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Le discours des droits de l’homme semble s’être converti au langage de la politique progressiste actuelle ; un discours, appréhendé avec suspicion à la sortie de la Seconde Guerre mondiale et dans le contexte de la Guerre froide, qui se trouve de plus en plus repris partout. Les droits de l’homme seraient donc le chemin privilégié de notre temps, voire le chemin universel, pour reconstruire les voies de l’émancipation…

Et pourtant, nombreux ont été les signalements dans le domaine académique et politique – notamment de gouvernements socialistes en Asie, en Afrique du Nord et subsaharienne, au Moyen Orient, ou en Amérique Latine – pour dénoncer l’aspect ethnocentrique d’un tel discours et les implications hégémoniques de son expansion. Comment donc repenser les droits de l’homme sur d’autres bases ?

C’est justement au coeur d’une éclairante et nécessaire réflexion sur le Droit, sur la diversité culturelle et sur le dilemme improductif posé en termes d’universalisme ou de relativisme que nous convoque l’ouvrage Droits de l’homme et dialogue interculturel[1], afin de construire les fondements d’une pratique des droits de l’homme valable dans les divers contextes historiques, sociaux, culturels et économiques.

La démarche

Entre traditions disciplinaires, académiques et institutionnelles l’approche de Christoph Eberhard se nourrit principalement de trois horizons disciplinaires et académiques complémentaires.

L’anthropologie du Droit du Laboratoire d’anthropologie juridique et politique de Paris est un des axes majeurs de l’argumentation. Eberhard, mettant particulièrement en lumière les travaux de Michel Alliot et d’Étienne Le Roy, postule deux défis centraux pour repenser une pratique des droits de l’homme. Il s’agit des deux problématiques fondatrices de l’anthropologie du Droit, entendue non pas comme l’étude du « droit des sociétés exotiques » (pp. 15, 41) mais comme un certain regard sur la société et sur le Droit[2] lui même : le « pluralisme » (culturel et juridique) et le « pragmatisme ». Afin de transcender les clivages, l’auteur propose d’approcher la question à travers les pratiques d’acteurs concrets, de leurs discours et de leurs représentations. La pluralité des inscriptions sociales, « notre condition humaine foncièrement pluraliste » (p. 54), permet de passer de l’opposition des dichotomies idéelles à l’interrelation pratique des différences. Dans ce sens, élargir le cadre du droit officiel, qui ne couvre qu’une partie du Droit au sens large, pour aller à la rencontre du phénomène juridique à travers le vécu socioculturel, se pose également comme une exigence d’une approche dynamique du Droit pour repenser les droits de l’homme au pluriel.

D’autre part, la philosophie de l’interculturalité de l’Institut interculturel de Montréal, relevant les apports de Raimond Panikkar repris par Robert Vachon, apporte à l’auteur un approfondissement sur l’ouverture à d’autres façons culturelles de reproduire le lien social. Ainsi, la démarche diatopique et dialogale met au centre des préoccupations de relever les différents sites (topoi) culturels et les différentes logiques (logoi) qui sous-tendent les phénomènes de tradition juridiques distinctes, c’est-à-dire la compréhension des phénomènes juridiques dans leurs contextes de signification ; le souci étant de traduire les particularités de façon à partager un même horizon d’intelligibilité pour un dialogue interculturel.

De son côté, la théorie et philosophie du droit de l’Académie européenne de Théorie du Droit à Bruxelles, principalement à partir des développements de théorie critique du droit de François Ost et de Michel Van de Kerchove, a favorisé une réflexion sur les postulats, principes et mythes de la propre tradition juridique « occidentale ». Cette mise en perspective du topos et du logos du discours juridique dominant se présente comme une condition nécessaire pour poser un véritable dialogue dans le domaine des droits de l’homme. En effet, un des signalements les plus percutants de Christoph Eberhard est bien l’absence de dialogue entre les diverses traditions de vie et de savoir. L’auteur se demande ainsi comment prendre l’Autre au sérieux et construire avec lui un avenir partagé à l’époque de la globalisation.

L’objectif de l’ouvrage n’est donc pas de faire l’exégèse ni l’interprétation du droit international des droits de l’homme dans les instruments internationaux mais de poser les jalons épistémologiques pour des décentrements successifs par rapport à notre compréhension du Droit et de la différence culturelle. Ceci lui permettra par la suite de bâtir les fondements d’une pratique interculturelle des droits de l’homme comme un Droit de Paix.

L’éclairage

L’argumentation proposée est donc une mise en perspective du « discours juridique » moderne, celui du Droit à l’occidentale, de la même manière que celle du « discours culturel » moderne, celui du multiculturalisme, du communalisme d’où peuvent dériver fondamentalismes et cristallisations identitaires. La première partie de l’ouvrage se construit sous le signe de l’altérité et du pluralisme, la deuxième partie aborde pour sa part la complexité et le dynamisme des phénomènes.

Le défi relevé est celui de trouver une dynamique émancipatrice, et non une dynamique hégémonique des droits de l’homme. Un des exemples éclairants que l’auteur partage est celui des femmes intouchables en Inde dans leurs actions quotidiennes. Avec la réinterprétation des notions de karma/dharma, elles montrent d’autres possibilités dans la lutte pour la dignité qui s’avèrent plus importantes et plus efficaces, dans leur contexte, que l’instrumentalisation d’un discours sur les droits de l’homme « à l’occidentale ».

L’auteur propose donc de s’intéresser aux processus de dialogue, d’échange, de négociation plus qu’à l’élaboration de normes générales, abstraites et impersonnelles. C’est sur les procédures facilitant la rencontre, valorisant le respect mutuel, le dialogue et le partage qu’il faudra orienter la recherche en la matière[3].