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L’ouvrage s’appuie sur des témoignages recueillis au cours d’une période de quinze années de recherches menées en collaboration avec des chasseurs et des femmes de chasseurs inuit originaires de la Terre de Baffin et du Kivalliq dans l’Arctique oriental canadien. Le projet anthropologique porte sur les marques de réciprocité visant à établir, et à maintenir, un juste équilibre entre humains et animaux, entre chasseurs et chassés. Placée au premier plan, la notion de réciprocité évite aux auteurs de s’attarder sur la question de savoir si les relations à l’animal relèvent des domaines symbolique, spirituel, technique, moderne ou traditionnel ; l’objectif consiste à saisir la manière dont se construisent les articulations entre des savoirs et des pratiques, variables dans le temps, d’où l’insistance sur les points de corrélation, de divergence, voire de tension, entre ce qui est pérenne, recréé, créé, quel que soit le plan considéré. Le projet scientifique est étroitement lié à la nature des sources : d’une part, des témoignages inuit traversent la totalité de l’ouvrage, d’où une tonalité qui est à la fois tributaire de l’expérience vécue, de l’attention portée au savoir de l’autre et de l’ouverture à des sujets de discussion réputés délicats. Cette dévolution de la parole fournit un exemple convaincant de la valeur de la coproduction des connaissances. D’autre part, et par un effet de miroir, figurent les observations de plusieurs ethnographes-anthropologues et missionnaires de la fin du XIXe siècle et du début du XXe, notamment Knud Rasmussen, Franz Boas et le révérend Edmund James Peck. Des données proviennent également du Groenland et de l’Alaska. Ce choix méthodologique met en relief un certain nombre d’invariants cognitifs.
Les auteurs s’inscrivent dans la lignée des récents travaux portant sur le régime ontologique des animaux tout en faisant un pas de côté. Selon les conceptions et les pratiques des Inuit, les animaux sont certes dotés de tarniq (« l’âme »), de conscience et de sensibilité, mais ils n’en demeurent pas moins des personnes non-humaines malgré des épisodes de transformation ; leur inua (« maître », « propriétaire ») leur permet d’apparaître sous l’aspect d’êtres humains ; cependant, l’intégration à la société inuit reste marginale en l’absence de formes de sociabilité partageables. Privés de noms personnels, les animaux, à l’exception du chien, sont des « anonymes », sans inscription dans une généalogie. Contrairement à la théorie perspectiviste, élaborée par Eduardo Viveiros de Castro, à l’effet que tout être possédant une âme est un sujet capable d’avoir un point de vue et de se voir comme un humain, il semble que l’état des connaissances sur les Inuit ne puisse conforter, du moins sans maintes réserves, une telle position. Les notions de personne et de sujet étant vues comme des constructions de la pensée, les témoignages inuit nourrissent, de manière différentielle, les discussions animées par Philippe Descola, ou encore Tim Ingold, concernant l’être et le réel. Il apparaît également que le modèle de la domination-subordination à l’oeuvre chez les Cris ainsi que celui de la prédation dans les sociétés amazoniennes trouvent peu ou pas de résonance. Semble donc s’imposer le modèle généralisé de la réciprocité humain-animal.
L’idée de réciprocité repose sur un ensemble de conceptions héritées du chamanisme. Compte tenu du fait que les Inuit reconnaissent que les signes sont échangeables entre espèces, les théories spécistes renvoient un faible écho. Privés les uns des autres, les humains et les animaux sont « incomplets ». Le gibier joue le rôle d’un instigateur en invitant le chasseur à la rencontre, c’est-à-dire que la chasse répond à une exigence formulée par les animaux eux-mêmes, lesquels représentent une « ressource inépuisable ». Dans le prolongement des travaux menés par Ann Fienup-Riordan chez les Yupiit, en Alaska, les auteurs insistent sur l’idée d’une pratique de la chasse vécue comme une obligation morale sans une égalité humain-animal présupposée. L’animal se laisse tuer. Cet apparent déficit de parité ontologique est compensé par un imposant ensemble de règles dont l’objectif vise à permettre au gibier de se régénérer consécutivement aux activités de prédation effectuées par les humains : ces règles concernent les comportements bienséants qui sont de mise en sa présence, les offrandes rituelles et le partage systématique du butin de chasse entre parents et alliés. Le terme de « morale » étant utilisé par les auteurs, s’agit-il d’une morale comprise dans le sens du couple bien/mal en relation avec une transcendance reconnue (les animaux « punissent » les comportements irresponsables ; Dieu est aujourd’hui reconnu comme le maître des animaux) ? S’agit-il d’éthique, en accord avec l’une de ses acceptions actuelles, à savoir le bien vivre de chacun face à des situations environnementales inédites ? La question se pose car les Inuit, christianisés depuis des décennies, se réclament de diverses confessions, voire de sectes. Ces appartenances multiples influent sur les attitudes à adopter à l’égard de l’animal et de la chasse, sans compter la pression extérieure exercée en défaveur de la prédation.
L’ouvrage montre, à l’appui de la parole inuit et par une analyse rigoureuse, la complexité de la chasse et du rapport à l’animal (depuis l’insecte jusqu’à l’ours polaire). Selon les Inuit, la chasse doit se vivre au quotidien comme un acte de reconnaissance de sa valeur. Elle n’est pas que l’affaire des chasseurs ; fondée sur des pensées et des gestes échangés, elle alimente une relation au monde constituée de savoirs, les uns stabilisés, les autres instables. On remarquera que le maître-mot de l’ouvrage est connecting. Il rend parfaitement compte d’une triple aspiration : dépasser des frontières mouvantes et non parfaitement cernables, rapprocher des êtres relevant de catégories généralement tenues pour fortement contrastées, et repenser ce qu’il est convenu d’appeler l’exceptionnalité humaine.