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Délaisser le familier pour partir à la quête d’autres mondes aux sons, aux apparences et aux parfums différents : Jennifer Jackson décrit ainsi l’essence de son travail d’anthropologue linguiste (p. xxiii). Elle y parvient sans conteste en nous plongeant au coeur d’un paysage excentrique et fascinant, voire envoûtant : les discours (kabary) et caricatures (kisarisary) de nature politique à Madagascar. La période étudiée coïncide avec la rupture stylistique provoquée par la fulgurante ascension de Marc Ravalomanana en 2002 jusqu’au coup d’État de mars 2009. Cet espace-temps restreint se prolonge sans cesse en incursions historiques, dont celle qui cadre l’ouvrage (chap. 2). En cela, la démarche est historiographique dans la continuité de Maurice Bloch (2001) pour qui anthropologie et histoire ne se différencient pas. Historiographie, enquête ethnographique, analyse interprétative, écriture objectivée, fragments biographiques, cet ouvrage aux contours polymorphes a pour principal attrait sa seule limite : son envergure.
La dualité de son entrée empirique en est le premier exemple. Le kabary politika est emblématique d’oralité, de tradition, d’art métaphorique et d’ordre social tandis que le kisarisary représente un contre-discours iconographique face à l’ordre établi et l’homogénéisation sociale (p. 105). Auteurs, orateurs, caricaturistes et acteurs sont regroupés en dépit des trajectoires et sensibilités politiques qui les opposent. Il en va de même pour les typologies de journaux choisies. Et pourtant, ce matériau composite forme un paysage cohérent. Sont mis en relief les fonctionnements macro que peuvent indexer les kabary et kisarisary, micropratiques rythmant le quotidien Imerina[1]. Pour y parvenir, Jennifer Jackson s’affranchit de barrières épistémologiques en alignant dans son cadre théorique Bakhtine, Goffman, Habermas, Bourdieu et Whorf. De manière dialogique, elle investit les discours et caricatures en tant que médiateurs de processus démocratiques tout en démontrant qu’à leur tour, ils façonnent ce qui fait « démocratie ». Oral et écrit, textuel et visuel, privé et public, langagier et sociétal sont mis en interaction. Le motif ? L’exploration de la politique malgache contemporaine telle que mise en récit et représentée par les institutions et la rue.
En réalité, nombre d’objectifs s’imbriquent les uns aux autres. Si l’étude d’interactions journalières constitue l’objectif transversal (Préface), trois autres interrogent explicitement :
les liens entre l’action politique, l’identité sociale et les représentations sociales ;
le rôle du langage dans la production et la négociation des relations sociales ;
la manière dont l’imaginaire politique est médié par des discours sur la « vérité » et des représentations de celle-ci (p. 6).
Aussi, une visée éthique apparaît-elle en creux avec le souhait de valoriser le travail risqué des caricaturistes politiques (p. 194). Enfin, l’impression d’envergure s’applique à la méthode en ce que tout semble avoir été fait : observation participante informelle et sollicitée, présence longitudinale, intégration des sphères professionnelles et privées, documentation archivistique, recueil de discours médiatiques et sociaux en ligne, formation linguistique institutionnelle et apprentissage en immersion, enquêtes auprès d’administrations locales, nationales et binationales… (p. xviii). Lorsqu’elle est excessive, la rigueur méthodologique serait-elle symptomatique d’une recherche de légitimation ?
Indifféremment, la lecture de ce travail est aisée et le propos ne souffre d’aucune opacité. Il éclaire sur les fonctionnements complexes du langage, les kabary et kisarysary servant à illustrer ses fonctions sociosymboliques et identitaires. Au lieu de se livrer à une description encyclopédique et verrouillée, Jennifer Jackson invite le lecteur à faire sa propre expérience de ces productions. Les interprétations divergeront d’ailleurs (par exemple, figure 6.1, p. 148) sans pour autant affaiblir un des argumentaires de fond : bien que codifiés, le discours et la caricature n’ont pas de valeurs intrinsèques, celles-ci relevant de constructions sociales et d’imaginaires. L’autre apport significatif concerne les rapports à la politique publique. La situation malgache est exemplaire en matière de corruption mais aussi d’expérience sociale ancrée sur le devoir d’être ensemble (fihavanana). Au final, ce livre est à l’image du kabary politika où procédés poétiques, esthétiques et éthiques s’entremêlent pour se transformer en condition du lien social. Libre ensuite aux lecteurs d’y rechercher du semblable, de l’instable ou de l’entre-deux.
Parties annexes
Note
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[1]
Terme désignant la région de la capitale Antananarivo ainsi que ses habitants ; les notions d’« ethnie » et de « merina » sont également utilisées selon les perspectives adoptées. Voir Raison-Jourde et Randrianja (2002).
Références
- Bloch M., 2001, « The Ethnohistory of Madagascar », Ethnohistory, 48, 1 : 293-299.
- Raison-Jourde F. et S. Randrianja (dir.), 2002, Leçon d’un débat avec des ethnonationalistes merina. Paris, Karthala.