Corps de l’article
Même si la grande majorité des anthropologues confirmeraient que l’existence humaine est leur préoccupation de recherche la plus fondamentale, tel n’est pas le constat que font les éditeurs du présent ouvrage. Pour Jackson et Piette, l’anthropologie de l’existence est le parent pauvre de la discipline, voire son principal point aveugle. La raison en serait une méconnaissance du sens réel de cette dimension « existentielle » du vécu. Tel que proposé par les deux éditeurs aux collaborateurs de l’ouvrage, l’objectif sera alors de justifier théoriquement aussi bien qu’empiriquement une telle anthropologie de l’existence.
Le chapitre introductif s’attache à définir cette vision de l’anthropologie, en particulier par rapport au sens que lui ont attribué les philosophes. Il vise d’abord à combiner les approches relativement différentes des deux éditeurs, l’un de tradition francophone, l’autre oeuvrant dans le monde anglo-saxon ; le premier mettant l’accent sur la micro continuité de l’homme vivant les instants et les situations selon diverses modalités de présence-absence et de passivité-activité, le second resituant l’existence dans le cadre de l’intersubjectivité et des rapports aux autres dans lesquels l’individu s’engage au quotidien, ce que Piette désigne comme le « mode mineur » de l’existence. Mais l’ouvrage va beaucoup plus loin en proposant un portrait synthèse convaincant des concepts et des grandes orientations théoriques d’une telle anthropologie existentielle. Ainsi, la recherche ne s’intéressera plus aux structures (sociales, politiques, inconscientes) ni au poids de l’histoire, mais plutôt à la mobilité existentielle de l’individu, soit à ses projets, ses intentions, ses désirs, sa gestion des situations vécues au quotidien et à la redéfinition continue et créative de nouveaux modes d’être-au-monde. Surtout, une telle anthropologie existentielle prend une distance critique affirmée face aux représentations sociales et culturelles construites (concepts, systèmes, structures) tant par les populations que par les chercheurs. La recherche sur la religion, par exemple (thème largement abordé par les collaborateurs de l’ouvrage), serait mal servie par le concept de Dieu dans l’hypothèse où cette entité est perçue comme déterminant l’existence d’un individu dépouillé de toute agentivité. Il en va de même du concept de conversion, inapte à rendre compte du cheminement complexe, des hésitations et questionnements, voire des accidents de parcours qui y conduisent le converti. Une anthropologie existentielle de la conversion devra plutôt rendre compte des influences et de liens toujours présents avec la religion d’origine, du recul critique du converti face aux dogmes ou de ses aptitudes à la réinterprétation et au syncrétisme. Le recours à des catégories construites telles que celles de Judaïsme, Catholicisme ou Islam relèverait d’un essentialisme qui masque tout autant leur complexité que les multiples modalités d’existence des pratiquants.
Le regard de cette anthropologie se portera sur le vécu de moments spécifiques en situations concrètes d’incertitudes, de questionnements, de doutes, de fluidité des positions, véritables lieux d’articulation des interprétations et des rationalisations qu’en fera l’individu. L’enjeu est alors de comprendre l’existence vécue sans recourir aux concepts abstraits, au déterminisme des forces externes (politiques, économiques) ou internes (ex. : structures inconscientes) et des formations discursives élaborées par les chercheurs pour mettre l’accent sur la vitalité, l’imagination, la conscience et la volonté de l’individu. Bref, aucune existence n’est totalement aliénée par le monde. Or, l’anthropologie et les sciences sociales en général n’auraient pas su saisir toute l’importance de la dimension existentielle. On aurait accordé trop d’importance aux ontologies (la place de l’humain dans les autres mondes du vivant), aux cosmogonies, mythologies, visions du monde, bref à une culture conçue en dehors de l’existence. Même l’approche bourdieusienne des habitus et du raisonnement pratique et celles de l’ethnométhodologie de Garfinkel ou des études du soi dans la vie quotidienne de Goffman n’auraient su éviter les pièges des déterminismes des normes, des rôles et des structures et n’arriveraient pas à encourager ni la description des « faits minuscules » qui définissent l’existence, ni l’analyse des multiples modes d’engagement de l’individu dans les situations de vie concrètes. Cinq collaborateurs, dont Michael Lambek, illustrent dans autant de chapitres cette approche à partir de leurs terrains de recherche respectifs : la conversion aux Pentecôtismes au Mozambique (Premawardhana) ; les rapports vécus entre l’Islam et la possession dans l’Océan indien (Lambek) ; la sexualité et la possession au Brésil (Van de Port) ; les passeurs de migrants illégaux à partir du Niger (Lucht) ; et les trajectoires de vie d’amputés en Afrique (Sylva). Bien qu’en mettant de l’avant des conceptions diversifiées d’une telle anthropologie de l’existence, ces illustrations en renforcent chacune à leur manière les présupposés théoriques.
Toutefois, affirmer en conclusion du livre, comme le fait Laurent Denizeau dans sa lecture croisée des divers ouvrages publiés par les deux coéditeurs, que l’existence humaine est une terre inconnue des anthropologues semble exagéré. Une telle position, soutenue particulièrement par Albert Piette, semblera quelque peu réductrice aux lecteurs familiers avec des courants de recherche comme l’interactionnisme symbolique, l’ethnométhodologie, la théorisation ancrée, les approches narratives, voire le pragmatisme ou l’anthropologie de l’éthique contemporaine. À leur façon, ces diverses approches sont depuis longtemps soucieuses de resituer l’individu à l’interface de sa quotidienneté, de l’histoire et des trajectoires de vie, du microsocial, de son agentivité et de ses construits de sens commun. Bien sûr, Denizeau n’a pas tort de rappeler que les écrivains de fictions réussissent mieux à décrire l’existence humaine que les anthropologues pourtant bien ancrés dans le terrain qui participent de près aux événements qui jalonnent le quotidien des informateurs. Mais prendre une distance face aux émotions et aux ressentis de même que face aux apories, accidents et idiosyncrasies n’est-il pas un pré requis à toute analyse des forces, structures et mécanismes qui influent sur la gestion de cette quotidienneté ? L’analyse compréhensive et la théorisation ne passent-elles pas par une distanciation face aux existences individuelles ? En dépit de la pertinence incontestable d’une telle anthropologie existentielle, on peut difficilement suivre Jackson et Piette lorsqu’ils ramènent l’anthropologie sociale et l’anthropologie culturelle à des sous continents d’une anthropologie mère qui se définit dans et par l’existence. N’y voir que des approches tournées exclusivement vers l’élaboration de « systèmes » et autres reconstructions théoriques décalées de la réalité vécue ne rend pas justice aux efforts soutenus au cours des dernières décennies pour combiner approches micro- et macrosociales, histoires de vie et déterminants sociopolitiques, poids des normes et agentivité du sujet. Il ne suffit pas de reconnaître du bout des lèvres que le quotidien de l’être-au-monde est influencé par la société et la culture ; l’humain existe en tant que membre de collectivités, évolue dans les cadres des possibles que lui offre sa culture et son existence même est largement influencée par des structures et des groupes d’intérêt politiques et économiques. L’anthropologie existentielle est-elle la seule porte d’entrée sur la « complexité de l’expérience humaine » ? La définition documentée et argumentée proposée ici d’une anthropologie existentielle est des plus convaincantes et les illustrations qu’en donnent les collaborateurs enrichissent tout autant cette réflexion théorique. Si l’existence n’est probablement pas le point aveugle de l’anthropologie comme soutenu ici, le lecteur ne doutera pas de la pertinence d’une anthropologie de l’existence qui se situe au pôle opposé d’un continuum occupé par une anthropologie proprement politique.