Résumés
Résumé
Cet article prend pour prétexte une expérimentation menée en 2011 par une ethnomusicologue et une équipe de psychologues de la musique pour évoquer les problématiques reliées au travail interdisciplinaire. Le sujet qui fait l’objet de la recherche concerne les émotions évoquées par la musique en lien avec l’expressivité de la musique. L’hypothèse qui motive ce travail est l’existence éventuelle d’universaux musicaux en relation avec la signification expressive de la musique. De fait, la démarche est comparative et implique des populations pygmées et occidentales nord-américaines. Alors que la neuropsychologie de la musique aborde les dimensions à la fois cognitives et physiologiques du phénomène musical, l’ethnomusicologie se consacre à l’analyse du discours et des comportements musicaux qui prennent place dans un contexte socioreligieux donné. L’article pose les nombreux défis et avantages de l’intégration des savoirs et des disciplines. En interrogeant la part de la nature et de la culture dans les productions artistiques humaines, il insiste sur la perspective anthropologique de l’étude qui fait en sorte que les deux disciplines peuvent remettre conjointement au centre des débats les questions de l’esthétique musicale, de la fonction de la musique dans la société, voire de la définition même de la culture.
Mots-clés :
- Fernando,
- Egermann,
- Chuen,
- Kimbembé,
- McAdams,
- anthropologie de la musique,
- émotion,
- expressivité,
- esthétique,
- Pygmées,
- comparaison,
- expérimentation
Abstract
This article takes as a pretext experiments conducted in 2011 by an ethnomusicologist and a team of music psychologists to raise issues related to interdisciplinary research. The subject of the research concerns emotions evoked by music and their relation to the expressivity of the music. The hypothesis that motivates this work is the potential existence of musical universals related to the expressive meaning of music. In fact, the approach is comparative and involves Pygmy and North American Western populations. Although the neuropsychology of music addresses both cognitive and physiological dimensions of musical phenomena, ethnomusicology is devoted to the analysis of musical discourse and behaviours that occur in a given socio-religious context. The article poses numerous challenges and advantages of the integration of knowledge and different disciplines. In questioning the contributions of nature and culture to human artistic productions, it emphasizes the anthropological perspective of the study, in order that the two disciplines can jointly position at the centre of debate questions of musical aesthetics, the function of music in society, and even the very definition of culture.
Keywords:
- Fernando,
- Egermann,
- Chuen,
- Kimbembé,
- McAdams,
- Anthropology of Music,
- Emotion,
- Expressivity,
- Aesthetics,
- Pygmies,
- Comparison,
- Experimentation
Resumen
Este articulo toma como pretexto una experiencia realizada en 2011 por una etnomusicóloga y un equipo de psicólogos de la música para evocar los problemas ligados al trabajo interdisciplinario. El sujeto que fue el objeto de la investigación concierne a las emociones evocadas por la música y relacionadas con la expresividad de la música. La hipótesis que motiva este trabajo es la existencia eventual de universales musicales en relación con el significado expresivo de la música. De hecho, el método es comparativo e implica a pueblos Pigmeos y a occidentales norteamericanos. Mientras que la neuropsicología de la música aborda las dimensiones cognitivas y fisiológicas del fenómeno musical, la etnomusicología se consagra al análisis del discurso y de los comportamientos musicales que se manifiestan en un contexto socio-religiosos dado. El artículo plantea los numerosos retos y ventajas de la integración de los saberes y las disciplinas. Al interrogar la parte de la naturaleza y de la cultura en las producciones artísticas humanas, insiste sobre la perspectiva antropológica del estudio que procura que las dos disciplinas puedan situarse conjuntamente en el centro de los debates de la cuestión de la estética musical, de la función de la música en la sociedad, e incluso de la definición misma de la cultura.
Palabras clave:
- Fernando,
- Egermann,
- Chuen,
- Kimbembé,
- McAdams,
- antropología de la música,
- emoción,
- expresividad,
- estética,
- Pigmeos,
- comparación,
- experimentación
Corps de l’article
[…] je considère la musique par essence, impuissante à exprimer quoi que ce soit : un sentiment, une attitude, un état psychologique, un phénomène de la nature, etc. L’expression n’a jamais été la propriété immanente de la musique. La raison d’être de celle-ci n’est d’aucune manière conditionnée par celle-là. Si, comme c’est le cas, la musique paraît exprimer quelque chose, ce n’est qu’une illusion et non pas une réalité. C’est simplement un élément additionnel que, par une convention tacite et invétérée, nous lui avons prêté, imposé, comme un étiquette, un protocole, bref, une tenue et que, par accoutumance ou inconscience, nous sommes arrivés à confondre avec son essence.
Stravinsky 2002 [1962] : 70
Introduction[1]
Dans le cadre du présent numéro et de sa thématique, il nous a semblé important de souligner le caractère anthropologique des problématiques que les ethnomusicologues pouvaient rencontrer, et à ce titre de discuter de l’intérêt des recherches interdisciplinaires. Depuis quelques années déjà, certains ethnomusicologues font le choix de ne plus travailler seuls. Au-delà des concepts et méthodes que leur propre discipline a puisés dans des domaines connexes, les ethnomusicologues cherchent à collaborer avec des champs disciplinaires qui peuvent paraître a priori fort éloignés de leur propre domaine d’étude ou de tous ceux qu’ils ont côtoyés jusqu’à ce jour. À l’origine de telles démarches se trouve la conviction que les recherches respectivement menées dans chaque domaine disciplinaire peuvent avoir des objectifs à courts termes différents, mais qu’elles partagent souvent une finalité commune à plus long terme : celle de mieux comprendre les comportements humains, les paramètres et les motivations qui font que cette humanité se manifeste selon des modalités dont la variabilité est infinie. C’est ainsi que la recherche présentée ici s’inscrit dans la lignée de la « consilience » proposée par Edward O. Wilson (2000).
L’objectif de notre article est d’expliquer notre démarche mais aussi de démontrer l’intérêt anthropologique d’une collaboration entre les ethnomusicologues que nous sommes et une équipe de psychologues de la musique, sur la base d’une problématique dont la complexité exige la mise en commun des compétences. Il s’agissait de comprendre les relations entre musique et émotion, au-delà des spécificités culturelles. Pour ce faire, nous avons mis au point et effectué auprès de Pygmées d’Afrique centrale et d’Occidentaux québécois des expérimentations qui ciblaient leur relation émotionnelle respective aux musiques des deux cultures.
Ainsi formulée, la problématique émotionnelle peut sembler naïve. Nous sommes conscients cependant qu’elle recouvre de multiples aspects qui ne peuvent être abordés qu’à travers des étapes successives de recherche. Si la musique se trouve au coeur des travaux des ethnomusicologues, l’émotion musicale fait davantage l’objet d’études dans le domaine de la psychologie de la musique – études qui se sont le plus souvent cantonnées au contexte occidental et qui souhaitent se confronter à la diversité culturelle. L’ambition d’une collaboration naissante entre les chercheurs en présence n’a donc pas été de définir ce qu’était « l’émotion musicale » mais de poser des jalons qui, petit à petit, permettraient de traiter la question de la sensibilité humaine au musical.
Posé de front par les deux disciplines, un tel sujet peut soulever nombre de questions d’ordre anthropologique. L’une d’elle concerne évidemment la mixité de la nature humaine et la part du culturel et/ou du naturel dans la conception, la production et la perception du musical. On en vient aussi à questionner le rôle que peuvent jouer les capacités émotionnelles dans l’appréciation musicale et à s’interroger sur l’origine ou la signification des réactions tant objectives (tangibles à travers des mesures physiologiques) que subjectives (préhensibles à travers le discours ou toute autre forme de métalangage) à l’égard du musical. Plus largement, on cherche à comprendre la part de l’émotionnel dans la relation esthétique que l’homme entretient avec son milieu de vie et les multiples fonctions du musical dans ce contexte. Sur le plan méthodologique, l’étude de la variabilité des comportements humains passe nécessairement par la comparaison transculturelle qui constitue l’un des fondements épistémologique de l’anthropologie et qui, face à de telles problématiques, devient inévitablement une méthode conjointe aux deux disciplines. Sur le plan disciplinaire, la neuropsychologie de la musique aborde traditionnellement les dimensions à la fois cognitives et physiologiques, en relation avec le phénomène musical au sens large. L’ethnomusicologie, quant à elle, se consacre à l’étude du phénomène musical qui, en tant que tel, existe dans toutes les sociétés. Toutes deux ont néanmoins affaire à la complexité de l’être humain.
Cette complexité de l’être humain a souvent été soulevée pour solliciter la collaboration entre les disciplines. Edgar Morin souligne à cet égard :
L’esprit humain et la société humaine, uniques dans la nature, doivent trouver leur intelligibilité, non seulement en eux-mêmes, mais en antithèse à un univers biologique sans esprit et sans société [...]. Pourtant, cette dualité antithétique homme/animal, culture/nature se heurte à l’évidence : il est évident que l’homme n’est pas constitué de deux tranches superposées, l’une bio-naturelle, l’autre psychosociale, il est évident qu’il n’est traversé par aucune muraille de Chine séparant sa part humaine de sa part animale ; il est évident que chaque homme est une totalité bio-psycho-sociologique. Et, dès que l’on considère ces évidences, l’anthropologie insulaire suscite des paradoxes qu’elle ne peut surmonter.
Morin 1973 : 22-23
Quant à la problématique émotionnelle, elle semble favoriser – pour ne pas dire susciter d’elle-même – les rapports interdisciplinaires, car bien qu’appréhendée par divers champs du savoir, elle détient un caractère anthropologique fondamental. Les sentiments et l’expression des sentiments, dans leur vivacité extrême, est le propre de la nature humaine et l’« on ne saurait concevoir une anthropologie fondamentale qui ne ferait pas leur part à la fête, la danse, le rire, les convulsions, les larmes, le jouir, l’ivresse, l’extase » (ibid.).
La problématique
Dans le cadre de cette investigation, les deux disciplines font face à un universel qui exige d’adopter une perspective anthropologique : il n’y a aucune culture sans musique et il n’y pas de musique sans renvoi à un système symbolique significatif indirect – puisque la musique ne fonctionne pas à cet égard comme le langage parlé, et qu’à chaque stimulus ne correspond pas nécessairement un référent univoque (Nattiez 2005).
Dans ce travail collaboratif, il s’agit, pour la psychologie de la musique comme pour l’ethnomusicologie, de cerner si la musique pygmée ou occidentale renvoie à des émotions spécifiques selon le caractère qui pourrait lui être accordé dans l’une ou/et l’autre des cultures, et s’il existe de façon sous-jacente des points communs entre les cultures, pouvant laisser supposer la présence opérationnelle d’universaux émotionnels. Autrement dit, le renvoi émotionnel est-il spécifique à telle ou telle musique dans une culture donnée, ou existe-t-il des paramètres qui peuvent être identifiés émotionnellement par des cultures en apparence radicalement différentes ?
Le terme d’« émotion », pour les psychologues, correspond à :
[...] une très brève mais intense réaction affective qui implique généralement un certain nombre de sous-composantes – sentiment subjectif, l’excitation physiologique, l’expression, l’action et tendance, et la régulation – qui sont plus ou moins « synchronisées ». Les émotions se concentrent sur des « objets » spécifiques et durent de quelques minutes à plusieurs heures (par exemple le bonheur, la tristesse).
Juslin et Sloboda 2010 : 10[2]
Pour utiliser un vocabulaire plus précis et introduire la différence qu’il convient d’établir entre émotion et sentiment (Scherer 2004), soulignons que l’investigation menée dans le cadre de cette recherche porte autant sur l’émotion produite sur un sujet par un stimulus musical donné que sur le sentiment ressenti et exprimé de diverses façons (verbale ou non)[3] par ce dernier.
Dans nos sociétés occidentales tout au moins, la musique est considérée comme expressive et peut être définie en termes sentimentaux (Davis 2010 : 30). Or, cet aspect reste à tester et à valider dans des contextes extra-occidentaux.
Pour mieux saisir les intérêts de chaque discipline dans cette collaboration, il est important de souligner les problématiques soulevées dans chacun des champs de recherche, et la façon dont elles sont posées. En psychologie de la musique, il semble que les études émotionnelles abordent trois aspects : ce qui est ressenti à partir du musical, ce qui se produit à divers niveaux des propriétés physiologiques humaines, et comment le cerveau réagit alors sur le plan biologique :
La psychologie est préoccupée par l’explication du comportement humain individuel et des processus mentaux, et donc une approche psychologique de la musique et de l’émotion vise à savoir si, quand, comment et pourquoi les individus ont des réactions émotionnelles à la musique, et comment et pourquoi ils trouvent que la musique exprime des émotions.
Les explications demandées par les psychologues sont essentiellement causales et organismiques. Elles sont causales dans le sens où elles cherchent à la fois à découvrir les antécédents aux comportements qui nécessitent des explications, et de déceler ou d’émettre des postulats à propos des mécanismes qui permettent à ces antécédents d’interagir pour provoquer les comportements observés. Ils sont organismiques en ce que le principal intérêt de la psychologie réside dans les mécanismes qui sont internes aux organismes.
Sloboda et Juslin 2010 : 73
Dans le domaine de l’ethnomusicologie, beaucoup de monographies font mention de l’appréciation musicale des communautés étudiées, soit dans une perspective esthétique, soit dans le cadre d’une analyse plus générale de la place de la musique au sein de la société. Souvent, la perspective prend en compte la réception des performances musicales, les qualités techniques du jeu des musiciens à titre individuel ou collectif, ou encore les valeurs sociales de la musique. Les travaux d’un Steven Feld, d’un Jean During[4] ou d’un Bernard Lortat-Jacob[5] sont particulièrement riches et précieux à cet égard. Cependant, peu d’études portent spécifiquement sur l’analyse de l’expressivité ou sur le sentiment musical[6]. Sur le plan émotionnel, les travaux de Rouget (1980) sur la musique et la transe posent indirectement la problématique de l’interaction entre les contextes culturels et les propriétés biologiques de l’être humain.
La psychologie s’est intéressée à l’émotion depuis plusieurs dizaines d’années en commençant par les travaux d’Ekman (1980) portant sur les émotions dites de base que sont la joie, la tristesse, la colère et la peur (et auxquelles on peut ajouter le dégoût et la surprise). Ce dernier a en effet démontré que l’expression du visage relative à chacune de ces émotions était universellement reconnaissable. La catégorisation de ces émotions repose sur le postulat d’un substrat biologique commun relevant de l’innéité, et sur la différenciation des comportements physiologiques qu’elles engendrent (voir Panksepp 1998 ; Peretz 2010).
Par dérivation catégorielle, d’autres émotions sont ainsi associées à ces catégories de base qui ont contribué au développement de l’espèce animale et humaine ainsi qu’à leur survie. Elles se distinguent également par la manifestation de paramètres physiologiques et biologiques identifiables (voir Scherer 2004 ; Peretz 2010).
Intéressant de plus près notre problématique ethnomusicologique, ces premiers travaux d’Ekman sur les visages sont relayés par une série d’expérimentations portant sur les inflexions vocales et sur leur caractère universel (notamment Adachi et al. 2004). Les psychologues de la musique s’appuient également sur des travaux portant sur la musique de film, lesquels ont démontré l’impact du paramètre musical sur l’interprétation significative de l’image (en particulier dans les dessins animés de Walt Disney – voir Gabrielsson et Juslin 2003 ; Juslin et Laukka 2003). Il est alors naturel que leur problématique migre de la voix au chant et se porte ainsi sur l’expérience musicale : comment la musique peut-elle exprimer des sentiments, et dans quelle mesure ces sentiments peuvent-ils faire l’objet d’une compréhension transculturelle ? La question des universaux, bien sûr, s’inscrit dans ce contexte[7] :
La théorie de contour, plus que toute autre, se prête à l’idée que la musique est un « langage universel de l’émotion », c’est-à-dire qu’elle suggère l’idée que l’expressivité peut être reconnue inter-culturellement. Si, comme certains psychologues l’ont affirmé (Ekman, 1980, 2003), certaines émotions ont des aspects caractéristiques qui sont universellement compris, et si la musique est vécue comme expressive comme conséquence du fait qu’elle rappelle ces mêmes caractéristiques de par ses propriétés dynamiques, alors, l’appréciation interculturelle de l’expressivité de la musique devrait être possible.
Davis 2010 : 34
L’hypothèse universaliste s’appuie sur un consensus des psychologues de la musique. Ces derniers s’entendent en effet pour dire que les émotions sont biologiquement fondées tout en demeurant conscients des variables contextuelles qui entrent en jeu pour limiter l’universalité ou le systématisme des réactions émotionnelles, ou encore des interprétations significatives à caractère expressif.
Au-delà de la question de l’universalité, ce qui semble fasciner nombre de chercheurs, quelle que soit leur discipline, est d’observer le « pouvoir de la musique » : une musique qui évoque des souvenirs, qui apaise le stress, affecte l’humeur[8], aide à contourner certaines dysfonctions du cerveau, etc. ; une musique qui fait partie intégrante de notre vie quotidienne, à travers différents genres, et qui traduit des goûts et des valeurs identitaires.
Tous ces aspects dépassent en bien des points le chemin explicatif traditionnellement emprunté par les ethnomusicologues et l’on comprend pourquoi la question de l’inné et de l’acquis constitue une problématique incontournable – la musique étant de surcroît, au même titre que la danse à laquelle elle est fortement liée dans nombre de cultures, incarnée, incorporée, à différents niveaux de l’être humain.
Chez les Pygmées, l’élément fondamental qui justifie que l’on s’intéresse à la relation entre musique et émotion est avancé par les Pygmées eux-mêmes. Dans son ouvrage de 1961, Turnbull – l’un des tous premiers anthropologues à avoir travaillé auprès des Pygmées – reporte les propos de son fidèle informateur, Moké. Ces derniers marquent clairement un lien direct entre le sentiment de joie, la force vitale qui anime toute chose au sein de l’univers pygmée et la musique :
Normalement tout va bien chez nous mais lorsque nous dormons la nuit, quelque chose peut aller de travers et parce que nous dormons, nous ne pouvons pas l’empêcher. Des armées de fourmis peuvent envahir le campement, des léopards enlever un chien de chasse ou même un enfant. Si nous étions éveillés, ces choses-là n’arriveraient pas. Alors quand quelque chose de grave se produit, lorsque quelqu’un est malade, que la chasse est mauvaise, ou que la mort frappe, ce doit être parce que la forêt elle aussi est endormie et ne peut veiller sur ses enfants. Que faire alors ? Il faut la réveiller. Nous la réveillons par des chants car nous voulons qu’elle se réveille heureuse. Ainsi tout ira bien à nouveau ; et nous chantons encore pour qu’elle partage notre joie.
Turnbull 1961 : 41
Si cette déclaration a fortement intrigué l’anthropologue et musicologue de l’équipe, c’est qu’elle est réapparue au hasard d’une conversation, presque mot pour mot, à des années d’écart et de la part d’un Pygmée appartenant à une communauté géographiquement fort éloignée de celle qui avait fait l’objet des travaux de Turnbull. L’émotion positive qui passe par le chant constitue donc un moyen de revitaliser les forces de la nature et de favoriser une vie (voire une survie et une évolution) harmonieuse de l’homme dans son milieu. Son absence explique les divers maux qui peuvent contrarier cette harmonie. Trois éléments sont donc indéniablement liés : musique, émotion et force vitale.
Pour ce qui est de l’émotion, certains psychologues pensent que « l’état émotionnel » est permanent[9], ce qui signifierait que la propriété émotionnelle constitue un filtre par lequel passe toute la compréhension du monde à quelque niveau que ce soit et dont résultent les sentiments qui lui sont associés.
Le regard de plusieurs experts sur cette problématique émotionnelle permettrait de fournir quelques explications sur l’articulation du triangle homme, musique, milieu. Peut-être même en arriverait-il à réconcilier les paradigmes esthétiques et fonctionnels qui renvoient, au sein de l’anthropologie, de l’ethnomusicologie comme de la psychologie de la musique, à deux perspectives opposées – l’une utilitariste et l’autre esthétique (Scherer 2004) – dont il n’est toutefois pas prouvé qu’elles soient incompatibles[10] ? Par ailleurs, la collaboration entre sciences exactes et sciences humaines lance un autre défi à l’anthropologie : celui de ne pas attribuer de façon déterministe une fonction pragmatique à une appréciation ou à une conduite esthétique sur la base d’une propriété biologique contraignante, mais d’examiner plutôt la diversité des conduites esthétiques et des productions artistiques en tenant compte des propriétés biologiques qui constituent un substrat commun, et grâce auxquelles les êtres humains réagissent et interagissent avec leur milieu de vie.
Des résultats encourageants
Avant d’entrer dans les détails des travaux évoqués ici, il convient de resituer le contexte et les motivations qui les ont engendrés.
Des expérimentations visant à comprendre la relation entre musique et émotion avaient été menées il y a quelques années[11]. Celles-ci s’étaient avérées tout à fait intrigantes quant au rôle de la musique dans certaines circonstances, et surtout quant à la signification sentimentale qui était associée à cette dernière. Par la suite, plusieurs autres expériences ont été tentées sur le terrain dans un cadre exclusivement ethnomusicologique (recherche sur le terrain de Fernando en 2010). Des extraits musicaux de musique de film utilisés dans l’expérience précédente (et considérés comme suscitant la gaieté, la peur ou la tristesse) ont été resoumis aux Pygmées, afin de comprendre comment ils les interprétaient. Deux questions étaient principalement posées : l’une sur le sentiment que pouvait évoquer la musique écoutée ; l’autre visant à savoir s’il existait une musique qui pouvait renvoyer à ce même sentiment au sein de leur propre répertoire. Le but était de comprendre s’ils associaient un sentiment à un type de musique spécifique, qu’il s’agisse de musique occidentale ou de leur propre musique. L’expérience, contrairement à la première, ne contenait aucune contrainte catégorielle – autrement dit, il ne s’agissait pas pour les Pygmées de choisir parmi 3 types d’émotions (tristesse, gaieté ou peur). L’enquête, qualitative, s’inscrivait dans un spectre plus large et visait à faire émerger un discours à caractère sentimental sur la musique.
Pour résumer les conclusions de cette enquête, soulignons que la première réaction des Pygmées à toute musique occidentale était positive : « la musique est bonne ! », « la musique évoque un bon sentiment ! », voire « cette musique est gaie ! », etc. À la question « Avez-vous de la musique qui pourrait renvoyer au même sentiment (sous-entendu : celui que vous identifiez au sein de la musique que vous entendez ?) », la réponse était toujours « oui ». Cependant, l’exemple qu’ils fournissaient pour illustrer leur réponse affirmative était lié à une circonstance qui, pour la chercheure comme pour les Pygmées, n’évoquait en rien le sentiment que ces derniers avaient identifié en écoutant l’extrait de musique de film. Autrement dit, ils faisaient semble-t-il eux-mêmes la différence entre le renvoi sentimental qui peut être lié à des traits musicaux – le sentiment que la musique peut ou non évoquer en ce sens –, et la signification sentimentale de la circonstance dans laquelle une musique similaire peut être jouée. En les interrogeant sur le caractère émotionnel de la circonstance en question, les Pygmées disaient ressentir des émotions qui semblaient parfaitement adéquates à cette dernière : ils étaient par exemple unanimes sur le fait que la tristesse les submerge lorsqu’il y a un deuil. Or, le lien qu’ils établissent entre le caractère sentimental de la musique jouée en cette même circonstance et la circonstance elle-même semblait contradictoire. Les Pygmées pouvaient ressentir une émotion négative liée à la circonstance et identifier la musique comme évoquant systématiquement un sentiment positif. Le lien entre sentiment ressenti par rapport à la musique et sentiment ressenti relatif à la circonstance était difficile à expliciter culturellement.
L’enquête mettait ainsi le doigt sur un fait à vérifier : la musique, les circonstances et les sentiments ressentis peuvent être différemment liés les uns aux autres et ne pas avoir de rapport direct ou du moins, ne pas constituer un rapport triangulaire auquel le chercheur pourrait s’attendre. En effet, il semblait que le chemin suivi par les musiciens pour répondre à la question posée par le chercheur consistait non pas à partir des sentiments exprimés par la musique, mais à analyser les traits musicaux qu’ils y identifiaient, à déduire le sentiment auquel ceux-ci pouvaient correspondre et à renvoyer, dans leur répertoire, à une musique qui comportait, selon eux, des ressemblances formelles avec celle que nous venions de leur faire entendre. Ce faisant, les musiciens pygmées semblaient classer sentimentalement des traits musicaux et être à même de comparer des musiques sur cette base, en dehors de tout contexte d’exécution. Ils faisaient un lien entre un trait musical et un sentiment ; ils établissaient des liens culturellement définis entre musique et circonstance qui ne reposaient pas (ou peut-être pas ?) sur les caractères expressifs des traits musicaux. Au titre des paramètres extra-musicaux qui pourraient entrer en ligne de compte dans le lien entre musique et circonstance, on pourrait avancer le paramètre textuel des chants, lorsque ceux-ci étaient familiers aux Pygmées. Cependant, la plupart de la musique vocale pygmée se fonde sur des onomatopées et les rares termes ou bribes de phrases que l’on y relève évoquent les esprits qui interviennent durant telle ou telle circonstance. L’autre élément qu’il convient aussi de souligner pour éclaircir encore le rôle des structures musicales est que la répartition socioreligieuse des répertoires musicaux repose sur des différences musicales formelles (voir notamment Arom et al. 2009). Autrement dit, à chaque circonstance correspond un répertoire qui se distingue des autres par un trait musical (polyrythmie, structure des chants, etc…). Ces indices, associés aux réponses que nous avions obtenues, nous conduisent à penser que la structure musicale, la circonstance et la symbolique liée à cette circonstance reposent sur des renvois significatifs différents, bien que le tout forme une cohérence pour les tenants de la tradition. À travers cela, il est fort probable que le critère émotionnel puisse créer un lien entre tous ces éléments, mais selon une articulation variable.
L’hypothèse que nous avons donc dégagée de cette enquête ethnomusicologique à partir de tels constats est la suivante : la fonction de la musique est d’accompagner la circonstance, mais pas de correspondre au ressenti que cette dernière implique au sein de la communauté. La musique possède une autonomie expressive propre à des caractères intrinsèques relatifs à sa forme. Il existe des universaux sentimentaux qu’il est possible d’identifier et qui sont fondés sur des éléments musicaux formels. Cela implique qu’il puisse exister, pour les Pygmées, un lien entre sentiment et trait musical qui paraît cohérent au chercheur, mais que ce lien n’explique pas la signification du musical dans son contexte. Le musical a donc une fonction autre que celle qui le relie directement à son contexte et renvoie peut-être à des universaux anthropologiques qu’il conviendrait de mettre au jour. En cela, le lien entre musique et circonstance qui constitue l’une des problématiques les plus cruciales de l’ethnomusicologie endosse une dimension anthropologique plus large et renvoie à la question plus générale de la fonction (ou méta-fonction) du musical quelle que soit la société donnée. En cela aussi, les hypothèses de l’ethnomusicologue rejoignent les préoccupations des psychologues de la musique qui souhaitent eux aussi comprendre le phénomène musical à travers le comportement social et valider ou non des universaux musicaux.
De fil en aiguille, l’enquête a donc démontré que les Pygmées séparent les composantes : musique, sentiment identifié au sein d’une musique, circonstance et sentiment ressenti au sein de cette dernière. On peut tout à fait le comprendre, notamment parce que les paramètres musicaux qui sont en usage dans leurs différents répertoires sont constants, contrairement à ceux qui sont utilisés dans la nôtre, ou du moins dans les exemples qui leur ont été soumis (voir figure 1).
Les expérimentations : sujets, procédures et résultats
Nous faisons part ci-dessous de quelques aspects parmi les plus significatifs des expérimentations qui ont été menées récemment.
Les sujets
L’expérimentation a concerné 40 Pygmées et 44 Canadiens. Dans le processus de recrutement, il s’agissait de faire en sorte qu’il y ait autant d’hommes que de femmes dans les deux cas.
Soulignons toutefois que la démarche interculturelle implique nécessairement de comparer des communautés qui n’ont que peu de points communs dans leurs traditions socioreligieuses. Contrairement aux Québécois recrutés pour l’étude, les Pygmées vivent en communauté restreinte, détiennent des habitus de groupe et une conception de la vie communautaire très forte. Ils partagent en cela nombre de compétences, y compris musicales, à un niveau semblable. Ils savent tous chanter et danser remarquablement et ont grandi selon des valeurs communes. Ceci s’oppose de fait à une situation occidentale où chaque individu est exposé de façon différente à la musique et a reçu une éducation familiale et scolaire dans de multiples cadres possibles.
Les sujets canadiens étaient tous musiciens professionnels (29 %) ou amateurs (71 %), jouant de façon régulière de la musique classique (67 %), pop/rock/folk (20 %) ou du jazz (13 %). Ils avaient de 2 à 20 années de formation instrumentale et théorique (10,5 années en moyenne). Leurs prédilections au niveau de l’écoute quotidienne étaient pour la musique pop/rock/folk à 55 %, classique à 27 % et jazz à 18 %.
À ce titre, il est donc probable que les réponses des Pygmées fassent intervenir un trait culturel collectif plus prégnant que celles des Occidentaux.
Les extraits musicaux
Des sujets appartenant à deux cultures différentes, canadienne (Québec) et pygmée (Congo), ont été soumis à l’écoute des mêmes stimuli musicaux, parmi lesquels des musiques classiques occidentales, des musiques pygmées d’autres communautés d’Afrique centrale, des musiques pygmées appartenant à, et exécutées par les communautés pygmées au sein desquelles se déroulait l’étude, et enfin, des extraits de musique de film[12] produits dans le monde occidental. Il y avait en tout 19 stimuli musicaux : 8 correspondaient à de la musique instrumentale dite « classique », et étaient tirés de l’étude de Bigand et al. (2005) ; 3 à de la musique de film ; et 8 à de la musique traditionnelle pygmée Mbenzélé (voir la liste des extraits en annexe). Tous ces extraits avaient été choisis pour leur lien avec l’expression d’une émotion particulière correspondant aux objectifs de l’étude : la peur, la joie, la tristesse, la colère. Parmi les extraits de musique pygmée, 4 sur 8 avaient été enregistrés spécifiquement pour l’expérimentation et répondaient à une question préalablement posée (les extraits n° 2, 3, 5 et 7) : « Quelle musique chantez-vous lorsque vous ressentez tel ou tel sentiment ? ». La question ainsi posée semblait souvent étrange aux Pygmées car si, dans le monde occidental, une musique se traduit facilement en termes émotionnels et peut exprimer un sentiment donné ou une combinaison de sentiments (ressentis, induits ou évoqués), et que les Occidentaux sont à même de nommer ces sentiments, les enquêtes ont démontré que les Pygmées sont généralement plus à l’aise pour relier une musique à une circonstance donnée que pour s’exprimer sur les sentiments qu’ils éprouvent à son écoute. Ils répondent donc plus facilement que, dans leur culture, la musique accompagne la danse de divertissement, la chasse fructueuse, le départ des hommes pour la chasse, la mort, etc… Le choix des stimuli s’est donc fait à partir d’une association entre la signification émotionnelle validée culturellement ou présupposée par le chercheur en fonction de telle ou telle circonstance dans laquelle la musique est jouée ou avec laquelle la musique est associée (musique de film). En ce sens, la problématique à éclaircir (voir supra les commentaires sur les expérimentations antérieures) est le lien direct entre musique et circonstance.
La procédure
Les auditeurs participaient à l’expérience par paires, essentiellement pour des raisons de pratique sociale chez les Pygmées. Pour les Pygmées les paires étaient constituées de membres de la même famille (mari/femme, frère/soeur, mère/fille, etc.). Pour les Canadiens, les partenaires se connaissaient depuis un temps évalué entre 0 et 10 ans (2,5 ans en moyenne). Les paires étaient constituées d’amis, de frères ou de soeurs, de conjoints ou de personnes qui ne se connaissaient pas.
Les mesures se sont faites en continu durant l’audition de 19 stimuli musicaux. Comme le montre le tableau 1, les paramètres utilisés dans la musique occidentale qui leur a été soumise sont non seulement très différents de ceux en vigueur dans la musique d’Afrique centrale mais peuvent aussi varier selon les oeuvres.
Un programme informatique permettait que ces extraits soient toujours présentés dans un ordre aléatoire pour chaque paire de sujets.
Grâce à l’usage d’un iPod, les sujets pouvaient indiquer de façon graduelle, progressive et évolutive au cours de l’audition les sentiments ressentis à partir de deux dimensions. La dimension verticale correspondait à l’activation émotionnelle (entre excitation et calme). La dimension horizontale correspondait à la valence émotionnelle (l’aspect positif ou négatif de l’émotion ressentie). Les sujets indiquaient l’émotion ressentie pendant l’écoute de la musique en glissant leur doigt sur la surface de l’iPod. Par ailleurs, des mesures étaient conjointement prises pour quantifier les manifestations psychophysiologiques censées varier en fonction de l’état émotionnel du sujet : la réponse électrodermale et le taux cardiaque sont souvent liés au niveau d’activation émotionnelle ; les contractions infimes des muscles corrugator supercilii (froncement des sourcils) et zygomaticus majeur (sourire) sont liées respectivement aux réponses émotionnelles de valence négative et positive. Enfin le taux de respiration était également mesuré du fait qu’il peut influer sur le taux du rythme cardiaque.
Pour des raisons expérimentales et pour assurer la rigueur nécessaire au respect des protocoles mis au point dans une perspective comparative, il faut souligner que la musique a été écoutée dans des conditions similaires (casque ou non, même matériel de diffusion, même situation des sujets) et hors des contextes culturels habituels selon lesquels la musique est généralement écoutée au sein des deux sociétés.
Après chaque extrait musical, des questions étaient posées à chaque sujet concernant sa familiarité avec la musique entendue, le ou les sentiments ressentis, l’évocation sentimentale potentielle des extraits musicaux et la signification à laquelle la musique était censée renvoyer. Les Pygmées répondaient souvent à la fois sur l’évocation et le ressenti : « Cette musique me fait penser au malheur », ou « cette musique me fait me sentir bien », ou encore, ils imaginaient une petite scène qui pouvait expliquer leurs sentiments. Lorsque les extraits concernaient une musique qui leur était culturellement étrangère leur était également demandé s’ils possédaient ou connaissaient au sein de leur propre culture de la musique qui pouvait renvoyer à l’expression des mêmes sentiments. À ce titre, leurs réactions n’étaient pas toujours très instructives pour le chercheur, surtout lorsqu’ils s’en tenaient à « c’est de la musique de chez toi, je ne sais pas ! ».
Dans le cadre d’une telle recherche, la démarche repose donc sur la confrontation de données relatives à des réactions physiologiques aux stimuli musicaux et à des réactions culturelles qui requièrent de la part du sujet l’analyse des sentiments évoqués par la musique et des sensations ressenties. À cela s’ajoutent l’analyse par l’expérimentateur du discours du sujet sur le sentiment exprimé par la musique ainsi que sa connaissance du milieu culturel dans lequel le sujet évolue[13].
Les données dont les chercheurs disposent sont donc d’ordre quantitatif implicites et d’ordre qualitatif explicites (verbales et non verbales).
Les résultats
Les premiers résultats montrent sans trop de surprise des différences marquées entre les évaluations que l’on pourrait qualifier de subjectives de la part des sujets (mesures prises dans l’espace émotionnel avec l’iPod) et objectives (provenant des données sensitives). Parmi les données sensitives, on note également des différences entre les paramètres évalués (respiration, taux cardiaque, réponse électrodermale, etc.) que les psychologues sont en train d’analyser dans le détail.
Nous voudrions insister ici particulièrement sur les résultats que nous pourrions qualifier d’encourageants et d’intéressants pour les ethnomusicologues, et qui soulignent la différence évidente qui prévaut entre réaction sensitive et réaction interprétative. L’importance de l’appréciation culturelle apparaît clairement pour les jugements sur l’activation émotionnelle et la réponse électrodermale dans la figure 1, et pour les jugements sur la valence émotionnelle et les réponses musculaires faciales dans la figure 2.
Dans la figure 1, les réactions sensitives marquent un parallélisme quasi parfait entre les deux communautés, c’est-à-dire que le nombre de réponses électrodermales est plus élevé pour les extraits sensés évoquer un niveau d’activation émotionnelle supérieur pour les deux cultures. Néanmoins les réactions culturelles interprétatives du niveau d’excitation ou du calme ressenti à l’écoute de la musique sont inversées. Si la réaction est extrêmement marquée chez les Occidentaux dans le sens prévu, les Pygmées demeurent dans une interprétation relativement moins extrême et plus « mitigée ». Cette dernière réaction correspond également à celle exprimée par le taux cardiaque.
Dans la figure 2, une augmentation de froncement des sourcils (corrugator) se présente chez les deux populations lorsqu’un extrait a une valence présumée qui est plutôt négative. Il n’y presque aucun effet de la catégorie de valence des extraits sur le sourire (zygomaticus) pour les Canadiens, mais une légère augmentation pour les extraits de la catégorie de valence négative en ce qui concerne les Pygmées. Encore une fois, l’histoire est tout à fait autre pour les jugements subjectifs : l’effet est très marqué dans le sens prévu pour les Canadiens et s’avère très faible et légèrement orienté dans le sens opposé pour les Pygmées.
Comme souligné plus haut, les trois extraits de musique de film ont été choisis pour évoquer la joie (Cantina), la peur (Psychose) et la tristesse (La liste de Schindler). Ce qui était apparu durant des enquêtes conduites l’année précédente se confirme avec les expérimentations présentées ici, à savoir que l’appréciation des musiques de film (figure 3) ne varie que peu à travers les 3 extraits sur le plan des jugements de valence chez les Pygmées, contrairement aux Occidentaux qui considèrent les traits musicaux comme réellement significatifs et encodés de renvois sentimentaux (pour ce qui est notamment de l’appréciation des sentiments reliés au musical). Au niveau des réactions sensitives, bien que l’activation des muscles du sourire (zygomaticus) diminue – allant de la joie à la peur, à la tristesse pour les deux populations –, les réactions divergent pour le froncement des sourcils (corrugator), avec une augmentation d’activation musculaire dans le sens opposé des réactions du zygomaticus pour les Canadiens, mais avec relativement peu de différence entre les extraits pour les Pygmées.
Si l’on entre plus en détail dans les extraits de musique pygmée, on constate aussi des différences entre l’évaluation de valence des Occidentaux et celle des Pygmées. Pour les Canadiens, il y a peu de variation dans les jugements subjectifs de valence ainsi que dans les réponses musculaires, à l’exception de l’extrait numéro 6[14] (musique de deuil utilisée lors du transport du cadavre vers la tombe), lequel reçoit une évaluation de valence positive élevée, ainsi qu’une réaction de froncement des sourcils en baisse (!). Les réactions subjectives et objectives des Pygmées sont beaucoup plus différenciées. On note que l’évaluation de valence est plutôt positive à l’exception de la berceuse (n° 1) qui est neutre. L’activité musculaire est plutôt neutre quant aux muscles du sourire, à l’exception de 3 extraits : les Pygmées sourient plus pour la musique de divertissement (n° 4) et pour la musique relative à la peur (n° 5), et sourient moins pour la musique qui sert à transporter le corps au tombeau (n° 6). Le froncement des sourcils est élevé pour la berceuse et pour la musique associée à la peur, et il est minimal pour la musique relative au transport du défunt (n° 6), à la tristesse (n° 7) et à la protection des hommes restés en forêt (n° 8).
Sans entrer dans l’analyse de chaque graphique, les résultats subjectifs et objectifs montrent, dans leur ensemble, que les réactions entre Occidentaux et Pygmées semblent diverger au moins de façon significative pour trois exemples musicaux : un chant que les Pygmées disent pouvoir utiliser comme berceuse (n° 1) ; un autre que les Pygmées exécutent pour transporter un cadavre de la hutte au tombeau (n° 6) ; un autre, enfin, que les femmes chantent lorsque les hommes sont partis à la chasse et que leur retour se fait attendre, laissant régner une certaine inquiétude au sein du village (n° 8). Les appréciations se rejoignent en revanche au moins sur un exemple de musique pygmée, qui est la pièce accompagnant la danse du masque Djengui (n° 3) et qui correspond, chez les Pygmées, à une pièce tombée désormais dans le domaine public[15] et très fréquemment jouée avec le plus grand des plaisirs. Son tempo est rapide ; elle requiert la participation de l’ensemble du campement (donc voix mixte) et entoure la sortie d’un masque puissant, tout autant que l’intensité des voix qui s’expriment alors. Cette fougue est visiblement assez communicative pour être culturellement comprise au sein d’une autre culture.
Dans le cas des contradictions notées entre les appréciations des Pygmées et des Occidentaux, et conformément à ce qui a été dit plus haut, peu d’indices musicaux d’ordre technique permettent à un Occidental de faire la différence – en termes d’association entre le musical et la circonstance – entre au moins deux des pièces soumises à l’audition : la pièce qui est utilisée pour transporter le cadavre fait en effet état d’un tempo équivalent à celui de la pièce chantée par les femmes lorsque les hommes s’absentent trop longtemps. En revanche, la première est entonnée par un homme à l’inverse de l’autre. La structure polyphonique diffère aussi quelque peu : la pièce qui accompagne le transport du cadavre adopte une forme soliste-répons assez claire et marquée par des battements de mains réguliers qui correspondent à une pulsation. Elle est par ailleurs exécutée par l’ensemble du village, donc par des voix mixtes. La seconde, chantée par les femmes, est d’entrée de jeu fondée sur du yodel et sur un contrepoint assez dense entre les voix. On peut dire que, d’un point de vue occidental, les deux pièces détiennent un caractère joyeux et entrainant, impressions que nous pourrions attribuer à la présence d’un tempo rapide et à l’intensité forte de l’exécution.
La berceuse, en revanche, est exécutée par un petit groupe de femmes, les voix étant moins puissantes et pouvant rejoindre le registre grave par des changements d’octave. Elle est par ailleurs marquée par des battements de mains plus lents qui, en fait, ne marquent qu’une pulsation sur deux. Cependant, il est fort probable que ce détail échappe aux non spécialistes qui ne peuvent alors qu’en déduire que le tempo est plus lent que pour les autres pièces.
En conclusion de ces quelques analyses, nous pouvons dire que des résultats partiels montrent que la musique provoque toujours une réaction positive, en particulier dans les réponses verbales des Pygmées[16]. La plupart des mesures provenant de l’iPod montrent que ces derniers ne tiennent pas nécessairement compte de la variabilité de caractère provoquée par les nuances ou les modulations présentes dans les musiques occidentales. On peut se demander si cela est dû au fait que leur propre musique adopte, pour ces mêmes aspects, des paramètres constants au cours de l’exécution d’une pièce, et qu’il existe bien une indépendance entre le sentiment que la musique évoque sur cette base auprès des Pygmées et la circonstance culturellement déterminée. Les paramètres musicaux en revanche peuvent renvoyer à des sentiments partagés entre Pygmées et Occidentaux, mais la connaissance du contexte dans lequel la musique est généralement culturellement exécutée peut influencer la catégorisation sentimentale effectuée par le sujet (on le voit dans le cas des Pygmées). Cette catégorisation subjective peut aussi avoir une influence partielle, et dans une mesure qu’il reste à évaluer plus précisément, sur des réactions physiologiques. La différence que l’on note alors entre l’appréciation de la musique et le sentiment qu’elle est censée exprimer dans telle ou telle circonstance relève d’une conduite et d’une appréciation esthétique qui définit la fonction anthropologique de la musique. Chez les Pygmées, la musique détient une signification indépendamment du caractère sentimental culturellement reconnu pour telle ou telle circonstance (les Pygmées reconnaissent collectivement que le deuil est une circonstance extrêmement triste). Cela nous porte à croire, à ce stade de nos connaissances, que la principale fonction de la musique dans ce contexte est de « surmonter » des émotions et de provoquer des sentiments qui le permettent. Ces derniers sont au coeur de l’énergie vitale que les Pygmées développent pour établir le lien nécessaire (et esthétique) entre leur propre condition humaine et leur environnement matériel et spirituel. En cela, on est à même de donner au discours de Moké une interprétation culturellement cohérente, d’une part, et de valider le fait qu’il y a, pour les Pygmées, indépendance entre traits musicaux et sentiments ressentis au sein de telle ou telle circonstance, d’autre part. Cela permet enfin de valider que des traits musicaux induisent des significations sentimentales universellement reconnues.
Conclusion
Tout au long de cet article, nous avons tenté de démontrer l’intérêt pour les ethnomusicologues comme pour les psychologues de la musique de travailler ensemble. La complexité des objets étudiés fait en sorte qu’aucune des deux disciplines ne peut répondre seule aux problématiques soulevées par le phénomène musical. Du désir d’interdisciplinarité, les chercheurs progressent mutuellement vers l’intégration des connaissances et des expertises disciplinaires. L’opportunité de réunir leurs savoirs et de les confronter concrètement au terrain n’a jamais rencontré de moment plus propice que le monde scientifique contemporain dans lequel nous vivons.
La collaboration entre ces deux disciplines a mis en exergue des interrogations qui dépassent largement leurs champs respectifs et implique même diverses préoccupations héritées de la philosophie comme de l’esthétique. L’anthropologie y retrouve une place privilégiée dans sa double dimension constitutive associant les aspects biologiques et sociologiques, et l’ethnomusicologie comparative permet de recentrer le sujet sur les compétences musicales de l’être humain, au-delà des spécificités culturelles.
De la même façon, la problématique émotionnelle réunit ici les facettes relatives à la physiologie, à la biologie et à l’ethnologie, prenant en compte la variabilité des contextes culturels. Ainsi, une méthodologie adaptée pour répondre aux exigences de deux disciplines ainsi qu’à des contextes culturels différents peut offrir la possibilité d’analyser les rapports de l’homme à son milieu de vie. Elle favorise l’exploration non pas de la frontière que l’on a l’habitude de glisser entre les éléments dits naturels et culturels, mais au contraire de leur intersection. Même les questions relatives aux universaux musicaux peuvent ainsi être nuancées et traitées avec la subtilité nécessaire.
De cela découlent d’autres enjeux relatifs à des sujets qui n’ont rien de nouveau mais qui, sans collaboration interdisciplinaire, pourraient demeurer au stade de la querelle idéologique. Parmi eux figurent la définition de l’art dans divers contextes culturels, de la valeur du geste artistique individuel ou collectif, voire de l’autonomie de l’art au regard des autres productions symboliques humaines. Peut-être l’intégration des disciplines finira-t-elle aussi par redéfinir un concept de culture au sein duquel la variabilité ne remettra pas en question la nature humaine et où l’objet « artistique » se verra réincarné. L’art ne serait pas seulement soumis à l’appréciation subjective, ou encore au hasard des compétences humaines innées, mais constituerait aussi une manifestation des capacités adaptatives bénéficiant de l’immense imaginaire qui fait le propre de l’homme. En ce sens, les aspects émotionnels étudiés de front par l’ethnomusicologie ou la psychologie de la musique constituent bien un paramètre explicatif du comportement musical humain. Pensée dans une perspective anthropologique, la question qui est ainsi renvoyée aux disciplines confondues n’est plus tant celle de Blacking qui cherchait à comprendre « How musical is man ? » (Blacking 1973)[17], mais plutôt celle de savoir désormais : « Why are humans musical ? ».
Ainsi, l’intégration réciproque et concrète de méthodes issues de diverses disciplines se pose comme une des avenues susceptibles de répondre à une question fondamentale relative à la fonction de la musique pour l’être humain.
Parties annexes
Annexe
Liste des extraits musicaux soumis aux sujets occidentaux et pygmées
Notes
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[1]
Les recherches présentées dans cet article qui se sont déroulées en terrain congolais ont été grandement facilitées grâce à l’aide précieuse et la profonde connaissance des populations pygmées de Philippe Auzel, coordonnateur du Centre de la Science de la Biodiversité du Québec à l’Université McGill et membre associé à l’OICRM de l’Université de Montréal.
-
[2]
Notre traduction, ainsi que pour tous les extraits de Justin et Sloboda (2010), Sloboda et Juslin (2010), Davis (2010).
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[3]
« […] les émotions consistent en un éveil physiologique, une réponse motrice et une composante de sentiments subjectifs. Les termes “émotions” et “sentiments” ne sont donc pas synonymes. Un sentiment est une composante d’une émotion. Lorsque l’on demande aux participants d’évaluer leurs réponses affectives à un stimulus, ceci nous informe sur leurs sentiments » (Grewe et al. 2010 : 50).
-
[4]
Plusieurs ouvrages de ces auteurs sont cités en bibliographie. Les plus importants concernant notre sujet sont : During (1994, 2004) et Lortat-Jacob (1998). Pour ce dernier, il s’agit de la version française du livre original en italien.
-
[5]
Les recherches de Bernard Lortat-Jacob (1998) sur les musiques de Sardaigne évoquent bien l’impact de l’appréciation musicale sur les valeurs qui fondent la pratique musicale (cf. le compte rendu de Jean-Jacques Nattiez 2002). L’objet de cet article n’étant pas de faire l’analyse de ce que l’ethnomusicologie a apporté en termes d’esthétique, le lecteur trouvera en bibliographie plusieurs entrées auxquelles se référer.
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[6]
À noter qu’une équipe de musicologues et d’ethnomusicologues financés par le CRSH travaille actuellement à la mise en comparaison des critères du beau dans les musiques du monde (Nathalie Fernando, Jean-Jacques Nattiez, Dana Rappoport, Frédéric Léotar, Flavia Gervasi, Marc Chemillier, auxquels se joignent des étudiants gradués de diverses universités en France comme à Montréal). Outre les aspects esthétiques, cette étude comprend notamment une analyse du vocabulaire expressif lié au musical en lien avec les structures de la musique.
-
[7]
Au titre de l’expérimentation transculturelle, il faut mentionner Balkwill et Thompson (1999).
-
[8]
Voir Grewe et al. (2010 : 49). Les auteurs y affirment : « l’une des fonctions les plus importantes, les plus fréquentes, et les plus agréables de la musique est son aptitude à influencer et changer les émotions et les humeurs (Panksepp, 1995, Sloboda et O’Neill, 2001) ».
-
[9]
Voir Sloboda et Juslin (2010 : 73). Les auteurs font notamment référence aux travaux de Davidson (1994), Izard (2009) et Barrett et al. (2007).
-
[10]
Schaeffer (2006) rappelle même, dans le domaine philosophique, la distinction entre fait artistique et fait esthétique à partir de l’idée qui consiste à considérer l’esthétique comme un supplément fonctionnel lorsque les fonctions sociales classiques d’une production artistique n’est pas évoquée : « L’indépendance logique des deux problématiques ne signifie pas qu’il n’y ait pas de liens de fait entre les deux séries de conduites. Il existe au contraire des liens de fait extrêmement étroits entre les conduites esthétiques et la création artistique, et ce dans la plupart des cultures. [...] En fait, dans la plupart des civilisations et à la plupart des époques, dès lors qu’un art (au sens technique du terme) est pratiqué pour des raisons qui ne sont plus exclusivement utilitaires, magiques, religieuses ou politiques, c’est bien l’intention esthétique qui est reconnue comme supplément fonctionnel ! » (Schaeffer 2006 : 45). Or, il ne s’agirait pas de reconnaître la portée esthétique des musiques dites fonctionnelles mais de restituer aux conduites et aux finalités esthétiques de l’oeuvre d’art un caractère fonctionnel de nature anthropologique.
-
[11]
En 2009 et en collaboration avec Isabelle Peretz et Nathalie Gosselin, dans la perspective de l’article publié par Fritz et al. (2009). Les expérimentations reposaient alors sur la présentation des visages tirés des études d’Ekman (1980, 2003) auxquels les Pygmées et les Occidentaux devaient associer des extraits musicaux préalablement sélectionnés en fonction de différents contextes d’exécution (deuil, divertissement, berçage, etc.).
-
[12]
Certains extraits sont issus de l’étude de 2009.
-
[13]
Ces derniers points ne sont pas évoqués dans le cadre de cet article.
-
[14]
Dans les figures, chaque point correspond à un extrait. De gauche à droite, le premier point = extrait n° 1, etc.
-
[15]
Car la circonstance à laquelle elle correspond n’est plus la même au fil du temps pour des raisons que nous n’aborderons pas ici.
-
[16]
Voir Sloboda et Juslin (2010). Les auteurs notent : « Il y a maintenant des preuves convergentes solides dans nombre d’études utilisant [la méthode d’échantillonnage de l’expérience] ESM (par exemple celles de North, Hargeaves, & Hargreaves, 2004 ; Juslin, Liljeström, Västfjäll, Barradas, et Silva, 2008) montrant que les émotions positives prédominent lors de l’écoute musicale et où – quand le changement émotionnel au cours du temps est mesuré (comme dans Sloboda, Ivaldi, et O’Neill, 2001) – la direction va de valence négative à valence positive dans la majorité des cas » (Sloboda et Juslin 2010 : 88).
-
[17]
Traduction française : 1980, Le sens musical. Paris, Éditions de Minuit.
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