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Faire le bilan d’une édition grand public dans une revue savante peut s’avérer parfois une tâche peu aisée, surtout si le sujet et les questions que soulève le livre sont théoriquement stimulants, mais que le cadre de sa publication demande une relative simplicité. C’est le cas de l’ouvrage Les rondes paysannes. Vigilance, politique et justice dans les Andes péruviennes que nous offre Emmanuelle Piccoli, anthropologue belge qui compte une expérience riche de plusieurs années de recherche parmi les communautés andines du nord du Pérou.
Autour des années 1970, l’affaiblissement du pouvoir gamonal (c’est-à-dire des grands propriétaires terriens) a donné lieu à une notable intensification du vol de bétail dans les Andes. Les Rondes paysannes sont des associations collectives rurales qui ont émergé dans la région de Cajamarca pour faire face à cette situation. Elles sont bien connues au Pérou pour appliquer des formes coutumières de justice, ainsi que pour être devenues progressivement des instances de gouvernance collective aux échelles communautaire et locale. À cet égard, Les rondes paysannes… répond à un objectif bien précis : montrer cette évolution des Rondes paysannes dans les provinces de Cutervo, Chota et Hualgayoc. Le livre conclut donc en confirmant le fait fondamental que les Rondes sont aussi des institutions de gestion collective de la vie communautaire, et pas seulement de vigilance contre le vol, ou d’administration de la justice.
Pour effectuer cette démonstration, E. Piccoli décrit un ensemble de fonctions et d’activités que les Rondes accomplissent, en montrant comment elles élargissent leur agenda avec des questions d’intérêt politique, économique, social en général, qui concernent l’ensemble de familles d’un village. Ainsi, bien au-delà des fonctions de base (policière et judiciaire), Les rondes paysannes… met en évidence que les assemblées des Rondes, les démarches qu’elles effectuent auprès des organismes d’État, l’appui qu’elles reçoivent des ONG et des églises, leur participation à la politique de partis, leur gestion des pâturages et des sources d’eau, leur résolution de conflits sur l’héritage ou sur des dettes privées, etc., constituent autant d’éléments qui diversifient leurs obligations quotidiennes. D’ailleurs, l’identité rondera vient confirmer ce fait. Bien que cette identité soit associée en principe aux fonctions de base de la Ronde, son spectre s’étend jusqu’à occuper la place de l’identité paysanne elle-même et devient le lieu de reproduction d’un imaginaire d’appartenance à un collectif.
Afin de connaître en détail les activités qui permettent cette intégration communautaire, l’auteure suit les ronderos dans les évènements de jour, au niveau local et régional, mais aussi dans leurs assemblées et rondes de vigilance réalisées en pleine nuit. Tenant compte du milieu difficile à pénétrer que sont les Andes la nuit et les Rondes paysannes elles-mêmes (avec leur méfiance envers l’allochtone et leur formalisme extrême, du moins, selon ma petite expérience des Rondes à Marcapata), je n’ai aucun doute que la recherche d’E. Piccoli représente une réussite non négligeable. Et c’est précisément cette démarche empirique qui constitue l’atout principal du livre. Elle fournit des informations clés qui, vers la fin de l’ouvrage, la conduisent à proposer deux voies d’analyse ponctuelles fort suggestives. Plutôt que de contribuer à soutenir la thèse centrale du livre, ces voies d’analyse laissent un terrain propice qui invite le lecteur à déployer sa réflexion théorique.
En premier lieu, E. Piccoli se demande comment se négocie l’existence des structures politiques de la Ronde et de l’État. Sa question, à mon avis, vaut tout l’or du Pérou, mais la réponse ne reconnaît pas la complexité de la situation que sa propre étude saisit. Elle suggère que le « pouvoir ronderil » prévaut aux échelles plus locales et communautaires, et le « pouvoir étatique » aux échelles territoriales plus larges. On néglige donc les effets du pouvoir dit étatique sur la gestion du gouvernement à l’échelle communale, les effets des logiques communautaires de pouvoir sur les échelles territoriales plus larges de participation politique, et les effets de la vigilance que les Rondes exercent sur les autorités politiques à différents niveaux. En deuxième lieu, bien au-delà de la réflexion classique sur le fait que la peine vise principalement la réparation du dommage et la réhabilitation du transgresseur, l’auteure met un accent juste sur l’adaptation de la peine aux conditions locales et aux besoins des familles. Cet élément permettrait de penser à d’autres sens du juste et du légal dans ces communautés, mais c’est une réflexion qui n’est pas approfondie dans l’ouvrage.
En définitive, s’il y a une critique à faire, c’est que Les rondes paysannes… aurait gagné à plus d’épaisseur théorique quant à la réflexion sur les Rondes. Les analyses sur la justice ronderil permettent plus de prendre acte du pluralisme légal à l’oeuvre que d’approfondir la dimension anthropologique de la question juridique, et ce, alors même qu’on nous promet d’aller « jusqu’aux confins de l’anthropologie du droit » (p. 139). La dimension théorique de la discussion est absente aussi lorsque l’auteure se donne le projet de « repenser plus largement la “communauté” » (p. 76). Pourtant cette entreprise aurait gagné beaucoup à être liée simplement à une réflexion sur les conceptions locales du juste et du légal. Le développement du communautarisme dans les Rondes ayant eu lieu précisément autour de l’application de ces conceptions, leur analyse profonde serait très utile pour repenser le lien social qui produit le collectif.
Par ailleurs, bien qu’un certain air clastrien – délibéré ou non – soit sous-jacent à la définition des Rondes comme fondamentalement opposées à l’État (p. 132-133), l’emploi explicite d’outils théoriques dans Les rondes paysannes… se limite à une analyse réalisée « à partir de la théorie élaborée par Michel Foucault » (p. 87). Cependant, quelques idées choisies sur la punition et le corps selon Foucault sont appliquées seulement à une portion restreinte des données du chapitre IV. Cela dit, « Anthropologie prospective » étant une collection de la maison d’édition Academia qui s’adresse à un large public, la simplicité théorique de Les rondes paysannes… peut à ce titre être plus soulignée que regrettée. Enfin, les lecteurs non-initiés à la problématique des Rondes paysannes andines y trouveront un intérêt certain ; le spécialiste de l’anthropologie juridique y trouvera un cas qui stimulera sa réflexion théorique ; les étudiants de droit et d’anthropologie qui débutent dans les questions du pluralisme légal apprécieront en lui une ressource claire et organisée sur le sujet ; et pour ma part, je l’utilise dans un cours de baccalauréat en sciences sociales. Qui plus est, Les rondes paysannes… a la capacité de motiver à entreprendre une analyse anthropologique profonde des Rondes paysannes andines et, dans ce sens, il constitue un excellent point de départ pour contribuer à la réflexion sur la nature du droit coutumier et du lien social qui, fondé sur cette base, produit le collectif. Un livre écrit de façon aussi claire que didactique ne peut qu’apporter une contribution à tout projet à venir sur le sujet.