observations au Niger, de nombreuses pratiques considérées comme masculines sont également effectuées par les femmes mais peu pratiquées en public ou inversement, comme la récitation de poèmes en public, qui est associée aux hommes, ou la pratique instrumentale de l’imzad (violon monocorde), considérée comme féminine, ce qui n’empêche pas que les fils des violonistes puissent jouer par imitation de leurs mères (Dragani 2012).

Il n’y a donc pas à proprement parler de véritable « binarisation » des pratiques masculines et féminines en dehors d’une « mise en scène » des féminités et des masculinités dans l’espace public, qui est donc une fiction culturelle, alors qu’en réalité les compétences à rêver et à deviner par les rêves sont partagées par les hommes et les femmes.

Interprétations concurrentes, islamisme et dévalorisation des pratiques poétiques et mantiques

L’une des raisons pour lesquelles le rêve n’est pas explicité par les hommes dans les sources littéraires tient à la continuité entre les rôles et les contextes sociaux au sein de la société touarègue et à la manière de dire ou de ne pas dire le rêve. En poésie, l’intériorisation par les auteurs masculins des normes sociales et de l’idéologie dominante les invite à réserver la démonstration de leurs talents à d’autres thèmes que celui du rêve.

Sans qu’elles soient ostentatoires, les pratiques oniromantiques masculines sont toutefois présentes et peuvent concerner deux catégories d’hommes, selon qu’il s’agit d’hommes ordinaires ou de marabouts. Dans le premier cas, les hommes ont recours à la divination d’une manière plus discrète et moins visible que les femmes. Dans l’imaginaire local, les rêves sont en effet associés à la sphère nocturne, à la sexualité, à la communication avec l’au-delà et les morts, parfois aux démons qui peuvent susciter des images oniriques, ce qui rend socialement délicat l’affichage public des pratiques mantiques masculines. Lors de mes terrains, la seule catégorie d’hommes affichant en public une pratique oniromantique demeure celle de certains marabouts, appelés à interpréter les rêves aux sujets potentiellement dangereux comme les rêves à propos de morts. Leurs interprétations sont souvent rémunérées et les mettent dans une position d’autorité sur les hommes du commun et sur les femmes et les devineresses, qui interprètent pour leur part les rêves quotidiens.

De surcroît, il existe des manières « concurrentes » d’interpréter les rêves, par exemple ceux d’origine arabe. Des copies du livre d’un des auteurs classiques de l’oniromancie arabe, Abū Bakr Mouhammad Muḥammad Ibn Sīrīn (648-728), circulaient à Tamanrasset auprès de familles touarègues et chaânba (nomades arabophones de la région). D’autres manuels d’oniromancie circulent au Sahel : c’est le cas, pour les Peuls, du livre Puular deftere firtoorekoyde écrit en fulfuldé par Abd-Ghani an-Nabulsi (1641-1731) sur l’listinkhaar (« incubation des rêves ») (Dilley 1992). Toutefois ces interprétations « exogènes » étaient moins souvent prises en compte par les Touaregs, qui ont leurs propres interprétations des rêves.

Dans l’ouvrage d’Ibn Sirin, nous pouvons trouver cette définition du poète qui fait écho à la « sourate des poètes »[20] et, plus généralement, à la condamnation platonique des poètes comme créateurs de fictions[21] :

Le poète est l’homme de l’errement, il dit ce qu’il ne fait point. Et la poésie n’est qu’une parole mensongère. Celui qui se voit en rêve clamer de la poésie pour en tirer profit devant un auditoire, ses paroles ne seront que des fausses maximes qui pencheront du côté de la félonie. S’il se voit en train d’écouter la poésie, il assistera à des assemblées où le mensonge sera proféré.

Ibn Sirin 2004 : 560

Dans un autre passage, le poète est mis en relation avec le gaucher, autrement dit, avec un « déviant », dans cette société qui privilégie la main droite sur la gauche. Cette vision négative de la poésie s’étend aussi à la musique, et notamment à sa pratique :

Jouer du luth indique le mensonge : tout comme le fait d’écouter jouer de cet instrument. Celui qui se voit jouant du luth dans sa propre demeure aura un malheur. Mais on dit aussi qu’un tel acte vaudra au rêveur l’obtention d’un haut statut. D’autres encore affirment que ce rêve apportera des soucis et que le rêveur ne s’en sortira que s’il a cassé l’une de ses cordes de l’instrument. Les notes du luth, disent encore certains interprètes, indiquent la nostalgie d’un homme noble qui a perdu son prestige et sa gloire.

Ibn Sirin 2004 : 331

Après avoir qualifié le joueur de mandoline d’« imposteur et [de] fornicateur car la corde d’un instrument signale toujours la femme », il examine le cas des instruments à percussion :

Le roulement du tambour indique tout ce qui est fallacieux. S’il est accompagné de danse, de vacarme et de trompette, il annonce un malheur. Le joueur de tambour figure, quant à lui, l’imposteur qui est fier de l’être. L’instrument lui-même vu en rêve figure celui qui aime administrer des gifles aux autres. Le tambour dont usent les efféminés figure la femme frappée de nombreuses infirmités cachées et qui craint de les voir étalées au grand jour. Le tambour dont usent les femmes signale une commère, générateur de grands scandales.

Ibn Sirin 2004 : 332

De plus, chanter sur la place du marché (en public) ouvre la porte au scandale pour le riche et à la folie pour le pauvre :

Le lieu où l’on chante dans le rêve sera le lieu où l’on s’adonnera à des médisances et à des intrigues qui tenteront de défaire des liens d’amitié entre les gens, car Iblis [Satan], Dieu le maudisse, est le premier être qui s’est adonné au chant et à la mélopée.

Ibn Sirin 2004 : 332

Dans les interprétations d’Ibn Sirin, en ligne avec les conceptions arabes de l’inspiration poétique, les poèmes seraient causés par la vision d’un démon en rêve :

S’il voit qu’un Démon lui enseigne une parole il proférera des paroles d’artifice ou d’intrigue ou cherchera la fiction dans la poésie.

Ibn Sirin 2004 : 208

Les poètes et musiciens rêvent souvent de leur pratique artistique durant la nuit, ce qui ne fait pas l’objet de réprobation chez les Touaregs, mais est classé dans la catégorie des rêves professionnels ou insignifiants : on rêve la nuit de ce que l’on fait pendant le jour ; assister à des performances musicales ne peut donc que produire des rêves musicaux, dont l’origine – le souvenir d’une soirée récente – est tellement évidente qu’elle ne nécessite pas d’interprétation plus poussée.

Il suffit, en outre, de comparer les clés de songes telles que données par Charles de Foucauld, Ibn Sirin et Artémidore d’Ephèse pour s’en convaincre. Parmi les vingt-trois rêves transmis par le Père de Foucauld, plus d’une dizaine d’interprétations touarègues ne s’accordent pas avec l’interprétation arabe (ou grecque). C’est le cas, par exemple, du rêve de la datte, qui porte malheur dans l’interprétation arabe, et qui est ne paraît pas dans la version grecque (la datte n’étant pas un fruit méditerranéen), alors qu’il apporte la chance dans l’interprétation touarègue. Nos recherches actuelles visent à établir des comparaisons avec les rêves auprès des populations limitrophes (haoussa, songhay) pour tenter d’identifier d’éventuelles influences subsahariennes.

Une autre raison qui fait que les hommes s’adonnent moins à la pratique onirique ouverte est liée aux tensions qui peuvent naître entre les diverses interprétations qui cherchent à s’imposer dans un domaine. Celui du rêve n’y fait pas exception puisque celui-ci représente un enjeu dans la société touarègue où les conduites – y compris les conduites politiques – peuvent être dictées par les rêves prédictifs. Des tensions peuvent également surgir au quotidien à propos des différentes visions de la pratique religieuse et de l’Islam. L’existence de ces conflictualités récurrentes peut expliquer la prudence des poètes, surtout des hommes, à parler ouvertement des visions oniriques des poètes décédés et à discuter des tensions suscitées au sein de la société par l’interprétation des rêves. Les femmes – paradoxalement protégées par leur statut d’êtres « faibles », physiquement et moralement, aux yeux des islamistes – peuvent pour leur part plus facilement se livrer à ces pratiques, lesquelles sont déconsidérées sans être sanctionnées, la proximité entre les femmes et les génies étant admise même par les croyants les plus intransigeants.

Un autre phénomène, plus récent, complique a posteriori le rapport à l’énonciation publique des rêves par les hommes, à savoir l’installation d’islamistes sur l’espace désertique habité par les Touaregs, depuis les années 2000. Il y avait déjà des tensions entre les différentes visions de la pratique religieuse et de l’Islam lors de notre terrain dans la région d’Agadez et d’Arlit au Niger avant la rébellion de 2007. La présence des groupes islamistes, l’occupation par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), et la montée du Mouvement pour l’unicité et le djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO) dans les régions du Nord du Mali en 2012 sont venues le confirmer[22]. Sous l’influence de l’extrémisme religieux et de la présence djihadiste, l’importance des interprètes traditionnels de rêves, des devineresses et des marabouts, dont l’autorité et l’emprise sur les populations sont notoires, s’est récemment résorbée.

Comme Edgar (2004, 2006, 2011) le note, les rêves revêtent une importance incontournable pour les djihadistes. Non seulement ils servent souvent à révéler et à confirmer une conversion religieuse, lorsque dans le rêve apparaît le Prophète ou un Cheick, mais encore ils peuvent légitimer l’entrée dans le militantisme djihadiste et l’intégration dans une cellule d’Al-Qaïda. Rêver, pour des martyres djihadistes, est largement répandu au sein des populations, et les rêves sont vus comme des rêves prophétiques. Ce type de rêves appelés « ru’yâ », rêves « véritables », sont considérés comme étant d’émanation divine, à la différence des rêves « faux » envoyés par le Diable pour tromper les hommes et de ceux qui proviennent des désirs humains (de nourriture, de sexe, par exemple).

Les pratiques divinatoires sont progressivement dévaluées parce qu’elles sont le fait des marabouts ou des devineresses qui ont été ostracisés lors de la prise de pouvoir des djihadistes au Nord du Mali, au même titre que la musique, l’utilisation de l’alphabet tifinagh, le thé (considéré comme un excitant, à l’instar de l’alcool), et la mixité sexuelle lors des soirées. Ces différentes pratiques ont en commun d’être supposément en lien avec à la fois des pratiques « profanes » – par exemple, l’écriture en alphabet berbère, alors que seul l’arabe, langue du Coran, peut prétendre au statut d’écriture légitime –, et avec les démons.

Conclusion

Le rêve, dont le thème est totalement absent dans la poésie masculine, n’entrant pas dans les pratiques masculines publiques, retrouve pleinement sa présence dans la poésie féminine. Cette absence des hommes dans l’énonciation poétique du rêve ne doit pas mener à supposer qu’il est dévalorisé par les poètes : d’une part, ils reçoivent des inspirations en rêve de la part de poètes décédés (Dragani 2012, 2016) ; d’autre part, la société touarègue valorise une esthétique et une idéologie linguistique locale basée sur la tangalt (littéralement, pénombre), le parler métaphorique, elliptique, allusif des « nobles », par opposition avec le langage franc et direct des serviteurs (Casajus 2000). C’est pourquoi non seulement la tangalt triomphe dans les poèmes, mais aussi dans des formes d’art introduites récemment chez les Touaregs, comme la photographie. Ainsi, par exemple, il est possible d’observer un « goût » des « nobles » pour les clichés « obliques », c’est à dire une préférence pour les portraits insolites de personnes prises de dos (fig. 1) ou encore les photographies des dormeurs, qui sont très répandues.

Bien que d’autres traditions oniromantiques soient connues par les Touaregs, notamment sous la forme de manuels en arabe, elles semblent faire l’objet d’un accueil plutôt tiède, parfois sur fond de rivalités identitaires. Depuis les années 2000 s’ajoute à cela la présence des prêcheurs islamistes qui visent à discréditer, entre autres, les interprètes locaux des rêves, marabouts et devineresses, et à dévaloriser des éléments identitaires incontournables comme la musique, la poésie, l’alphabet tifinagh à la faveur de l’alphabet arabe, considéré « sacré », car est l’idiome dans lequel est écrit le Coran.

Figure 1

Un exemple de photographie « oblique » avec une prise de dos et d’en haut. La personne a tellement apprécié ce regard original qu’elle en a fait son image de profil sur les réseaux sociaux.

Un exemple de photographie « oblique » avec une prise de dos et d’en haut. La personne a tellement apprécié ce regard original qu’elle en a fait son image de profil sur les réseaux sociaux.

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