En 2015, la Commission de vérité et de réconciliation du Canada (CVRC) soulignait l’importance de la prise en compte du droit pour établir la vérité et parvenir à la réconciliation entre les peuples autochtones et la société dominante. Elle relevait aussi que le droit étatique avait été utilisé comme un outil d’oppression et avait largement contribué à invalider les règles et principes des ordres juridiques autochtones. Or, si effectivement « une meilleure compréhension et la poursuite du développement du droit autochtone [offraient] des ressources inestimables pour la prise de décision, la réglementation et la résolution de conflits » (CVRC 2015 : 53), on mesure l’importance des enjeux et les défis qu’entraîne la mise en place d’un pluralisme juridique effectif aujourd’hui. Ces questions de rapports de force, de relations entre les ordres juridiques et de leurs effets sur les personnes sont au centre de ce numéro, qui aborde les rencontres entre les juridicités autochtones et étatiques, mais aussi les pratiques et transformations du/des « D/droit/s » dans des situations de migration et d’interculturalité. Tout comme dans l’oeuvre de Christine Sioui Wawanoloath choisie pour la couverture de ce numéro, laquelle suggère le mouvement et un être qui pourrait être tout à la fois humain, esprit et oiseau, la pluralité est ici envisagée comme constitutive des ensembles sociaux et culturels ainsi que de l’expérience individuelle des êtres vivants (Eberhard 2013). Et, de la même façon que dans la danse qui est également insufflée dans l’image, la combinaison des arrangements, l’invention et le métissage sont, dans les travaux qui suivent, plus qu’une erreur de convention, l’expression d’un dynamisme vital. L’existence d’une pluralité d’ordres normatifs, de conceptions du/des « D/droit/s » et de pratiques de résolution des problèmes au sein de différents ensembles sociaux et culturels (ex. : minorités, peuples, autochtones ou non, migrants, populations urbaines ou rurales selon les contextes) et leur coexistence (par exemple lorsque celle-ci prend la forme de rencontres au sein d’un État) présente en effet des défis analytiques et conceptuels singuliers pour l’anthropologie. La rencontre de la pluralité et des défis de sa régulation invite alors, depuis le terrain, à se poser la question, non pas uniquement des normes, des pratiques, des ruses et des détours des acteurs sociaux, mais aussi de la normativité étatique et de la manière dont les réalités décrites par les anthropologues peuvent entrer en relation ou en concurrence avec cette normativité (Piccoli 2011). Les anthropologues se trouvent, par ailleurs, régulièrement placés dans une position d’experts (Sanchez Botero 2010). Dès lors, leurs analyses, sans qu’ils ne l’aient forcément mesuré, peuvent constituer, pour d’autres, par exemple pour les « professionnels ou praticiens du droit », une référence concernant ces autres juridicités, révélant ainsi le caractère performatif des textes d’anthropologie juridique. L’expertise des anthropologues peut ainsi jouer un rôle dans la transformation des normes, qu’elles soient générales ou individuelles, comme dans un procès pénal. Les expériences de Bruce G. Miller et de Bernard Saladin d’Anglure, à titre de témoins-experts, devant les tribunaux canadiens sont éclairantes à cet égard. Bernard Saladin d’Anglure présente, dans ce numéro, plusieurs distinctions fondamentales entre le droit traditionnel inuit et le droit positif canadien tant en matière pénale et criminelle qu’en matière civile (pour reprendre ici les classifications du droit canadien). Il rappelle les obstacles, mais aussi les ponts qui peuvent être créés entre des modes de résolution des conflits, pas toujours contradictoires. Il illustre ainsi le rôle de l’anthropologue comme acteur du Droit plutôt que comme descripteur et analyste des réalités sociales et rappelle ultimement la responsabilité des chercheurs à l’égard de la portée de leurs travaux et recherches. Certains anthropologues du droit …
Parties annexes
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