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L’ouvrage Oser le plurivers. Pour une globalisation interculturelle et responsable de Christoph Eberhard discute essentiellement des « horizons », des « univers du possible » que peuvent engager les perspectives pluralistes dans les rencontres interculturelles. En s’appuyant largement sur les travaux de Robert Vachon (1990) et de Raimon Panikkar (1984), Eberhard favorise une démarche « diatopique et dialogale » qui se définit par la rencontre et le dialogue entre des modes d’existence radicalement différents. Cette démarche nécessite des traductions, mais reconnaît en même temps qu’il existe des « intraduisibles ». À l’instar de Vachon et de Panikkar, Eberhard suggère d’engager le dialogue interculturel à partir d’équivalences homéomorphes ; « une sorte d’analogie fonctionnelle existentielle » (Panikkar 1984 : 5). En d’autres mots, ces équivalences sont des analogies transculturelles qui tiennent compte de la nature substantiellement différente des cultures comparées.
Dans les six premiers chapitres de l’ouvrage, Eberhard discute largement des ouvertures et des possibilités que peut offrir cette démarche diatopique et dialogale pour repenser certaines conceptions occidentales, comme les droits de l’homme, la gouvernance et le développement durable. L’auteur soutient qu’une démarche diatopique et dialogale bien ancrée permet d’espérer des nouvelles alternatives du vivre ensemble, mettant en valeur la richesse de la diversité culturelle. Ainsi, cette démarche pourrait insuffler, par exemple, d’autres modes de gouvernance : des modes de gouvernance qui sortent du modèle managérial et apolitique promu et appliqué à l’heure actuelle par certaines organisations comme le Fonds monétaire international et la Banque mondiale ; des modes de gouvernance qui ne sont plus définis uniquement par des centres du pouvoir, mais selon une approche de réseaux auxquels participent de manière équilibrée divers acteurs issus de cultures différentes.
Dans cet ouvrage, Christoph Eberhard invite donc le lecteur à repenser les conceptions occidentales et à les ouvrir à d’autres univers du possible. L’auteur insiste alors sur l’importance du dialogue interculturel dans la construction de nouveaux horizons sur lesquels pourrait se bâtir un vivre ensemble plus juste et égalitaire. Cette démarche est louable en soi. Toutefois, bien que l’ouvrage se tienne sur le plan théorique, il semble offrir certaines lacunes au niveau de l’analyse des données empiriques. Est-ce que l’auteur aurait pu, par exemple, faire ressortir depuis son ethnographie du monde bouddhiste certaines équivalences homéomorphes des concepts comme « gouvernance » et « droits humains » à partir desquels il serait possible d’engager le dialogue, de repenser ces concepts occidentaux à partir d’autres prémisses ? Nous nous serions attendus à ce qu’il aborde ces questions de front dans son ouvrage et tente de faire ressortir certaines de ces équivalences homéomorphes dans l’analyse de données empiriques. Malheureusement, le lecteur demeure un peu sur sa faim du fait que l’ouvrage ne contient presque pas de ce genre d’analyse. Il faudra attendre au chapitre 7 (pp. 237-284) pour être mis en contact avec des conceptions, des valeurs et des récits issus du monde bouddhiste. Ce chapitre est effectivement intéressant pour les néophytes qui en connaissent peu sur les enseignements bouddhistes, mais le lecteur aurait peut-être souhaité que la réflexion proposée dans les six premiers chapitres se répercute davantage dans l’analyse ethnographique de l’auteur. Une bonne partie du chapitre 7 fait état des enseignements du maître bouddhiste Chögyam Trungpa, dont la démarche vise justement « la traduction de sa tradition dans un contexte occidental » (p. 257). Quels défis ce maître bouddhiste doit-il surmonter dans ses exercices de « traduction » ? Peut-on décrire la démarche de Trungpa comme étant une démarche diatopique et dialogale ? Si oui, dans quelle mesure ? Il s’agit de quelques-unes des questions que l’auteur aurait pu soulever afin de mieux orienter le lecteur et de l’aider à comprendre concrètement les défis, les enjeux et les possibilités de la démarche diatopique et dialogale favorisée dans cet ouvrage.
Parties annexes
Références
- Panikkar R., 1984, « La notion des droits de l’homme est-elle un concept occidental ? », Interculture, 17, 1 : 3-27.
- Vachon R., 1990, « L’étude du pluralisme juridique. Une approche diatopique et dialogale », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, 29 : 163-173.