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Au début des années 1980, Pierre Bourdieu (1982) a proposé une analyse percutante du rôle économique du langage, en mettant de l’avant les concepts de capital et de marché linguistiques. Selon lui, les échanges langagiers peuvent être considérés comme reflétant et renforçant les rapports de pouvoir. Grosso modo, les éléments les moins influents de la société, tels les autochtones et les autres groupes socialement minoritaires, détiennent un capital économique et politique moins productif que celui des membres de la majorité au pouvoir. S’ils parlent une langue autre que l’idiome admis comme seule norme acceptable, l’usage de cette langue contribuera au maintien et à la reproduction de leur infériorité socioéconomique. La langue doit donc être considérée comme une forme de capital. Elle se pratique au sein d’un marché dominé par ceux qui maîtrisent le mieux le parler du pouvoir.

Cette hégémonie langagière a eu des effets particulièrement brutaux là où des langues de colonisation se sont imposées à des populations autochtones, consécutivement à l’occupation européenne de territoires nouvellement conquis. Dans les régions où cette occupation a entraîné la minorisation démographique des premiers occupants, la langue du colonisateur a plus ou moins rapidement monopolisé la presque totalité du capital linguistique, évinçant ainsi du marché les parlers vernaculaires d’origine qui ont dès lors périclité, souvent jusqu’à tomber en désuétude complète. Ailleurs par contre, là où les populations autochtones sont restées majoritaires tout en s’intégrant au système économique, politique et idéologique – scolaire et religieux – de l’État-nation colonisateur, un marché linguistique vernaculaire alternatif a pu subsister parallèlement à celui où domine la langue coloniale, cette dernière pouvant même coexister avec les parlers indigènes au sein d’un seul marché bilingue. On peut donc arguer que les langues vernaculaires se voient ainsi attribuer une valeur politique et culturelle d’importance peut-être équivalente au capital économique conféré par l’idiome colonial.

Cet article cherche à examiner l’interaction entre capitaux linguistiques autochtone et colonial à partir de quatre exemples – systématiques plutôt qu’empiriques, faute d’espace. Trois d’entre eux sont inuit : le Nunavut oriental et le Nunavik, deux territoires dont la population, majoritairement indigène mais devenue bilingue inuktitut-anglais (parfois français), n’a été intégrée que tardivement à l’État-nation canadien ; ainsi que le Groenland, une ancienne colonie danoise sans peuplement européen conséquent, maintenant politiquement autonome et de langue d’usage inuit. Le quatrième exemple est celui de la Première Nation huronne-wendat, englobée depuis trois cents ans dans un espace social majoritairement euro-canadien et maintenant devenue entièrement francophone.

L’article tentera de montrer que les langues parlées par ces populations ne constituent pas que des marchandises dont la possession peut affaiblir l’agencéité économique et politique de leurs locuteurs sur les marchés locaux, nationaux et globaux. Dans un contexte de lutte pour les droits des premiers peuples, les biens linguistiques autochtones ne peuvent-ils pas, au contraire, constituer des sources de reconnaissance sociale et même de revenu pour leurs propriétaires ? Et au-delà des considérations économiques dont Bourdieu (1982) fait état, la langue vernaculaire ne peut-elle pas contribuer à accroître le capital symbolique de ses locuteurs, même quand ils constituent une minorité ?

La notion de marché linguistique

Selon Bourdieu (1982 : 14), l’une des fonctions des échanges linguistiques est de symboliser et mettre en acte les relations de pouvoir dans la société. Toute conversation reflète la position spécifique que les interlocuteurs et le groupe ou la classe auquel ils appartiennent occupent au sein des rapports économiques et sociaux dominants. Puisque ces positions sont généralement inégales les unes par rapport aux autres, les formes linguistiques utilisées par les locuteurs, ainsi que les discours qu’ils émettent, expriment ces inégalités et contribuent à les perpétuer. Il existe donc un lien direct entre langue et économie : tout ce qui se dit véhicule des données relativement précises quant au poids socioéconomique des locuteurs.

C’est pourquoi chaque acte de parole possède une valeur distinctive. Celle-ci résulte du lien perçu entre les produits linguistiques offerts par un locuteur socialement défini – c’est-à-dire ce qu’il dit et la façon dont cela est dit – et les produits matériels, sociaux et culturels proposés au sein d’un espace social particulier ; d’où le concept de marché linguistique (ibid. : 15). Tant la manière dont on parle que le contenu du message sont automatiquement connotés d’une valeur économique qui fait partie intégrante de la signification du discours émis. Par exemple, un acte de parole énoncé avec un accent perçu comme « étranger » ou « de classe inférieure », ou qui traite de sujets considérés sans importance ou sans pertinence, risque de ne pas être pris au sérieux. Les usages sociaux de la langue sont imbus d’une valeur socioéconomique réelle puisqu’ils tendent à s’organiser en un système différentiateur – avec des positions supérieures et inférieures – qui reproduit sur le plan symbolique les inégalités propres à la société au sein de laquelle la langue est utilisée (ibid. : 41).

En raison de cette valeur, la langue peut donc être considérée comme une forme de capital, puisque ses variétés divergentes donnent accès à des ressources économiques inégales. En termes d’analyse de classe, utiliser un parler « de basse classe » correspond souvent à l’occupation d’une position infériorisée de la structure sociale. Une telle analyse vaut également pour les situations diglossiques, où une langue hégémonique s’impose aux dépens des parlers vernaculaires. Dans un environnement bilingue ou multilingue, les langues en présence sont utilisées par des groupes socialement inégaux – minorité vs majorité ; colonisés vs colonisateurs ; Autochtones vs Européens – et les usages langagiers reflètent généralement les positions respectives des locuteurs en ce qui concerne leur rapport à la distribution inégale, politiquement motivée, du capital linguistique, économique, ou autre (ibid. : 77).

Marchés linguistiques et langues minoritaires

Il paraît donc évident que les environnements langagiers plurilingues au sein desquels fonctionnent les langues vernaculaires – socialement et, souvent, démographiquement minoritaires – constituent des marchés linguistiques potentiellement inégalitaires. On peut présumer que ces langues y occupent des positions inférieures à celles des parlers dominants, de par leur valeur plus limitée en termes d’accès à des emplois bien rémunérés, et en raison du fait que les énoncés oraux et écrits considérés comme vraiment importants par la société dans son ensemble sont généralement proférés dans la langue majoritaire. Une telle situation caractérise la presque totalité des langues autochtones, dans les Amériques en particulier. Au Canada par exemple, les personnes unilingues en inuktitut – et il en est de même en innu, en cri, etc. – se plaignent souvent de l’impossibilité dans laquelle elles sont d’avoir accès dans leur langue maternelle aux services de santé, à l’administration, et parfois aussi aux commerces locaux. Beaucoup plus de textes écrits et oraux – de nature technique ou administrative dans la plupart des cas – sont traduits de l’anglais vers l’inuktitut qu’en direction inverse, puisque ce qui se dit ou s’écrit en langue inuit a peu de valeur sociale dans le monde d’aujourd’hui. Selon l’expression de Bourdieu (1982 : 42), « certaines phrases peuvent être comprises [parce qu’énoncées en langage humain] sans être entendues [parce que leur langue d’énonciation est considérée comme insignifiante] ».

La recherche sur les marchés linguistiques plurilingues, en milieu autochtone comme ailleurs, montre cependant que le poids social relatif des langues en présence peut varier d’un champ d’activité à un autre, quoique les facteurs économiques prédominent lorsqu’il s’agit de définir à quels actes de parole on attribue la valeur la plus élevée. Dans son étude sur l’usage de la langue corse par exemple, Alexandra Jaffe (1999 : 87) affirme (toutes les traductions sont miennes) que « la valeur économique et le prestige du français ont joué un rôle crucial dans le processus de changement linguistique [du corse au français] ». Cette dernière langue, surtout transmise par le biais de l’administration publique et de l’école, a été imposée de façon autoritaire comme le seul parler digne d’être reconnu et utilisé en public sur le territoire corse : « À l’école, les Corses n’ont pas seulement appris à parler français ; ils ont aussi appris une hiérarchie langagière dans laquelle leur propre langue était rejetée en tant que patois sans valeur » (ibid. : 17). Dans un champ d’activité cependant, celui de la culture, le corse a conservé sa valeur et a même vu celle-ci croître au cours des dernières décennies : « On peut constater qu’en Corse, le seul marché où la valeur de la langue corse demeure incontestée est un marché purement culturel, que la plupart des Corses définissent comme non revêtu d’autorité » (ibid. : 282).

Les langues minoritaires peuvent donc résister au moins partiellement à l’hégémonie des parlers dominants. Dans un texte déjà ancien, Kathryn Woolard (1985) définit l’hégémonie comme une acceptation de l’autorité, assortie d’un processus de coopération avec elle. Or, selon cette auteure, les pratiques linguistiques quotidiennes peuvent accompagner ou occulter la conscience d’une résistance, qui constitue une forme d’accommodement à la coercition langagière plutôt que de complicité avec elle. Dans la Catalogne des années 1980 par exemple, c’est le catalan qui détenait l’autorité dans la sphère privée, en raison de sa solide base économique, même si le castillan prédominait dans la sphère publique officielle. Les manifestations d’autorité et d’hégémonie en matière de langue ne pouvaient donc pas être comprises à partir d’une simple lecture mécanique de la prédominance institutionnelle.

Il existerait donc des marchés linguistiques alternatifs où la production de formes vernaculaires serait importante[1]. Cette importance croîtrait selon le niveau d’appartenance du locuteur à la communauté et aux réseaux sociaux de base, ainsi qu’avec la prédominance de la dépendance et de la réciprocité communautaires. Pour Woolard, cette distinction entre statut institutionnel et réciprocité sociale entraînerait un clivage significatif au sein de l’hégémonie linguistique et générerait des forces contradictoires au sein de marchés linguistiques apparemment bien intégrés. Plutôt que de ne jouer qu’un rôle reproductif des inégalités, comme l’entrevoyait Bourdieu, les pratiques langagières, même vernaculaires, seraient donc très productives sur le plan social. Dans le même ordre d’idées, l’activisme langagier en faveur des parlers minoritaires aurait même une valeur économique réelle, puisqu’il produit des experts – linguistes, auteurs, traducteurs, enseignants – gagnant leur vie grâce à leurs activités linguistiques (Shankar et Cavanaugh 2012 : 363).

Selon Donna Patrick, qui reprend l’analyse de Woolard en l’appliquant aux langues autochtones du Canada, une telle vision des faits signifie qu’on doit « considérer la langue comme une pratique plutôt que comme un objet que l’on peut isoler dans le temps et dans l’espace » (Patrick 2007 : 136 ; 2003). La notion de continuité linguistique et culturelle est donc « plus opérationnelle que celle de “perte” ou de “disparition” des langues » (ibid.). Cette continuité relève de l’habitus des locuteurs, une notion que Bourdieu (1980 : 88) définit comme l’acquisition par l’individu, grâce à la socialisation, d’un capital social propre à la classe – et à l’ethnie, pourrait-on ajouter – à laquelle il appartient. L’habitus influence tous les domaines de la vie, fournissant ainsi à chacun les grilles d’interprétation lui permettant de se conduire selon son rang social et ses représentations culturelles. Sur le plan sociolinguistique, il se manifeste, entre autres, dans les relations entre marchés « principaux » et « alternatifs », ainsi que dans les attitudes des locuteurs envers les langues en présence.

Comment fonctionnent les marchés linguistiques autochtones ? Se subdivisent-ils et se hiérarchisent-ils, comme en Corse, selon les champs d’activité qu’ils couvrent (économie, éducation, politique, culture, etc.) ? La persistance d’un marché pour les langues autochtones constitue-t-elle une forme de contre-culture anti-hégémonique ? Quand voit-on apparaître des marchés séparés, bilingues et unilingues, plutôt qu’un unique marché bilingue englobant toutes les pratiques langagières des locuteurs ? Pour répondre à ces questions, abordons maintenant nos quatre études de cas.

Marchés linguistiques au Nunavut oriental

L’ouvrage de Dorais et Sammons (2002) sur la situation langagière dans la région de Baffin, au Nunavut oriental, montre qu’à la fin des années 1990, l’inuktitut était utilisé avant tout dans les contextes où les locuteurs cherchaient à mettre leur appartenance ethnique en acte – c’est-à-dire à s’identifier en tant qu’Inuit au sein de la société canadienne en général – et à poursuivre la pratique de leurs traditions. En corollaire à la mise en acte de l’ethnicité, l’inuktitut donnait accès au pouvoir politique local et régional. Puisque la population attendait de ses hommes et femmes politiques qu’ils défendent le territoire et la culture autochtones, les politiciens devaient démontrer qu’ils étaient de véritables Inuit, parlant couramment la langue ancestrale. Quant à l’anglais, il jouait un rôle prédominant sur le marché du travail, ainsi que comme langue véhiculaire à l’école, dans les médias sociaux, pour communiquer avec les allochtones, etc. Dans l’ensemble, l’inuktitut était perçu comme une composante et un marqueur essentiels de l’identité inuit, alors que l’anglais était plutôt vu comme un idiome pratique de valeur identitaire assez faible.

Selon les auteurs, une telle situation s’expliquait en termes économiques et politiques. Jusqu’au début des années 1970, la valeur de l’inuktitut avait été inférieure à celle de l’anglais. Le gouvernement canadien et l’opinion publique considéraient qu’afin de survivre dans le monde moderne, les Inuit devaient renoncer à leur culture traditionnelle pour se conduire comme des Qallunaat [non-Inuit] (Patrick 1994). Les Inuit de leur côté se rendaient compte qu’ils différeraient toujours des autres Canadiens, mais ils n’avaient pas vraiment les moyens de s’opposer aux institutions assimilatrices – les écoles unilingues anglophones, par exemple – imposées par les autorités nationales. Cependant, avec la montée progressive des revendications territoriales qui menèrent à la création du Nunavut en 1999, la valeur de l’inuktitut augmenta pour les Inuit comme pour les Qallunaat, ainsi que l’illustrent les entretiens cités dans l’ouvrage. Cela était dû au fait que l’affirmation identitaire, à base politique, des Inuit du Nunavut avait entraîné l’apparition de valeurs concurrentes qui attribuaient une importance égale à l’anglais et à l’inuktitut.

Les auteurs notaient que la valeur accrue accordée à la langue autochtone pourrait créer une forte pression en faveur de l’émergence d’un marché linguistique alternatif pour l’inuktitut (Dorais et Sammons 2002 : 123). Depuis la fin des années 1970, il était devenu possible de participer au marché du travail – comme enseignant, traducteur-interprète, agent culturel, spécialiste des activités de subsistance, ou même politicien – en utilisant la langue jadis dominée. Un second marché linguistique semblait donc en voie de développement à côté du marché principal, où l’anglais prédominait et qui donnait toujours accès à la grande majorité des emplois. On pouvait se demander si les deux marchés ne s’amalgameraient pas un jour en un seul marché bilingue.

En 2006, un rapport de recherche sur les usages et les attitudes linguistiques observés à Iqaluit après l’avènement du Nunavut se penchait encore une fois sur la question des marchés linguistiques dans la région (Dorais 2006 : 56-57). Cette recherche montrait que dans la capitale du Nunavut, six ans après la création du nouveau territoire, l’anglais maintenait sa prédominance socioéconomique. Cela était dû à trois facteurs principaux : 1) la connaissance de l’anglais était généralement nécessaire pour obtenir un emploi ; 2) cette langue servait de véhicule premier à la culture populaire (télévision, musique, Internet, etc.) ; 3) l’interaction avec les Qallunaat – 40 % de la population d’Iqaluit à l’époque – se déroulait presque toujours en anglais.

Mais l’inuktitut était en train d’élargir son espace social. Sa visibilité et son importance politique s’étaient accrues depuis la création du Nunavut et sa valeur sur le marché avait augmenté en conséquence. Qui plus est, on le valorisait grandement en tant que langue convenant le mieux aux contextes informels (conversations quotidiennes avec la famille ou les amis), ainsi que comme symbole d’identité inuit. Ceci démontrait encore une fois qu’il existait pour l’inuktitut un marché linguistique alternatif dont la rémunération était autre que monétaire.

Ce rapport ne s’interrogeait pas directement sur la séparation ou la fusion des deux marchés. Il montrait toutefois que la plupart des Inuit interviewés à Iqaluit en cours de recherche affichaient simultanément deux attitudes différentes quant à l’usage de leur langue maternelle (ibid. : 56). Ils estimaient qu’idéalement parlant, l’inuktitut devrait être utilisé la majeure partie du temps, transmis aux enfants, et enseigné à l’école jusqu’à la fin du secondaire. Par contre, quand ils s’adressaient à d’autres Inuit à propos de thèmes liés à la vie quotidienne dans une communauté arctique moderne, ils avaient souvent recours à l’anglais ou mélangeaient les deux langues, afin d’être bien compris. Cette seconde attitude découlait du fait qu’après la troisième année du primaire, l’anglais devenait langue d’enseignement unique, empêchant ainsi les élèves d’acquérir un vocabulaire inuktitut dépassant celui d’un enfant de sept ou huit ans[2]. L’habitus linguistique des locuteurs se manifestait donc ici dans l’utilisation de la langue anglaise dominante pour exprimer la vie courante dans un village inuit. Pour reprendre les mots de Patrick (2007 : 130) :

Les ressources symboliques sont adaptées à un usage courant, de façon à ce que certains aspects de la culture autochtone puissent être accomplis en anglais […] mais communiqués et interprétés par les « dispositions » ou « l’habitus » de la société autochtone.

Ailleurs au Nunavut oriental, dans des villages moins peuplés et ethniquement plus homogènes qu’Iqaluit, l’usage de l’inuktitut était plus fréquent, mais comme l’a montré Tulloch (2004) dans son étude des attitudes linguistiques dans trois communautés de la région de Baffin, l’anglais y maintenait son hégémonie, quoique pas aussi fortement que dans la capitale. Il est donc possible qu’avec la disparition progressive de la vieille génération unilingue en inuktitut, les deux marchés linguistiques, le principal et l’alternatif, s’amalgameront finalement en un seul marché bilingue, au sein duquel les locuteurs auront à choisir entre l’une ou l’autre des langues en présence, ou utiliseront un parler mixte.

Ces choix seront motivés par les bénéfices sociaux et économiques – en termes de facilité de communication, gains financiers ou expression identitaire – que les locuteurs espéreront tirer de leurs actes de parole. Les Inuit canadiens d’aujourd’hui semblent valoriser leurs habiletés en tant qu’individus bilingues (en anglais et en inuktitut) plutôt que de mettre l’accent sur la préservation de leur langue ancestrale (Daveluy 2012). Une telle attitude, toute politiquement motivée qu’elle soit[3], tend à appuyer l’hypothèse d’une unification des marchés linguistiques au Nunavut.

Marchés linguistiques au Nunavik

Dans son étude des politiques langagières et de l’interaction sociale à Kuujjuaraapik au sud-ouest du Nunavik (Québec arctique), Patrick (2003) pose l’existence de deux marchés linguistiques distincts : un marché dominant multilingue (qui a émergé au cours des années 1950 avec le développement du travail salarié) faisant usage du français, de l’anglais et de l’inuktitut, et un marché alternatif unilingue en inuktitut, dont la valeur est surtout due à l’importance économique et symbolique accordée aux activités traditionnelles de subsistance[4]. L’inclusion de l’inuktitut dans le marché dominant repose sur le principe que les Inuit forment un peuple distinct, comme le prouve l’existence du marché linguistique traditionnel. Ce fait légitime leurs revendications politiques et culturelles, les rendant ainsi dignes d’écoute.

Au sein du marché dominant, le rôle de base est joué par l’anglais, lingua franca à Kuujjuaraapik comme partout ailleurs dans l’Arctique canadien, puisque c’est le seul idiome partagé par tous les résidents, quelle que soit leur langue maternelle. Le rôle du français est plutôt symbolique. Il reflète le pouvoir du gouvernement du Québec, mais dans leurs interactions avec les Inuit, les Cris ou les anglophones, les fonctionnaires provinciaux francophones ont surtout recours à l’anglais. Le rôle de l’inuktitut est symbolique lui aussi, quoique sa valeur sociale locale, reflet du pouvoir politique autochtone, semble supérieure à celle du français :

Les valeurs attribuées aux ressources symboliques ne sont pas uniquement basées sur leur valeur d’échange sur le marché de l’emploi […] mais aussi sur la valeur sociale des ressources linguistiques dans la négociation de l’identité ethnique, de la solidarité sociale et de la valeur des biens faisant partie des pratiques culturelles quotidiennes qui caractérisent la vie locale.

Patrick 2003 : 209

Les choix linguistiques contribuent donc à édifier des frontières ethniques entre les divers groupes vivant à Kuujjuaraapik. Ceci s’applique tout particulièrement aux Inuit et aux francophones puisque leurs langues respectives ne sont pas partagées par les Anglos, qui s’excluent ainsi de ces deux groupes. Les anglophones de naissance ont peu à dire sur la façon dont les Inuit et les francophones définissent et contrôlent les ressources qu’ils valorisent, même si leur accès privilégié au parler prédominant (en raison de son utilité générale) devrait en principe les mettre en position de pouvoir sur le plan langagier. Pour ce qui est des Inuit, ceci peut signifier que la « différence » qui les sépare des Anglophones et des Qallunaat en général n’est pas nécessairement synonyme d’inégalité sociale. L’inuktitut pourrait faciliter leur ajustement à un monde en changement rapide, ainsi que leur résistance à des mesures sapant leur identité. D’où son importance dans les marchés linguistiques dominant et alternatif. Patrick conclut en affirmant qu’un usage accru de l’inuktitut dans l’économie de subsistance locale (le marché alternatif) et dans certains emplois salariés (le marché dominant) devrait pouvoir assurer sa survie (Patrick 2003 : 214-215).

La recherche de Patrick date de 1993-1994. En mars 2011, j’ai passé quelques jours à Kuujjuaraapik dans le cadre d’un projet subventionné par le CRSH, afin de m’y documenter sur le rôle actuel de l’inuktitut et du français par rapport à l’anglais. Il est toutefois évident qu’en raison de la brièveté de mon séjour, mes conclusions demeurent conjecturales et devraient être étayées par une enquête plus poussée.

Contrairement aux attentes de Patrick, l’inuktitut ne semble pas très utilisé au travail, pas plus en tout cas, et probablement moins, qu’il ne l’était en 1993-1994. L’école Amautalik, où l’enseignement se donnait entièrement en inuktitut jusqu’en 2e année du primaire, avec embauche d’enseignants parlant cette langue, n’offre plus maintenant qu’un petit nombre d’heures en langue autochtone. Les enfants mêlent l’inuktitut à l’anglais au point où, selon une pédagogue inuit locale, ce parler mixte peut être considéré comme la cinquième langue de Kuujjuaraapik.

Un autre facteur – que Patrick ne pouvait prévoir – influençant l’usage des langues autochtones, l’inuktitut comme le cri, c’est l’accroissement important, depuis le début des années 1990, du nombre d’unions maritales Inuit-Cris et Inuit-Qallunaat. Puisque ces couples ont l’anglais comme seule langue commune, c’est en anglais qu’ils élèvent leurs enfants. L’école Amautalik offre un programme optionnel d’enseignement en français, mais la plupart des élèves ayant étudié dans cette langue préfèrent s’exprimer en anglais, considérant le français comme une ressource de dernier recours pour s’adresser aux francophones unilingues. Le fait que l’anglais soit la seule langue commune aux quatre communautés ethnolinguistiques de Kuujjuaraapik nuit donc au français. Comme Patrick l’avait perçu, le français est une « langue de transition » qui n’a pas supplanté l’anglais et ne le supplantera probablement pas dans un avenir prévisible.

En termes de marchés linguistiques, cela pourrait signifier que le marché dominant multilingue est plus anglophone qu’il ne l’était à l’époque de Patrick, même si quelques résidents de Kuujjuaraapik doivent connaître le français pour communiquer avec certains Québécois francophones. L’inuktitut a conservé sa valeur, quoique celle-ci semble surtout symbolique. Par exemple, la signalisation publique mise en place par la municipalité, les gouvernements et la coopérative locale est généralement trilingue (en inuktitut, anglais et français) ou bilingue (inuktitut et anglais), mais le matériel écrit produit par les organisations inuit est habituellement en anglais, avec des traductions occasionnelles vers l’inuktitut ou le français. Pour ce qui est du marché alternatif inuktitut, il subsiste en un certain sens – les Inuit de Kuujjuaraapik s’adonnent toujours à la chasse aux mammifères marins – mais le rôle social joué par l’économie de subsistance, lieu privilégié des échanges en langue autochtone, ne semble plus aussi important qu’il ne l’était au début des années 1990.

Kuujjuaraapik est donc peut-être en train de suivre la même voie qu’Iqaluit, avec l’avènement progressif d’un marché linguistique unique, multilingue mais dominé par l’anglais. Patrick l’a montré, une telle dominance ne signifie pas nécessairement que les résidents de langue maternelle anglaise, à Kuujjuaraapik comme dans la capitale du Nunavut, occupent une position sociale supérieure à celle des Inuit. Ces derniers peuvent très bien exprimer un habitus culturel et identitaire qu’ils valorisent et qui leur est propre, tout en s’adonnant à des pratiques de communication bilingues plutôt qu’en ayant surtout recours à l’inuktitut.

Une telle situation n’est pas (encore ?) celle des petites communautés ethniquement homogènes où vit la majorité de la population du Nunavik et, dans une moindre mesure, du Nunavut oriental. Dans ces villages, le marché linguistique dominant s’exprime toujours en inuktitut, mais l’anglais, et le français au Nunavik, y sont occasionnellement utilisés pour s’informer sur le monde extérieur et communiquer avec les Qallunaat. À Quaqtaq par exemple, une communauté au nord-est du Nunavik où vivent quelque 400 personnes, inuit à plus de 90 %, l’inuktitut sert de langue première dans tous les domaines, y compris au travail. On n’entend l’anglais et le français qu’à l’école et au dispensaire (dont le personnel est surtout Qallunaat), ou bien quand on communique avec des non-Inuit (Dorais 2010b). Dans de tels endroits, l’inuktitut domine donc le marché linguistique. L’anglais et le français y jouent un rôle relativement secondaire, tout en servant de médiums d’enseignement à partir de la troisième ou quatrième année du primaire, ce qui induit une certaine dose d’instabilité langagière.

Le marché linguistique au Groenland

Quelle est la situation langagière au Groenland où, malgré la présence ancienne du danois (la colonisation date de 1721), le parler inuit local, le kalaallisut, a toujours été enseigné et encouragé ? Karen Langgaard a étudié les pratiques discursives des élèves de niveau Gymnasium (premier degré d’études postsecondaires) à Nuuk (la capitale) et dans deux autres agglomérations groenlandaises. Selon cette pédagogue, il n’existe plus maintenant au Groenland qu’un seul marché linguistique de base, mais celui-ci n’est pas complètement intégré et aucune hégémonie n’est pleinement établie (Langgaard 2001 : 254). Cette ambigüité à déterminer quelle langue – kalaallisut ou danois – prédomine est due au fait que les Groenlandais souhaitent vivre dans un État-providence moderne dont les services publics sont gérés et fournis en kalaallisut, même si seul le danois donne accès à l’éducation supérieure. Bien qu’unique langue officielle du pays (depuis l’avènement de l’autonomie interne en 1979), source de pouvoir politique et voie d’accès au marché du travail, le kalaallisut vit toujours dans l’ombre du danois puisque ce dernier est obligatoire pour occuper bon nombre d’emplois de moyen ou haut niveau. Ceci veut dire que dans le Groenland contemporain, la personne ressource idéale a le kalaallisut comme langue maternelle, tout en étant bilingue ou même trilingue (si l’anglais s’ajoute au danois). Quand une telle personne est introuvable pour occuper un poste qu’on peut présumer bien rémunéré, le candidat sélectionné sera un individu professionnellement compétent parlant couramment le danois et, fort probablement, l’anglais, même s’il ne connaît pas le kalaallisut.

Il y a donc contradiction entre nationalisme (le kalaallisut doit avoir préséance au Groenland) et pragmatisme (l’avancement socioéconomique est impossible sans une bonne connaissance du danois et de l’anglais). Celle-ci fait écho aux attitudes contradictoires observées au Nunavut, où la valeur identitaire attribuée à l’inuktitut coexiste avec la pratique quotidienne de l’anglais ; à cette différence près qu’au Groenland, le kalaallisut prévaut toujours comme principal moyen de communication dans toutes les sphères d’activité. Les données de Langgaard montrent que chez les élèves du Gymnasium, « vous continuez à utiliser votre langue [le kalaallisut], sauf si cela s’avère impossible ou étrange, c’est-à-dire quand vous conversez avec des locuteurs danois unilingues ou comprenant surtout le danois » (Langgaard 2001 : 262). L’observation révèle aussi que ces élèves ne pratiquent pas le changement de code, même si les cours enseignés au Gymnasium le sont uniquement en danois. Les jeunes ont une attitude pragmatique envers cette langue, perçue comme un outil de communication essentiel donnant accès à l’éducation supérieure et, donc, aux emplois rémunérateurs et socialement gratifiants.

La prédominance du kalaallisut est liée à divers facteurs historiques : plus de deux cents ans d’éducation formelle en langue autochtone ; l’accès précoce des Groenlandais à des formes de participation administrative ; l’isolement géographique du pays ; la présence d’une langue coloniale (le danois) moins hégémonique que l’anglais. Ces facteurs ont entraîné l’apparition d’un marché linguistique unifié mais bilingue. Même s’il est « fluctuant » (sans hégémonie établie), celui-ci est clairement dominé par le kalaallisut, au niveau local tout au moins. Cette situation diverge donc de celle observée à Iqaluit (Nunavut) et à Kuujjuaraapik (Nunavik), où l’anglais domine un marché linguistique en voie d’unification. Elle se rapproche plutôt, à une autre échelle bien sûr, de ce qui se passe dans les petits villages du Nunavik et du Nunavut oriental, où toutes les activités communautaires et privées se déroulent en inuktitut, l’usage de l’anglais se limitant à la communication avec les Qallunaat locaux et le monde extérieur.

Quelques réflexions sur les marchés linguistiques inuit

Avant de passer à notre quatrième étude de cas, résumons ce que nous enseigne l’examen des marchés linguistiques auxquels participent les Inuit du Nunavut oriental, du Nunavik et du Groenland.

De façon générale, la valeur économique brute de l’inuktitut et du kalaallisut, leur capacité à donner accès à des emplois financièrement et socialement rémunérateurs (soit directement, soit par le biais d’études postsecondaires) est très inférieure à celle de l’anglais ou du danois. Toutefois, parallèlement à leur cote sur le marché du travail, les langues autochtones se voient attribuer une valeur politique et culturelle positive dont l’importance équivaut à leur valeur économique. D’où l’ambiguïté observée dans les trois régions : sans une forte participation à l’économie de marché et aux savoirs globaux – généralement accessibles en langues véhiculaires –, il ne peut y avoir de vie sociale et culturelle ajustée à la contemporanéité. Mais en même temps, l’évolution récente de l’Arctique inuit montre que l’inuktitut et le kalaallisut sont maintenant reconnus par tous comme des éléments indispensables de l’identité autochtone moderne.

Au Groenland et dans les villages ethniquement homogènes du Nunavik et du Nunavut oriental, on trouve des marchés linguistiques unifiés où prédomine la langue inuit, mais qui sont aussi marqués par une certaine dose d’instabilité due à la présence des langues coloniales, à la puissance économique desquelles on ne peut échapper. Dans les quelques communautés multiethniques du Nord canadien, un marché principal bilingue dominé par l’anglais coexiste avec un marché alternatif inuktitut en voie de contraction. Les deux semblent en train de fusionner en un marché anglophone unique où l’inuktitut jouerait un rôle résiduel.

La différence entre les marchés linguistiques groenlandais (à dominante kalaallisut) et ceux des communautés canadiennes (où l’anglais prédomine ou introduit une instabilité plus forte que ne le fait le danois au Groenland) est due à deux facteurs principaux : 1) le Nunavut et le Nunavik font partie intégrante du Canada (l’inuktitut y est donc nationalement minoritaire), alors que le Groenland forme une nation en soi[5] ; et 2) au Canada, on n’enseigne en inuktitut que jusqu’au milieu du primaire (jusqu’à la fin du secondaire au Groenland) ; cela signifie que les jeunes Inuit canadiens sont surtout scolarisés en anglais (ou parfois en français), ce qui en fait des bilingues à dominante anglophone. La nature des marchés linguistiques arctiques semble donc dépendre directement des facteurs économiques et politiques régissant les sociétés où évoluent les locuteurs inuit.

Revitalisation de la langue wendat et marché linguistique

Notre quatrième étude de cas se démarque des précédentes car elle porte sur une tentative de réintroduction, au sein d’un marché linguistique local, d’une langue dont la valeur économique semble a priori nulle. La Première Nation huronne-wendat de Wendake, en banlieue de la ville de Québec, a cessé de transmettre son parler ancestral iroquoien au milieu du XIXe siècle. C’est le français qui, depuis cette époque, sert de première langue apprise. S’ajoutant à divers autres facteurs historiques et sociaux, cette acculturation langagière a permis aux Wendat de bien s’intégrer au milieu environnant et d’atteindre un niveau de développement économique élevé, tout en préservant une identité autochtone extrêmement forte (Dorais et al. 2011).

À partir des années 1970, des activistes culturels de Wendake s’attelèrent à la tâche de faire revivre certaines traditions culturelles et spirituelles wendat, mais aussi de réapprendre leur langue ancestrale. Dès le XVIIe siècle, celle-ci avait fait l’objet, de la part des missionnaires, de compilations lexicographiques et grammaticales très poussées. Ces données étaient disponibles en archives et donnaient donc accès à la langue des ancêtres. La réappropriation de cette dernière apparaissait aux yeux de plusieurs Wendat comme un puissant outil d’approfondissement de leur identité propre et d’affirmation ethnique face à la majorité allochtone au sein de laquelle ils vivaient. Ce n’est qu’en 2006 cependant que la communauté put obtenir le financement nécessaire à la mise sur pied d’un projet de longue haleine visant à reconstruire la langue, former des enseignants aptes à la transmettre et créer du matériel didactique en wendat[6].

Ce projet, qui a débouché sur l’enseignement du wendat à l’école primaire et aux adultes de la communauté, vise à introduire la langue ancestrale sur le marché linguistique local. Il ne s’agit pas d’y remplacer le français, mais de permettre l’expression en wendat de pratiques et de représentations culturelles traditionnelles. À moyen terme donc, on aurait un marché linguistique partiellement bilingue où le français conserverait sa prééminence socioéconomique, mais où le wendat serait source de capital culturel et social identitaire.

L’introduction de la langue ancestrale n’a pas de finalité économique évidente, du moins pour l’instant. Une poignée d’enseignants et de linguistes mis à part, on ne peut pas gagner sa vie en parlant wendat. La revitalisation en cours a également peu à voir avec la prédominance sociolinguistique du français, qui a mené à la disparition du wendat au XIXe siècle. Les facteurs socioéconomiques jouent à un autre niveau : c’est parce qu’ils ont maintenant atteint une aisance financière et une reconnaissance sociale certaines que les gens de Wendake ont pu s’engager dans la réappropriation de leur langue[7], même si la perte de celle-ci n’avait, semble-t-il, jamais cessé de les préoccuper (Sioui 1992).

On peut donc parler, en nous inspirant de Patrick (2007), de la continuité d’un habitus linguistique wendat. Bien que, l’hégémonie du français – devenu au XIXe siècle langue du travail, de l’école, et du foyer dans les nombreuses familles ethniquement mixtes – ait poussé les locuteurs wendat à cesser de transmettre leur langue, celle-ci a perduré en négatif en tant qu’élément de culture dont on était conscient de l’absence, mais dont des bribes survivaient dans des chants, des noms propres et des énoncés stéréotypés, comme aussi sans doute dans le recours à des catégories sémantiques wendat exprimées en français. Ce n’est que lorsque les conditions socioéconomiques l’ont permis qu’on a tenté de redonner forme visible à cet habitus linguistique. L’exemple wendat montre ainsi qu’au-delà du rapport entre capital économique et capital linguistique, la valeur symbolique – façonnée par l’habitus – qu’on accorde à la langue autochtone peut contrecarrer jusqu’à un certain point l’hégémonie du parler dominant. Pour emprunter les mots de deux spécialistes des idéologies linguistiques, la conscience pratique de la perte de sa langue – conscience à la base des tentatives de revitalisation – remplace alors la conscience discursive de cette perte (Field et Kroskrity 2009 : 7).

Conclusion

Cet article s’est intéressé, à travers quatre études de cas, à la façon dont le concept de marché linguistique tel que défini par Bourdieu (1982) s’applique en contexte de langues minoritaires autochtones. On a vu que des parlers comme l’inuktitut au Canada ou le kalaallisut au Groenland subissent l’hégémonie des langues véhiculaires imposées par le colonisateur, cette hégémonie ayant même mené à la mise en veilleuse totale de la langue wendat. Puisqu’ils constituent une clé indispensable d’accès à l’enseignement moyen ou supérieur, au marché du travail et à la globalité, l’anglais, le danois ou le français jouent le rôle de sources premières d’agencéité socioéconomique.

Depuis quelques décennies cependant, les autochtones ont su mettre cette agencéité conférée par les langues dominantes au service de leurs revendications politiques, culturelles et identitaires. Leurs langues sont ainsi devenues des lieux de reconnaissance sociale et même, pour certains enseignants, traducteurs, spécialistes de la culture ou politiciens, une source non négligeable de revenus. Les parlers ancestraux contribuent donc à accroître le capital symbolique de leurs locuteurs, en raison d’attitudes langagières – ou d’idéologies linguistiques – rendues positives à l’égard de la pratique des langues vernaculaires. On peut supposer avec Patrick (2007) que ces attitudes reflètent la continuité de l’habitus culturel et linguistique autochtone en dépit de l’hégémonie exercée par les langues dominantes. Ceci semble patent en ce qui concerne le wendat, qu’on tente de faire revivre après cent cinquante ans d’occultation.

Grâce à leurs locuteurs réels ou virtuels, dont on a étudié les pratiques langagières dans cet article, les parlers inuit ont su préserver leur part de marché linguistique, alors que le wendat tente de s’en tailler une. Selon les cas, cette part peut s’incarner dans un marché alternatif – l’inuktitut dans les centres multiethniques de l’Arctique canadien – ou s’exercer à l’intérieur d’un marché principal. Celui-ci peut être dominé par l’inuktitut (petites communautés homogènes du Nunavik et du Nunavut oriental) ou être bilingue en kalaallisut et danois (au Groenland). En territoire inuit canadien, dans les villages multiethniques tout au moins, les marchés alternatifs inuktitut risquent de disparaître ou de fusionner avec le marché bilingue principal où prédomine l’anglais. Au Groenland par contre, cette fusion a déjà eu lieu, mais ni le kalaallisut ni le danois ne jouent de rôle hégémonique clair.

À l’intérieur de ces marchés, les langues en présence exercent souvent leur activité dans des champs différents, comme Jaffe (1999) l’a observé en Corse. Dans tout l’Arctique canadien et groenlandais, les parlers autochtones tendent à être utilisés de façon prioritaire dans les discours visant à exprimer l’identité, la culture, l’affectivité et l’affirmation politique inuit. L’anglais et le danois par contre jouent un rôle prédominant dans l’administration, le commerce, la technologie et l’enseignement supérieur. Au Canada – à la différence du Groenland – la langue coloniale prédomine également dans l’enseignement primaire (à partir de la 3e ou 4e année) et secondaire, les médias et, souvent aussi, les conversations portant sur le mode de vie contemporain[8].

Cette division des pratiques linguistiques n’a toutefois pas toujours cours. Au Groenland et dans les petites communautés du Nunavik et du Nunavut, le kalaallisut ou l’inuktitut servent de langue par défaut dans tous les domaines de la vie courante, mais le danois ou l’anglais s’imposent aussi. Il y a donc compétition inter-linguistique partielle – et donc instabilité langagière potentielle – à l’intérieur des mêmes champs.

Sur un plan plus théorique, la résilience des langues autochtones en dépit de leur faible valeur économique permet d’admettre avec Woolard (1985) – et à la différence de ce que semblait envisager Bourdieu – que l’hégémonie sociolinguistique ne peut être comprise à partir d’une lecture mécanique de la prédominance socioéconomique institutionnelle. La participation active de ces langues à des marchés linguistiques principaux ou alternatifs équivaut ainsi à une forme de résistance anti-hégémonique.

On peut toutefois se demander s’il n’y a pas quand même prépondérance finale des facteurs économiques. Sans capital financier ni volonté politique – le politique donnant accès aux ressources économiques – il s’avérerait impossible d’établir des programmes de soutien aux langues autochtones, en enseignement, traduction, médias ou recherche. Sans l’apport pécuniaire du gouvernement canadien par exemple, il n’y aurait pas de classes d’inuktitut ni de projet de revitalisation du wendat. Il semble donc qu’en dernière instance, ce soient les facteurs économiques – opérant dans un contexte d’inégalités sociales – qui contrôlent le processus de préservation et de revitalisation des langues autochtones et des parlers minoritaires en général.