En 1931, dans son discours inaugural à la tête de l’Institut de Recherche Sociale à Francfort, le philosophe Max Horkheimer faisait le constat d’une fragmentation de la production du savoir qui empêchait de saisir, et donc de transformer, la société dans sa totalité (Carré et Alvarenga 2008). Quatre-vingts ans plus tard, dans certains domaines, cette fragmentation, loin d’avoir disparue, s’est renforcée, et malgré les appels à l’inter-, la multi- ou la transdisciplinarité, de nombreux auteurs constatent que les cloisonnements entre disciplines n’ont jamais été aussi rigides. Abélès, par exemple, note que À cette territorialisation de la connaissance s’ajoutent les contraintes des processus épistémologiques de production du savoir (Foucault 1969 ; Bourdieu 2001). Chaque discipline procède à l’étude du réel en opérant une réduction méthodologique qui lui est propre (Franck 1999). En saisissant, à travers le prisme d’une méthode spécifique, un objet symbolique et matériel tel qu’il se livre à l’expérience et/ou s’élabore à travers la réflexion théorique, elle construit son objet de recherche. Cependant, l’opération de réduction que suppose la construction de l’objet peut conduire à ne prendre en compte et à ne rendre compte que d’une facette particulière et limitée du réel. Cette opération de réduction et l’hyperspécialisation ont certes des vertus, mais aussi des effets pervers qui ne sont plus à démontrer. Depuis l’époque où Horkheimer prononça son discours, d’importants changements ont eu lieu dans les modalités de production des sciences. D’abord, la globalisation du champ de la recherche, l’omniprésence de l’évaluation et des recours à des indicateurs quantifiés modifient les structures de production du savoir (Shore et Wright 1999 ; Hilgers et Dassetto 2012). Cela conduit parfois à une tension entre le renforcement de l’hyperspécialisation et l’obligation d’avoir une visibilité au-delà d’une niche spécifique. Ensuite malgré la rigidification de certaines frontières disciplinaires, on a vu se multiplier des équipes multidisciplinaires autour de projets thématiques liés à la ville, au développement durable, à la sexualité ou à la migration par exemple. Si ces projets ont parfois la réputation de mieux correspondre aux attentes sociales et de dépasser l’étroitesse des vues disciplinaires, ils sont souvent marqués par des pratiques, des méthodes, des objectifs et des critères d’évaluation qui s’émancipent des standards disciplinaires (Guggenheim 2006). Cette manière de faire ne constitue pas toujours un problème, mais elle peut conduire à un relâchement de la rigueur épistémologique ou de l’évaluation par les pairs au profit de logiques parascientifiques et, dans le cas qui nous concerne, à s’éloigner des objectifs d’une démarche anthropologique. Autre changement important, les études postcoloniales s’imposent comme l’un des domaines majeurs des sciences humaines et sociales du XXIe siècle. Depuis la publication de l’ouvrage fondateur d’Edwar Saïd (1978) et le développement des subaltern studies en Inde (Guha 1983), les sciences sociales ont été contraintes d’interroger leur arrière-plan épistémologique. Les études postcoloniales sont parfois mal perçues dans le monde francophone sous prétexte qu’elles ne feraient que répéter et/ou prolonger des choses déjà dites au cours des années soixante par des penseurs tels que Fanon ou Césaire (Bayart 2010). En réalité, elles contribuent de façon radicale à bouleverser la géopolitique de la production de la connaissance (Mignolo 2000 ; De Sousa Santos 2011). Dans les études urbaines, elles ont, par exemple, conduit à engager la recherche vers une nouvelle manière de penser la ville dont les effets ne seront perçus que sur le long terme (Simone 2004 ; Robinson 2006). La provincialisation d’un savoir occidental qui cherche toujours à s’imposer comme l’unique point de vue universel nécessite de repenser les relations entre disciplines. Non pas pour réduire l’angle de vision en limitant le point de vue à celui des …
Parties annexes
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