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L’anthropologie et le cinéma sont rarement interreliés dans un ensemble « coopérant ». Pourtant, ces deux disciplines se sont côtoyées et influencées à divers moments de l’histoire. Mouloud Boukala nous invite, dans son livre Le dispositif cinématographique, un processus pour [re]penser l’anthropologie, à revoir le rapport anthropologie/cinéma à travers la notion du dispositif. Par exemple, le montage et l’écriture interpellent les mêmes questions chez les cinéastes et les anthropologues ; il faut réorganiser ce qui a été vécu et observé dans un ouvrage méthodique. Ce processus implique des notions de réel et de points de vue. C’est dans cette optique que le cinéma et l’anthropologie sont complémentaires. Tous deux partagent un même espace/temps avec leurs interlocuteurs.
L’ouvrage revisite la signification du terme dispositif, galvaudé dans toutes les disciplines. Foucault définit ce terme comme un ensemble pluriel de discours, de lois, de propositions, etc. Il existe notamment des dispositifs de vérité, de contrôle et de pouvoir qui sont explicites ou relèvent du non-dit. Foucault aura démontré comment le dispositif dans une société sert à l’élaboration d’individualités qui assument leur identité et leur liberté dans le cadre même de leur assujettissement (Agamben). Deleuze, reprenant les études de Foucault, distingue chez lui quatre dimensions du dispositif : les courbes de visibilité et d’énonciations et les lignes de forces et de subjectivation. Les deux premières servent à faire voir et à faire parler. La troisième est la dimension du pouvoir. La dernière est liée au sujet. Les lignes de subjectivation doivent être considérées comme une ligne de fuite, un monde de « possibilités ». Chez Deleuze, les lignes de subjectivation peuvent échapper aux lignes de forces. Elles permettent une ouverture. Deleuze conclut qu’il existe deux catégories de lignes : les lignes de stratification (ou de sédimentation) qui est caractérisée par sa rigidité et sa fermeture, et les lignes d’actualisation (ou de créativité) qui ont une capacité transformative.
Foucault n’envisageait pas le dispositif « hors pouvoir », dans une perspective moins rigide, qui puisse mener à d’autres modes d’accès à la réalité. Boukala nous dirige habilement vers les dispositifs cinématographiques. Tout l’intérêt du livre commence au chapitre 3. La méthodologie de Boukala est bien organisée. Après la théorie, les dispositifs cinématographiques sont exposés dans des exemples concrets : les dispositifs de tournage et les dispositifs d’énonciation. L’auteur nous fait visiter les ouvrages de Mikhalkov, Rouch, Varda, Depardon, Panh et Ruspoli. La notion de dispositif, qui entremêle représentation et pratique, concret et abstrait, peut dans son déploiement spatial et temporel, permettre à l’acte de devenir une forme pensante. Le cinéaste peut jouer avec les échelles d’observation, entremêlant le personnel et le social. Il peut révéler le sens caché des situations et des êtres sans briser l’unité d’une pratique sociale. La mise en situation peut mobiliser le corps, la parole et des prises de conscience dans des processus sociaux concrets. Il provoque des réactions, des événements et des interprétations : « la force du cinéma est de donner à voir l’homme en situation » (p. 82). Les dispositifs cinématographiques peuvent contribuer à la construction d’une réalité qui relève d’une réflexion anthropologique quant à l’approche de l’autre. Le cinéma soulève donc les questions relatives à la représentation et à l’éthique. Les dispositifs cinématographiques sont des manières d’être ensemble qui interpellent un passé, un présent et un futur où l’intelligibilité de la situation n’est pas donnée d’avance, mais résulte d’un effort d’articulation. Le cinéma n’est pas qu’illustratif, il produit de la connaissance qui évoque l’agir et le croire. Il agit sur notre imaginaire, il s’inscrit dans un lieu et un temps spécifique. Le film ne reste pas cantonné dans la salle de cinéma, il circule bien au-delà de l’écran. L’image cinématographique offre les nuances du réel, montre les transformations et les ruptures qui se retrouvent dans toute pratique sociale.
Boukala interroge un cinéma qui s’éloigne du pur divertissement, qui interpelle le spectateur et provoque la réflexion. Le cinéma n’est pas nécessairement un outil de la science, mais est lui-même une forme de réflexion sur le réel. Il faut donc reconnaître les images qui parlent, comme les images qui réduisent l’autre au silence. Cet art de l’image de l’homme fait par l’homme se déploie dans les deux mêmes dimensions que l’anthropologie : « le temps et l’espace à partir d’un même sujet, l’être humain » (p. 36). Le cinéma nous offre une expérience de terrain, de partage et de représentations. Le livre de Boukala est une élaboration bien coordonnée sur les questions contemporaines que peuvent former le couple « cinéma-anthropologie ».