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Cet ouvrage collectif propose une redéfinition inédite de l’entrevue ethnographique en tant que « méthode et catégorie analytique » (p. 2). À revers d’une littérature en science sociales sur le sujet, compartimentée entre « le travail critique des sociologues », les contributions non spécialisées des anthropologues et « la pléthore de livres “comment-faire” » (p. 7-9), les co-auteurs comblent ainsi un déficit analytique sur cette technique en anthropologie. La comparaison est faite avec la méthode caractéristique de la discipline : l’observation participante, qui, elle, jouit d’une haute considération et d’une riche littérature de par sa double nature méthodologique et théorique. L’ouvrage, court (205 pages tout compris !), se compose d’une introduction très pertinente, de sept contributions aux sujets variés et, chose plus rare dans un ouvrage collectif, d’un épilogue.
Partant de cette position, le but de l’ouvrage est de repositionner l’entrevue sur l’échiquier ethnographique en tant qu’« événement social » et non plus comme simplement et uniquement un « moyen de collecte » de données tel qu’accepté conventionnellement (p. 2). Cette complexité nouvelle est le fruit d’une reconceptualisation fondée sur le moment de l’entrevue pour les personnes interrogées et les personnes qui interrogent en tant que lieu d’exercice de leurs intersubjectivités où une « variété d’expériences vécues et de futurs imaginés » s’élabore les uns par rapport aux autres (p. 2). Cette réflexivité fait de l’entrevue une « rencontre extraordinaire » pour ses protagonistes. Se créent alors les conditions d’une homogénéité entre eux, favorable à une entrevue co-créée et à un « renforcement actif et relationnel [de leurs] expériences et sens de soi » (p. 4). Pour les co-auteurs, ce nouveau statut de « thème » – ou de notion à problématiser – de l’entrevue s’accompagne de « problèmes méthodologiques d’authenticité » ainsi que de questionnements sur la « réflexion et la paternité d’auteur » (p. 3).
Parmi l’ensemble des articles, ceux de Smith et d’Okely sont pertinents à mettre en perspective. À partir de deux publics-interlocuteurs très différents, les membres du club social du Starling et une vingtaine d’anthropologues – avec lesquels les deux anthropologues sont respectivement en dialogue – présentent les diverses conditions dans lesquelles l’intersubjectivité créée par l’entrevue ethnographique peuvent se vivre pour les uns et les autres comme un moment extraordinaire. Smith et Okely insistent sur les processus de « co-production » de connaissances et le statut partagé de participant entre la personne interrogée et l’anthropologue. Ce sont ces deux repositionnements qui permettent que chacun y trouve son compte, car ils y trouvent une indépendance à et un moment unique pour, du côté de la personne interrogée, s’interroger sur elle-même, et du côté de l’anthropologue, rassembler des données originales. Cette réflexivité s’opère chez les membres du club social des Starlings comme « une interruption du flot de la vie sociale au Starlings […] qui pourrait [y] avoir des résultats inclusifs particuliers » (p. 97-98). Chez la vingtaine d’anthropologues, elle devient le lieu de révélation de « discours ethnographiques non déployés », fruits d’une « analyse détaillée de matériaux éparpillés » trop conventionnellement « mise de côté comme simple anecdote » (p. 152).
L’épilogue tient à ce que Rapport met en exergue une autre « distinction conceptuelle importante » : le caractère « ironique » de l’entrevue en tant que rencontre extraordinaire du fait que l’anthropologue devient « témoin » face au jeu introspectif auquel peut se livrer son interlocuteur.
Dans la lignée de ses apports analytiques riches, originaux et complémentaires, cette contribution collective aurait pu aussi être enrichie d’exemples d’entrevues où les interlocuteurs sont plus que deux, comme lors d’entrevues avec traducteur ou encore lors de groupe de discussion. Dans ces deux cas, l’anthropologue peut se sentir d’autant plus en position d’observateur que l’entrevue semble lui échapper davantage.
Cet ouvrage est essentiel aux anthropologues désireux de repenser l’entrevue ethnographique sous une double nature méthode-notion, et plus largement, de participer au travail de reconceptualisation dont l’anthropologie a besoin face à ses conventions classiques, son formalisme méthodologique et théorique, voire son repli sur soi. Dans cette perspective, cet ouvrage complète la position d’Ingold (2014) dans le débat qu’il a lancé sur l’« abus » du caractère ethnographique en anthropologie et dans les sciences sociales (p. 383). L’entrevue ethnographique, telle que redéfinie dans cet ouvrage, participe du même « engagement ontologique » qu’Ingold propose au sujet de l’observation participante, ou plus précisément de l’« accomplissement à la fois en lettre et en acte, de ce nous devons au monde pour notre développement et notre formation » (p. 388). Il y a donc là, avec ces deux références, un appel à cesser de distinguer ces deux techniques comme à cesser l’« excision de l’action de savoir de celle d’être » (p. 387).
Parties annexes
Référence
- Ingold Tim, 2014, « That’s Enough about Ethnography ! », Hau : Journal of Ethnographic Theory, 4, 1 : 383-395.