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Introduction[1]

Dans le cadre des négociations territoriales globales[2], les Autochtones du Canada sont amenés à revendiquer leurs droits territoriaux à l’intérieur de paramètres bien définis par les institutions étatiques. Dans ces processus de négociation, les Autochtones traduisent leurs rapports au territoire dans des termes compris et imposés par leurs interlocuteurs étatiques dans le but de défendre leurs propres droits et intérêts. Les Atikamekw Nehirowisiwok sont engagés depuis quelques décennies déjà dans ces processus de négociation et connaissent très bien les risques encourus par cet exercice de traduction. Dans leur démarche d’affirmation identitaire et culturelle, et dans un souci de transmettre les savoirs reliés à la responsabilité et aux pratiques territoriales, les Atikamekw Nehirowisiwok ont mis beaucoup de temps et d’énergie à développer des outils de négociation à partir de leurs propres conceptions et de leurs propres valeurs.

Dans le cadre de ce texte, je propose de dresser un portrait de la contemporanéité des droits et des responsabilités territoriales chez les Atikamekw Nehirowisiwok[3] à partir de leurs propres termes. Par contemporanéité des droits et des responsabilités territoriales, j’entends la relecture et la synthèse culturelles de règles de conduite et de processus décisionnels en usage et ancrés historiquement. La notion de « contemporanéité », empruntée à l’anthropologue Sylvie Poirier (2000), est appropriée ici dans le but de reconnaître les dynamismes des ordres juridiques autochtones dans leurs interactions et négociations avec la modernité et les institutions étatiques.

Je me propose tout d’abord de discuter de la perspective analytique du « pluralisme juridique », thème central de ce numéro, et d’expliquer dans quelle mesure cette perspective a le potentiel d’ouvrir la voie au dialogue, à la comparaison et à l’analyse des dynamiques d’enchevêtrement, de négociation et de résistance entre les ordres juridiques autochtones et étatiques. Ici, le concept d’ordre juridique réfère aux principes normatifs qui assurent l’entretien d’une certaine cohésion sociale et aux processus de production et de reproduction de ces principes menés par les acteurs et les institutions (Nader 1965, 2002 ; Moore 1978 ; Comaroff et Roberts 1981 ; Rouland 1988 ; Leclair 2011).

Perspective analytique du pluralisme juridique

Dans les dernières décennies, depuis les études de Max Gluckman (1955, 1963), entre autres, plusieurs anthropologues ont mené des travaux s’intéressant aux espaces de coexistence, de codétermination et aussi de résistance qui se déploient entre divers ordres juridiques (Merry 1988). Pour certains, comme Griffiths (1986) et Benda-Beckmann (2002), influencés par les travaux de Sally Falk Moore (1973, 1978), les ordres juridiques se définissent dans des relations complexes de compétition, d’interaction, de négociation et d’isolationnisme. Ainsi, les recherches portant sur le pluralisme juridique permettent d’analyser les processus de négociation et de reformulation qui se produisent – dans un rapport souvent asymétrique – entre, par exemple, les ordres juridiques autochtones et étatiques (Merry 1988).

Certains chercheurs, qu’ils soient juristes ou anthropologues, soutiennent que la perspective analytique du pluralisme juridique contribue également à remettre en question la prétention que les États-nations possèdent le monopole de la production du droit (Griffith 1986 ; Rouland 1988 ; Le Roy 1998, 1999 ; Benda-Beckmann 2002 ; Eberhard 2012, 2013 ; Merry 2012). Simon Roberts émet quant à lui des bémols importants face à cette affirmation. Dans son texte intitulé Against Legal Pluralism : Some Reflections on the Contemporary Enlargement of the Legal Domain, Roberts (1998) soutient que l’on ne peut évacuer du concept de droit son bagage historique et culturel. Selon lui, il est difficilement concevable de définir le droit en dehors de la définition comprise par les institutions sociales et politiques l’ayant élaboré (Roberts 1998 : 105). Pour lui, la traduction des univers normatifs non occidentaux vers des catégories occidentales comme le droit peut entraîner la réduction et l’altération des univers normatifs décrits. En continuité avec Bohannan (1957), Roberts privilégie la mise en valeur des conceptions locales : la reconnaissance et la définition des univers normatifs autochtones doivent s’opérer dans leurs propres termes et non dans des termes qui leur sont imposés et qui ont la prétention de définir qui ils sont ou qui ils doivent être (Roberts 1998 : 105). Ce n’est qu’après avoir bien documenté ces conceptions locales et avoir défini leur sens à partir des discours et des pratiques institutionnelles locaux que l’on peut penser à les mettre en commun avec d’autres. Le défi demeure dans la transition et la traduction des concepts et des sens locaux à un niveau analytique et comparatif (ibid. : 104-105). Cet exercice de traduction est toutefois nécessaire à la comparaison et à l’analyse des dynamiques d’enchevêtrement, de négociation et de résistance entre les ordres juridiques.

Les propos de Roberts (1998) résumés ici sont importants puisqu’ils nous incitent à décliner le concept et le domaine du droit, mais aussi ceux du pouvoir, de l’autorité et de la justice dans leur formation historique et dans leurs pratiques institutionnelles. D’autre part, les critiques de ce texte nous encouragent à porter une attention particulière à la taxonomie de nos interlocuteurs et aux enjeux de la traduction (culturelle et linguistique). Enfin, cela nous a amenés à nous demander s’il existe ce que Panikkar (1999) nomme des « équivalences homéomorphes » entre ces domaines (droit, pouvoir, autorité, justice) et les pratiques et taxonomies autochtones, par exemple.

L’équivalence homéomorphe ne propose pas d’universaux, ni même une véritable analogie. Elle propose plutôt « une équivalence fonctionnelle particulière découverte par le moyen d’une transformation topologique. Elle est une sorte d’analogie fonctionnelle existentielle » (Panikkar 1999 : 213). L’utilisation de ces équivalences n’entraîne pas la réduction ou l’absorption des différences, de l’altérité, mais, au contraire, participe à leur reconnaissance et à leur mise en « dia-logue ». Je reprends ici le terme de François Jullien (2008) qui insiste sur le fait que le dialogue interculturel prend forme autant dans l’échange, le partage et l’interaction que dans la rupture et l’écart épistémologiques et ontologiques, d’où la présence du trait d’union qui sert à marquer la distance, l’écart épistémologique et ontologique qui subsiste dans la rencontre.

Nehirowisiw otiperitamowin. Droits et responsabilités territoriales nehirowisiwok

Les Atikamekw Nehirowisiwok, au nombre d’un peu plus de 6 000, sont majoritairement situés dans les régions de Lanaudière et de la Haute-Mauricie au centre du Québec. Ils font partie de la grande famille linguistique algonquienne regroupant plusieurs nations, dont les Innus, les Anicinabek (Algonquins) et les Eeyou (Cris).

Plusieurs travaux menés auprès des populations algonquiennes ont abordé la question de l’application de certaines règles de conduite valorisées en ce qui a trait aux activités en forêt. C’est le cas particulièrement des travaux de Speck (1933), de Mailhot et Vincent (1980, 1982) et de Lacasse (2004) chez les Innus, de Lips (1947) chez les Naskapis, de Poirier et Niquay (1999) chez les Atikamekw Nehirowisiwok et de Leroux etal. (2004) et Leroux (2009) et chez les Anicinabek. Ces études démontrent comment ces règles de conduite transmises par les institutions de la famille et de la bande régissent les rapports sociaux et politiques entretenus entre les familles et les groupes de chasse, mais également les rapports sociaux entretenus entre les personnes humaines et les entités non-humaines (animaux, plantes, esprits des ancêtres). Dans l’ensemble, ces travaux décrivent les droits et responsabilités territoriales de ces groupes comme étant un ensemble de pratiques normatives liées par exemple à la transmission des territoires de chasse, à la transmission des rôles et statuts de la personne, au règlement de conflits, au maintien de la paix, au partage des fruits de la chasse ou de la pêche et à la préservation des « ressources ».

À l’instar de ces travaux, cet article, rédigé pendant ma démarche de recherche doctorale, fait état de valeurs, de principes éthiques, de codes moraux et de règles de conduite que j’ai pu documenter lors de mes séjours au sein des trois communautés nehirowisiwok (Manawan, Opitciwan, Wemotaci) entre 2009 et 2015 et qui participent à la cohésion sociale entre les personnes (humaines et non-humaines). Les données ethnographiques présentées ici sont issues majoritairement des observations et des entretiens réalisés auprès d’aînés et de responsables territoriaux (ka nikaniwitcik) des trois communautés nehirowisiwok[4]. Je dois préciser ici que cette recherche doctorale se réalise dans un contexte où les membres du Conseil de la Nation Atikamekw Nehirowisiwok (CNA) sont amenés à élaborer un code de pratiques nehirowisiw (orocowewin notcimik itatcihowin) visant à la fois à assurer la transmission des responsabilités et des savoirs territoriaux et à faire reconnaître auprès des instances étatiques leurs propres conceptions du droit et de la responsabilité territoriale[5]. Un des objectifs de ma recherche doctorale est de réfléchir non seulement aux règles, valeurs et pratiques normatives, mais également de créer en partenariat avec mes interlocuteurs nehirowisiwok des outils favorisant le dialogue interculturel dans un contexte de négociation territoriale. Nous avons mis sur pied, par exemple, un comité de travail[6] pour élaborer un lexique thématique visant à mettre en valeur les conceptions nehirowisiwok liées aux droits et à la responsabilité territoriale et à bonifier les travaux entourant le code de pratiques et les négociations territoriales menés par les membres du CNA et de la Table des négociations.

Spécifions, dans un premier temps, la difficulté vécue durant mon étude à cerner des termes nehirowisiwok qui pourraient équivaloir aux concepts de « droit » ou de « justice ». Cette difficulté, également partagée par des linguistes nehirowisiwok et par des membres nehirowisiwok de la Table des négociations territoriales, provient d’abord du fait que ces conceptions demeurent largement abstraites et issues d’une logique ou d’une rationalité particulière. Par ailleurs, entamer le dialogue à partir des terminologies occidentales n’est peut-être pas la démarche souhaitable en vue de donner une place réelle aux épistémologies et aux ontologies autochtones.

Dans leurs travaux effectués dans le contexte des négociations territoriales globales, les Atikamekw Nehirowisiwok traduisent habituellement les concepts de « droit » et de « propriété territoriale » par le concept tiperitamowin. Mes interlocuteurs savent très bien que le concept tiperitamowin n’est pas analogue aux concepts occidentaux de droit ni de propriété. Il s’agit plutôt d’une conception homéomorphe – qui présente une analogie fonctionnelle, mais qui est d’une nature tout à fait différente.

Pour mes interlocuteurs nehirowisiwok, la locution ni tiperiten aski[7] renvoie à une sorte de relation au territoire, relation qui comprend certains droits et responsabilités. La locution ni tiperitenaski pourrait être traduite par « je suis garant de ce territoire », « j’ai une responsabilité envers ce territoire ». C’est en ce sens que les Nehirowisiwok peuvent utiliser ce concept pour mettre de l’avant leur relation « juridique » au territoire.

Dans un rapport soumis au Conseil Atikamekw-Montagnais, José Mailhot et Sylvie Vincent (1980) font état de leur analyse de l’utilisation du terme tiperitamowin[8] à partir de témoignages de chasseurs innus. Il est inutile ici de faire un état détaillé de l’analyse morphologique du terme par Mailhot et Vincent, mais retenons que le concept tiperitamowin est essentiellement utilisé par les chasseurs pour parler de l’influence, du contrôle ou de la maîtrise qu’exerce une personne. Dans la perspective de mes interlocuteurs, c’est cette influence et cette maîtrise qui donnent à la personne des droits, mais aussi des responsabilités. Il y a ici un lien direct entre l’influence ou la maîtrise de la personne sur une chose ou dans un domaine particulier et ses pouvoirs, son autorité, ses droits et ses responsabilités.

Chez les Atikamekw Nehirowisiwok, les « droits territoriaux » – les droits d’occupation et d’utilisation – se rapportent aux savoirs et aux types de relations entretenues entre le chasseur et son milieu de vie. Par exemple, au fil des saisons, les responsables de territoire (ka nikaniwitcik) circulent au sein des territoires de chasse afin d’en évaluer les ressources (tipahiskan) et transmettent les informations aux membres de leur famille et auprès d’autres responsables territoriaux (Wyatt 2004 ; Wyatt et Chilton 2014). Ils peuvent également laisser des marques sur des arbres (nametawin) afin d’indiquer leur présence aux autres chasseurs et d’affirmer leur rôle de responsable ou de gardien du territoire (Poirier et Niquay 1999). En laissant des marques sur les arbres, ils indiquent aux autres familles que cette partie du territoire est sous leur responsabilité et qu’ils veillent à ce qu’il n’y ait pas de surexploitation des ressources.

On pourrait traduire le terme ka nikaniwitc (au singulier) par« celui qui est à la tête, en avant ». Est nommé « ka nikaniwitc » la personne connaissant le mieux l’état d’un territoire de chasse et possédant certains droits et responsabilités (tiperitamowin) territoriaux (Houde 2011, 2014 ; Éthier 2014). C’est également le ka nikaniwitc qui peut lancer ou approuver les invitations à d’autres chasseurs. Le principe d’invitation (wicakemowin) fait partie aussi des règles de conduite que doivent encore aujourd’hui respecter les responsables de territoire afin d’assurer que l’ensemble des familles puisse subvenir à leurs besoins en viande sauvage, plantes médicinales, bois de chauffage et matériaux d’artisanat (Poirier et Niquay 1999). Il en est de même pour ce qui est du partage de la viande chassée. Lorsqu’un gros gibier comme l’orignal ou l’ours sont chassés, la viande doit être distribuée équitablement entre les membres du groupe de chasse et leur famille. Le principe d’invitation et le partage de la viande sont des pratiques essentielles au maintien du tissu social et représentent aussi une marque de respect envers l’animal chassé (Lips 1947).

Le ka nikaniwitc est davantage un responsable de territoire qu’une figure d’autorité détenant un réel pouvoir coercitif. Dans le contexte contemporain, les ka nikaniwitcik détiennent toujours une forme de responsabilité territoriale ; ils ne l’ont jamais cédée. Lorsqu’un ka nikaniwitc n’a plus les moyens d’assurer ses responsabilités, il transmet ce rôle à une autre personne, souvent au plus âgé de ses fils ou à un de ses frères. En fait, le titre et les responsabilités du ka nikaniwitc sont transmis d’abord et avant tout à la personne qui connaît le mieux le territoire et « qui aime le parcourir ». Il s’agit d’une personnequi accompagnait régulièrement l’ancien responsable du territoire dans ses pratiques de chasse et de gestion avant qu’il ne puisse plus assumer ses responsabilités. Lorsqu’un responsable de territoire transmet son titre, il transmet par la même occasion son o nehirowisiwin, « soit une manière d’être et de vivre, ou encore un chemin pour parvenir à la maturité et à l’autonomie » (Poirier et Niquay 1999 : n.p.).

Mes interlocuteurs insistent aussi sur le fait que le pouvoir et l’autorité reliés à la maîtrise ou à l’influence de la personne ne sont pas exclusifs à l’être humain. Les esprits-maîtres des animaux (awesisak okimaw) et les opwakanak (les esprits de la forêt, les esprits des ancêtres) possèdent également une certaine forme de pouvoir, d’autorité et de responsabilité. Ils sont, étant donné leur capacité, leur influence et leur maîtrise, des tiperitamokw ; à la fois des « responsables », des « propriétaires » et des « personnalités juridiques » selon la logique nehirowisiw. L’ensemble de ces entités apporte sa contribution à la vie sociale au sein du notcimik.

Orocowewin notcimik itatcihowin. Règles du vivre-ensemble au sein du notcimik

La locution orocowewin notcimik itatcihowin est utilisée par les Atikamekw Nehirowisiwok pour discuter des règles du bien-vivre ensemble au sein de leur univers forestier, au sein du notcimik. Il s’agit de la locution utilisée depuis 2015 pour désigner le code de pratiques nehirowisiw. Le terme notcimik réfère non seulement à une forêt ou à un territoire, mais à un lieu d’origine, à un univers de relations intimes et de cohabitations entre les humains et les autres qu’humains. Aussi, la présence du terme notcimik dans cette locution vient spécifier et expliciter la place des autres qu’humains dans la socialité nehirowisiw, basée sur un mode relationnel et de réciprocité. Le terme itatcihowin renvoie à des pratiques, à des comportements ou, plus largement, à un mode de vie. Le concept orocowewin renvoie à une prise de décision consensuelle. Littéralement, orocowewin pourrait être traduit par « ce qui est décidé ensemble ». Ce concept peut également référer à un grand projet collectif, d’ordre politique ou autre ou à une orientation à prendre (un chemin de vie). Certains documents du CNA (1998, 2009) élaborés dans le contexte des revendications d’autonomie gouvernementale et d’élaboration de la Constitution du Nitaskinan[9] traduisent ce concept par : décision, règlement, loi, résolution, arrêt, décret.

Depuis plusieurs années déjà, j’entends les Atikamekw Nehirowisiwok me dire que leur langue (nehiromowin) vient du territoire. Que c’est le notcimik qui forme la langue et l’identité nehirowisiwok. Progressivement, je comprends mieux la relation étroite entretenue entre la langue nehiromowin et les dynamiques territoriales. La langue des Atikamekw Nehirowisiwok est très descriptive et imagée. Comme me l’a fait remarquer une technolinguiste nehirowisiw, la surutilisation du verbe dans les phrases par rapport au français a pour effet de décrire l’état des choses ou des personnes, mettant l’emphase sur les modes d’existence et sur les relations entretenues entre les choses ou les personnes. La langue distingue par ailleurs grammaticalement les genres animé et inanimé attribués aux noms, mais conjugués dans le verbe, selon la capacité d’action de la personne ou de la chose nommée. Ainsi, certaines pierres, certains matériaux (comme l’écorce de bouleau), le tambour (teweikan) ou le pain banik (pakwecikan) sont des exemples d’objets/personnes ayant le potentiel d’être vivants « par acceptation » (Goddard 2002). Ces catégories grammaticales ne sont pas figées, puisque certains noms inanimés peuvent prendre la forme animée lorsque le locuteur lui attribue un pouvoir d’agir. Cela revient donc à dire que la différence entre les genres animé et inanimé ne relève pas nécessairement de la nature même de l’objet/personne, mais de la relation que le locuteur entretient avec l’objet ou la personne désignée.

La frontière qui existe entre le monde du vivant et le monde du non-vivant, ou entre l’objet et le sujet, dans notre conception occidentale n’est pas partagée par les Atikamekw Nehirowisiwok. Ainsi, certains matériaux ou vêtements confectionnés avec des ossements ou de la peau animale ne sont pas considérés comme étant de la matière inerte et sans vie. Au contraire, ces « matériaux » réagissent à ceux qui les travaillent et qui les utilisent. La façon dont ces « matériaux » sont utilisés, l’attention que l’on y porte dans le processus de confection de vêtements ou d’outils font partie des relations sociales entretenues entre les familles de chasseurs et les esprits-maîtres des animaux.

Par exemple, un artisan qui travaille les peaux d’orignaux pour confectionner des vêtements, des mitaines et des mocassins, m’explique qu’à chacune des étapes de préparation de la peau, la peau chante. Selon lui, et je le cite :

La peau chante parce que l’orignal a été bien tué et la viande et la peau n’ont pas été gaspillées […]. La vie de l’orignal continue […]. Les animaux [leurs esprits-maîtres] voient qu’ils sont utiles pour nous. On fait ça pour eux, pour que l’on puisse continuer à avoir de la viande pour toute la famille. On participe à tout ça quand on confectionne les mitaines ou les mocassins.

Artisan, Opitciwan, 2014

Mes interlocuteurs nehirowisiwok discutent régulièrement de l’importance de ne pas surexploiter la faune ou de ne pas gaspiller la viande, mais également la peau et tout ce qui est utilisable et qui provient de l’animal. Tout le travail et l’attention accordés à l’animal chassé : la préparation et le partage de la viande, le tannage de la peau, l’utilisation des os ou de la peau pour la confection d’outils et de vêtements démontrent une appréciation et une reconnaissance envers l’esprit-maître de l’animal. Les familles de chasseurs ont ici des obligations et des responsabilités envers les esprits-maîtres des animaux afin d’assurer une coexistence harmonieuse avec ces derniers. Il en est de même avec certaines plantes et pierres qui possèdent une grande utilité pour la confection de biens matériels, pour la médecine ou pour les pratiques rituelles. Lorsque la viande est gaspillée, non partagée entre les familles ou que les utilités de l’animal ne sont pas reconnues à leur juste valeur, l’espèce peut décider de partir et de changer de milieu de vie pour aller là où elle sera appréciée. Dans un entretien réalisé il y a une quinzaine d’années dans le cadre d’une recherche sur le droit coutumier nehirowisiw (Poirier et Niquay 1999), un aîné raconte :

Il y en avait ici du caribou. Un jour, ils sont partis. Le caribou [son esprit-maître] a parlé à un homme. Il ne lui a pas parlé comme ça, mais dans son rêve. [L’esprit-maître du caribou lui a dit] : « je vais partir parce qu’il n’y a personne pour me respecter. C’est pour ça que je pars ».

Aîné, Manawan, 1997

Ces propos rejoignent également ceux recueillis lors de mes séjours à Opitciwan (2014). Selon un responsable de territoire (ka nikaniwitc) : « le grand esprit, Kitce manto, peut voir qui partage et qui ne partage pas [la viande des animaux chassés]. Les animaux ne vont pas se donner aux personnes qui ne partagent pas ».

Une large partie des études ethnographiques réalisées auprès de populations algonquiennes depuis les travaux de Frank Speck (1915, 1918, 1933, 1935) discutent d’une éthique du respect et de la réciprocité entretenue entre les familles algonquiennes et les animaux chassés[10]. Cette éthique est présente dans une série de pratiques dans lesquelles le chasseur et son entourage s’assurent que l’animal chassé ne souffre pas, que le corps de l’animal ne soit pas maltraité, que la viande, la peau et les os ne soient pas gaspillés, mais utilisés et largement partagés entre les familles.

Le gaspillage de la viande et la maltraitance du corps des animaux chassés par des allochtones sèment toujours la colère et l’indignation des Nehirowisiwok. Bien entendu, la perception de ce qu’est la maltraitance envers les animaux peut être subjective. Pour les Nehirowisiwok, déposer le corps d’un orignal directement sur le métal dans une boîte de camion est de la maltraitance et un manque de respect pour l’animal. Les chasseurs nehirowisiwok prennent toujours le temps de placer un tapis de sapinage dans le fond de la boîte de camion pour faire un lit au corps de l’animal. Faire parader un panache d’orignal sur le capot d’un véhicule est aussi un manque de respect envers l’animal. Couper les pattes du castor pendant le dépeçage est une autre pratique perçue comme étant de la maltraitance par mes interlocuteurs nehirowisiwok.

Comme pour la viande et la peau, les ossements sont disposés de manière à ne pas offenser l’esprit-maître de l’animal. Selon certains chasseurs nehirowisiwok rencontrés lors de mes séjours au sein des communautés, il serait inadéquat, par exemple, de laisser les chiens jouer avec les os ou de laisser les os traîner sur le sol. Disposer adéquatement des ossements qui ne sont pas ou plus utilisés comme outil ou comme ornement implique de les mettre dans le feu, de les accrocher dans les arbres, de les enterrer ou de les retourner dans la rivière (dans le cas du castor) (voir également Poirier et Niquay 1999).

Ces pratiques reliées à la disposition des ossements des animaux chassés sont encore exercées par une bonne partie des Nehirowisiwok aujourd’hui. Le sens donné à ces pratiques peut varier d’une personne à une autre, souvent selon son âge et son affiliation familiale. Certains diront que ces pratiques sont exécutées en guise de respect pour l’animal, d’autres parleront de l’effet de ces pratiques sur la reproduction de l’espèce, et d’autres encore diront qu’ils exécutent ces pratiques parce que c’est ce que leurs ancêtres faisaient. Ils diront tout simplement que si leurs ancêtres ont survécu en faisant ces pratiques, c’est parce que ce sont les bonnes pratiques à faire, accordant ainsi leur confiance à l’expérience de vie de leurs aïeuls. Il y a également certaines personnes qui ne respectent pas ces pratiques. Les aînés disent que ce non-respect des pratiques reliées à la disposition des restes de l’animal, au partage de la viande ou au travail de la peau n’est pas forcément volontaire ; ce n’est pas décrit par mes interlocuteurs comme une contestation de la norme ou des règles de conduite. Ce non-respect serait plutôt lié à une rupture dans la transmission des savoirs chez certaines familles, rupture souvent attribuable à la sédentarisation forcée et à l’épisode des pensionnats autochtones.

Cette rupture intergénérationnelle est une préoccupation importante pour les Atikamekw Nehirowisiwok qui travaillent depuis des décennies à mettre en place des outils pour favoriser la transmission des savoirs liés à la responsabilité territoriale véhiculés par les aînés et les responsables des territoires familiaux, les ka nikaniwitcik. Le projet d’élaboration de la Constitution du Nitaskinan et d’un code de pratiques nehirowisiw vise en partie à répondre à cette préoccupation. D’un autre côté, ces démarches visent aussi à faire reconnaître auprès des institutions allochtones leurs propres conceptions du droit et de la responsabilité territoriale dans le contexte des négociations territoriales globales. Le défi maintenant est de savoir comment, dans le cadre de ces négociations, faire reconnaître auprès des institutions étatiques un ordre juridique inclusif des autres qu’humains, où les esprits-maîtres des animaux et les esprits des ancêtres et les esprits de la forêt (opwakanak) ont des pouvoirs d’agir et possèdent une forme d’autorité et des droits territoriaux. Un questionnement de fond subsiste : jusqu’où les Autochtones peuvent-ils traduire sans trahir leurs conceptions des droits et des responsabilités territoriales dans un contexte de négociation territoriale auprès des institutions étatiques ?

Conclusion

En mettant en valeur les conceptions nehirowisiwok reliées aux droits et responsabilités territoriales, j’ai voulu dans cet article poser certaines bases permettant de comprendre les fondements de la contemporanéité de l’ordre juridique nehirowisiw. Cet exercice est une prémisse à la comparaison et à l’analyse des dynamiques d’enchevêtrement, de négociation et de résistance entre l’ordre juridique nehirowisiw et étatique. Analyse qui devra être exposée dans le cadre d’un prochain article. Déjà on peut voir que les enjeux de la traduction sont inévitables dans le contexte où les membres de la Nation Atikamekw Nehirowisiw tentent de faire reconnaître leur autonomie gouvernementale et leur ordre juridique auprès des instances étatiques. Ces enjeux sont également partagés par plusieurs Nations autochtones du Canada.

Depuis les deux dernières décennies, souvent à la suite de longues procédures judiciaires ou encore d’ententes politiques plus ou moins laborieuses, des groupes autochtones au Canada se voient reconnaître certains droits issus de leurs propres ordres juridiques. On peut penser ici à la reconnaissance de droits autochtones octroyés dans certains accords d’autonomie gouvernementale, comme l’Accord Nisga’a ou l’Accord inuit (Otis 2009). Ces droits autochtones demeurent cependant formalisés à même le système juridique canadien qui veille à ce que les principes juridiques occidentaux soient appliqués.

La reconnaissance véritable des ordres juridiques autochtones de la part des États de droit comme le Canada est très limitée. On se retrouve ici davantage dans un système de « droit imposé » qui laisse peu de place au dialogue entre les ordres juridiques et très peu de marge de manoeuvre dans les procédures juridiques, comme dans les négociations politiques (Nicolau 2014 : 45). Au Canada, les Autochtones demeurent assujettis à un État de droit qui encadre les droits autochtones et qui exerce le pouvoir discrétionnaire de définir lui-même les droits constitutionnels des Autochtones comme des marges de manoeuvre que ces derniers possèdent dans l’application de ces droits. Cette imposition de principes juridiques occidentaux dans les ordres juridiques autochtones produit ce que Régis Lafargue (2003) nomme la « coutume judiciaire » et fait partie de ce que Ghislain Otis (2012) nomme le « pluralisme juridique intra-étatique », se différenciant ainsi du « pluralisme exo- (ou extra-) étatique ». Dans ce type de pluralisme, l’État reconnaît l’existence de divers ordres juridiques en son sein, pourvu qu’ils ne remettent pas en question l’ordre juridique de l’État.

Comment les constitutions étatiques occidentales, fondées sur une vision moniste et objective de la nature, peuvent-elles reconnaître, par exemple, aux autres qu’humains une forme d’autorité territoriale, des droits et des obligations ? Les quelques éléments issus des ordres juridiques autochtones qui sont reconnus par les États de droit modernes sont-ils un moindre mal ou ne représentent-ils qu’un moyen d’annihiler la différence (radicale) ? Voilà plusieurs questions qui demeurent en suspens et qui, j’espère, pourront continuer à alimenter nos réflexions et, enfindecompte, trouver écho auprès des praticiens en droit et des négociateurs engagés dans un processus de « dia-logue » entre les ordres juridiques autochtones et étatiques.