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Un objet d’étude n’apparaît jamais sans raison. Celui de sphère publique arabe ne déroge pas à la règle. La sphère publique est un objet fortement débattu parce qu’elle renvoie à des expériences en devenir, et par là très difficilement identifiables. L’intensité des discussions est à la mesure de l’espoir suscité par cette sphère pour ce qu’elle laisse entrevoir comme possibilité non seulement de démocratisation (par le bas) de régimes politiques difficilement ouverts à la contestation mais aussi de visibilisation de pratiques inédites parce que nouvellement en contact avec le monde. Tenter d’en saisir le sens consiste à retracer, souvent implicitement d’ailleurs, les processus de démocratisation et les manières par lesquelles se constitue le vivre-ensemble. Depuis les révolutions en Tunisie et en Égypte, et les contestations populaires qui secouent de nombreux pays arabes, l’enthousiasme et l’espoir qu’ils ont suscités mettent plus que jamais auparavant la sphère publique au centre des enjeux. L’expression « les révolutions du web » a-t-elle valeur explicative et n’a-t-elle pas plutôt éclipsé le peuple sorti dans la rue pour demander « la chute du régime » ? Pour nous, l’intérêt d’un tel déplacement vers le web, même si lui-même fait débat (Klüber 2011), réside dans la discussion implicite mais néanmoins engagée sur les rapports entre les médias et leurs espaces politiques et sociaux respectifs[1]. Il ne s’agit pas ici d’insister sur les effets des médias sur la sphère publique puisqu’ils lui sont constitutifs mais plutôt de considérer les articulations qu’ils sont supposés construire dans l’ensemble du tissu social, des possibilités qu’elles offrent et des limites qu’elles posent. Si tant est qu’elle soit acceptée comme catégorie d’analyse, la sphère publique arabe soulève un double enjeu : théorique (par exemple, comment la définir en tenant compte de ses spécificités ?) et empirique (quels sont les objets sociologiques qui aident à la comprendre : les partis politiques, les pratiques et ou acteurs contestataires, les formes de délibération, les actes quotidiens, les rapports de l’État à la société civile, etc. ?).

Dans cet article[2], nous abordons les débats sur la sphère publique arabe en proposant, en premier lieu, de produire et de retracer sa (courte) généalogie afin de comprendre pourquoi, en second lieu, elle est devenue aujourd’hui un objet d’intérêt et – surtout –, un objet essentiellement informé par les médias.

La généalogie de la sphère publique arabe est redevable, selon nous, à l’importance croissante prise par les produits culturels dit islamiques, qui s’inscrit dans l’affirmation politique des mouvements islamistes des débuts des années 1980. Elle s’en détache par la suite et s’autonomise avec l’avènement des télévisions satellitaires arabes[3] dès le début des années 1990. Plusieurs questions se posent alors, en particulier sur la nature et le contenu de la « sphère publique arabe » et de ses relations avec les nouveaux médias. Ces questions et leurs réponses sont à situer, nous semble-t-il, dans le débat de fond qui porte sur les « modernités alternatives » (Gaonkar 2001) ou les « modernités multiples » (Eisenstadt 2000), c’est-à-dire sur les modalités particulières de mise en oeuvre de la modernité dans des contextes non Occidentaux. Les travaux de Dakhlia (1998), de Ferrié (2004) et de Hirschkind (2007) participent de ce débat et apportent un point de vue inédit sur la sphère publique dans la région. Cet éclairage nous permet, dans un deuxième temps, d’entrer de plain-pied dans le débat sur la sphère publique arabe telle qu’actualisée (ou pas, c’est selon) par le nouveau média dominant : la télévision par satellite. Enfin, et dans un troisième temps, nous proposerons une alternative dans ce débat si complexe en nous appuyant sur notre terrain de recherche sur l’usage de la télévision par satellite au Maghreb.

Pourquoi la sphère publique maintenant ?

La sphère publique arabe est, depuis l’adoption des télévisions satellitaires au Moyen Orient et au Maghreb, un objet controversé et passionnément discuté dans le monde académique et journalistique. La notion de sphère publique (sans l’adjectif arabe) était jusqu’à la fin des années 1990 très marginale dans les travaux qui portaient sur cette région, éclipsée par celles de « société civile », de « citoyen », de « démocratie » et de « mouvement social ».

Le recours à cette notion pourrait être associé à un renouvellement du regard que l’on porte sur les sociétés à l’étude et à leur mode de fonctionnement politique. Dès les années 1980, il a permis de rendre compte dans les mondes arabe et musulman de la variété des activités des mouvements islamistes[4], de leurs usages des médias et des objets artistiques et culturels (littérature, caricatures, images, pamphlets). C’est sans doute la conjoncture historique des années 1980 qui a incité les premières recherches à s’intéresser à la production et à la circulation des produits dit islamiques, et à « la sphère publique islamique » elle-même en les considérant, sans que l’énonciation en soit explicite, comme de nouveaux objets, non pas que les réalités auxquelles ils renvoyaient n’aient pas déjà existé, mais parce qu’il fallait qu’elles soient adossées à une justification d’ordre épistémologique[5].

Les reformulations des réalités qui « travaillent » les sociétés qui nous intéressent, notamment celles qui concernent leur sphère publique, relèvent d’enjeux à la fois politiques et épistémologiques. Enjeux politiques, dans la mesure où le fond du problème est de savoir s’il existe une sphère publique arabe, un « en-commun », transnational faut-il ajouter, ayant comme horizon hypothétique la possibilité de produire un espace de discussion libéré des carcans étatiques et de leurs entraves (et non de l’État lui-même), et de leurs enjeux et contraintes épistémologiques, puisque l’identification des modalités d’énonciation propres à cette sphère est toujours en cours et est en quelque sorte sous tension[6]. « La sphère publique arabe » n’a suscité d’intérêt scientifique qu’à la suite de l’implantation des stations satellitaires arabes, et en premier lieu d’Al Jazira. Les travaux la précédant portaient sur la sphère publique musulmane et se nourrissaient des reformulations théoriques sur la place et la fonction du religieux dans les sociétés à majorité musulmane, au moment où les islamistes renforçaient plus encore leurs assises sociales et devenaient une force politique montante. Ces travaux visaient plus spécifiquement les usages des médias (anciens et nouveaux) par les islamistes. Cet intérêt était double. Il servait à documenter ces mouvements, mais aussi à les intégrer dans le procès moderne de formation des sphères publiques. Les « médias islamiques », du pamphlet au petit livret vendu sur les trottoirs du Caire et d’ailleurs, des cassettes de prêches aux vidéos échangés sous le manteau, des discussions de rue à celles des mosquées, tous sont considérés comme des moments correspondant à la mise en place irrémédiable d’un nouvel ordre où on ne cessera de revendiquer qui une autre éthique (pour les mouvements prosélytes tel que la Dawa’), qui une autre politique (pour l’islamisme politique). Or, cette « sphère publique musulmane » est d’abord et avant tout « un contre-public » (Hirschkind 2007)[7].

Par la suite, mais aussi en parallèle, la sphère publique arabe est inscrite quasi logiquement dans cet héritage, mais à partir d’un ancrage transnational exogène aux États-nations. Les nouveaux médias, notamment la télévision par satellite et l’Internet, imposent l’usage de « la sphère publique arabe »[8] qui se substitue à « la rue arabe », désormais perçue comme l’expression d’un monde désorganisé et sans voix ni voie. La sphère publique arabe est d’abord vue comme un espace de contestation, le plus à même de critiquer les régimes autoritaires, ou au moins de les désavouer, y compris silencieusement, en restant ouvert à la liberté de ton apportée par les télévisions satellitaires.

Mais, contrairement à la « sphère publique musulmane », qui s’appuie sans conteste sur un mouvement social désormais attesté et reconnu, la sphère publique arabe pose des problèmes conceptuels et politiques très difficilement solubles dans l’effervescence créée par la vitalité irrévérencieuse de l’Internet et des télévisions satellitaires arabes. Pour le dire autrement, bien avant le « printemps arabe », les questions suivantes se posaient déjà : comment des images et des discours venus du ciel peuvent-ils produire un contre-discours qui soit partagé par-delà les frontières nationales ? Celui-ci peut-il faire abstraction d’un support national et, si oui, sur quoi peut-il alors reposer ? En dépit du rôle crucial qu’ils ont historiquement joué dans la formation de la sphère publique, les médias peuvent-ils à eux seuls l’impulser dans des contextes où, il est vrai, la visibilité rendue possible par la critique (Hadj-Moussa 1996) fait entendre de nouvelles voix et secoue l’assurance naguère inébranlable des pouvoirs ? Enfin, peut-on prétendre à l’existence d’une sphère publique transnationale arabe à laquelle font défaut les réseaux d’intercommunication, ces « ponts herméneutiques » (« hermeneutic bridges », Fossum et Schlesinger 2007 : 6) qui relient les institutions et la société civile ?

Un nouveau paradigme pour la sphère publique arabe ?

S’il est vrai que les « ponts herméneutiques » restent à construire, faute d’expériences démocratiques, il faut bien reconnaître que les télévisions satellitaires ont donné lieu à de nouvelles perceptions et à de nouveaux comportements politiques (Seib 2007). Dès lors, faut-il penser la sphère publique arabe dans le cadre d’un nouveau paradigme (et lequel ?), ou l’appréhender à partir du modèle ouvert et « lâche » des « public faibles » (Fraser 2003) ? Reprenant la distinction de Fraser entre la sphère publique « forte » qui est médiatisée par la loi et la sphère publique « faible » à laquelle manque cette médiation, Brunkhorst (2002) la nuance, en refusant de concevoir « la constitution » comme :

[C]ode légal « sec » [ou] une « règle » (law) dans un livre, mais plutôt une loi en pratique. [Un public « faible » n’est pas non plus un public politiquement insignifiant. Il a] une influence morale mais non un accès régulé au pouvoir politique ou administratif. Le pouvoir de l’action communicationnelle du public faible peut [néanmoins] avoir un impact politique profond.

Brunkhorst 2002 : 677[9]

Afin de rendre compte de cet aspect relativement lâche des interactions politiques, une nouvelle manière de concevoir la sphère publique nationale doit être mise en forme, qui consisterait à « dépasser » la contrainte formelle de la démocratie, c’est-à-dire les préalables qui rendent possible l’effectivité des actions provenant ou proposées de l’extérieur du cercle vertueux. Pour rester dans l’aire géographique qui est la nôtre, les travaux historiques d’Eisenstadt (2002) sur l’empire ottoman ou ceux de Dakhlia (1998) en anthropologie historique sur le Maghreb classique de la période qui se situe entre les VIIIe et XIe siècles ont permis de faire connaître des sphères publiques jusque-là ensablées par les travaux sur la sphère publique bourgeoise et libérale, conçue comme le modèle de tous les modèles. Une proposition lapidaire d’Eisenstadt suffit à cadrer ce projet de désensablement : si la société civile présuppose l’existence de la sphère publique, l’inverse n’est pas vrai (Dakhlia 1998 : 141)[10].

Mais alors que la sphère publique se trouve libérée de la clôture normative « bourgeoise », il fallait davantage dégager le terrain afin d’identifier les conditions de possibilité des sphères publiques appartenant aux modernités alternatives, dont celles du monde arabe et musulman. Ainsi, par exemple, Salvatore et Eickelman (2004) suggèrent, en s’inspirant de Dewey, l’idée d’une sphère publique plurielle, pas forcément étanche à l’influence de la sphère privée ou institutionnelle. Hirschkind (2007) propose quant à lui une lecture de la Dawa’ comme un contre-public dont la finalité réside moins dans l’aspiration démocratique que dans une certaine idée de l’éthique et du juste opérée par des formes variées de délibération. En écoutant les cassettes, les sympathisants de la Dawa’ sont appelés à faire montre de réflexivité et développent un répertoire herméneutique dense fondé sur la pratique et l’expérience. Ce faisant, ils construisent un monde riche et parallèle à la sphère publique dominante.

En privilégiant les pratiques de type horizontal ordonnées autour des situations et des significations produites par les acteurs, ces approches permettent de comprendre comment les « pratiques » et les identités produites par les nouveaux médias, notamment par les télévisions satellitaires (et depuis les révolutions arabes, l’Internet) ouvrent sur de nouvelles manières de faire, d’être et de penser le « en-commun ».

De la sphère publique arabe

Éléments de contexte

Depuis la création d’Al Jazira (1996) qui a dérangé de nombreux régimes politiques arabes, et surtout depuis septembre 2001, les télévisions satellitaires arabes sont devenues le point de mire du débat sur la sphère publique arabe. Il serait réducteur d’attribuer à l’ensemble des pays arabes une même histoire médiatique puisque chaque pays a sa propre expérience des télévisions satellitaires[11]. Mais pour résumer aux fins de notre discussion une courte mais dense histoire, on peut distinguer deux grandes périodes : celle où la télévision satellitaire était dominée par les stations européennes (de la moitié des années 1980 à la moitié des années 1900) avec MBC comme seule station arabe, et celle où dominent les télévisions satellitaires arabes. Ce changement a, semble-t-il, facilité la formation d’une « sphère publique (pan-)arabe » qui s’appuie sur « une opinion publique arabe » (El Oifi 2005). Cette sphère serait le résultat de la convergence de plusieurs nouveaux médias tels que l’Internet et la téléphonie cellulaire[12] ; de l’irruption des télévisions satellitaires arabes qui ont réussi à fausser les cartes du contrôle médiatique pratiqué par les États dans leur territoire ; et enfin de l’émergence de grands groupes financiers arabes qui ont créé ces télévisions et les « méga-cités des médias » du Caire et de Dubaï, véritables enclaves néolibérales.

Les sphères publiques nationales ainsi libérées produiraient alors une plus grande distance entre les États et les populations en insufflant une nouvelle force à la critique sociale et politique. Mais comment se fait le passage du national au transnational et quelles sont les caractéristiques de cette « pensée critique partagée » de la sphère publique arabe ? Pour répondre à ces questions, nous examinons les grands axes des débats qui ont porté sur la sphère publique arabe pour la « problématiser »[13] en insistant sur les pratiques et les discours qui l’actualisent.

Au fil des débats

Les débats sur cette sphère continuent à soulever d’importantes questions et confirment la présence de quelque chose d’inédit à l’oeuvre dans la région sans qu’aucune démarche ne parvienne à l’identifier adéquatement. Étant donné l’état relativement rudimentaire des connaissances, empiriques en particulier, sur la question, il est difficile de tracer les contours de la sphère publique arabe et, à notre sens, de comprendre les relations qui existent entre les pratiques des acteurs, les médias et les structures politiques[14].

Autrement dit, comment un « espace public faible » (Brunkhorst 2002) ou un « general public » (Fossum et Schlesinger 2007), qui ne s’appuie pas sur des institutions tels que des parlements, des partis politiques ou des organisations supranationales mais plutôt sur des regroupements civils « lâches », peut-il influer sur les politiques d’un pays ? Plus important encore, comment des médias transnationaux peuvent-ils créer, quasi à eux seuls, un espace public arabe, par définition transnational et comment faire la preuve de leur « influence » ? Enfin (mais sans que cette liste soit exhaustive) peut-on comprendre une sphère publique sans comprendre le « public » qui la sous-tend ?

Mermier, qui adopte une position critique, note que les travaux sur « l’espace public panarabe »[15], le lien entre « public », « opinion publique » et « espace public » est souvent implicite, « se dilatant au gré des capacités du média mais aussi du rayonnement qu’on lui prête » (Mermier 2009 : 76). Selon lui, « les représentations des “effets” des médias en termes de création ou de façonnement de l’espace public [participent] des “effets de théorie” » (ibid. : 77). Mermier s’interroge sur « la communauté de sentiments » supposément produite par les médias panarabes et critique sévèrement les dimensions mobilisées par les tenants de la sphère publique arabe. L’homogénéité créée par la télévision satellitaire est, pour lui, plus que relative. Elle est prise dans la tension qui divise le national et le panarabe, et pas seulement quant à l’usage de la langue, bien loin d’être unifié. C’est une tension qui se rapporte aussi aux rivalités interarabes qui structurent le monde des médias ; ou à l’engouement nationaliste qui accompagne les téléréalités arabes et les programmes musicaux tels que Star Academy et Super Star ; ou, enfin, au surgissement marqué du national dans le monde de l’édition historiquement ouvert sur un lectorat (pan)arabe (ibid. : 79). Cette tension entre les sphères publiques nationales et panarabe ne préfigure pas une sphère publique arabe, encore moins lorsque les médias (comme les télévisions satellitaires) ne possèdent pas de champ autonome mais sont les produits de rivalités interétatiques. Et Mermier de conclure que la « perception » selon laquelle les médias sont producteurs de la sphère publique arabe est :

[E]ncore au niveau de la métaphore du fait que cet espace public virtuel créé par ces nouveaux médias joue à être le simulacre d’espaces communs et accessibles et est censé représenter, comme par procuration, une opinion publique inaccessible et tout aussi virtuelle.

Mermier 2009 : 87-88

En parallèle à la critique de Mermier, qui adopte une position normative de la sphère publique, Hamzah (2005) s’est intéressée à la réception en Égypte et par les grands journaux internationaux de langue arabe de la fatwa émise par un grand mufti saoudien qui condamna les attentats-suicides perpétrés au nom de l’Islam. À la suite d’Habermas, Hamzah pense que la sphère publique n’est pas uniquement un concept normatif mais également « un récit sur l’avènement historique d’un concept normatif » (Hamzah 2005 : 199) inscrit dans une certaine historicité. Il est alors possible d’analyser le débat sur la fatwa comme un de ces moments ou de ces occurrences. Mais, note-t-elle, très rapidement des discontinuités sont apparues. Le cadre du débat a été vite orienté par les religieux d’el Azhar qui ont su s’imposer comme des « experts ». Ce discours spécialisé ne constitue pas en lui-même une entrave à la formation de la sphère publique dans la mesure où il a été approprié et même critiqué par les individus « ordinaires », et qu’il a lui-même puisé dans le répertoire du langage ordinaire, se posant ainsi comme le détenteur du langage commun (ibid.), et dans le même mouvement de l’intérêt public (maslaha amma). Or, il semble que les islamistes auraient été accusés de défendre leur intérêt politique et non l’intérêt public s’ils s’étaient immiscés dans la discussion alors que les laïcs se sont avérés incapables, ou ont refusé, d’engager un débat avec les « religieux institutionnels » et de leur disputer, entre autres, le monopole du langage commun. Hamzah soutient que les débats sur la fatwa indiquent la labilité de la « sphère publique arabe ». De ce partage minimaliste des catégories universelles (ibid. : 200) entre les divers acteurs résulte une sphère publique égyptienne « discrète, au sens mathématique », alors que d’une acception floue et surfaite de « l’opinion publique arabe », émerge une sphère publique panarabe labile qui ne laisse de choix qu’entre l’activisme violent comme expression par excellence de « l’agir communicationnel » arabo-musulman, ou encore la croyance déroutante et inquiétante que celle-ci se constitue depuis Londres et Paris (ibid. : 199).

Alors que pour Hamzah, l’historicité et le « contenu rationnel critique » de la sphère publique arabe (et égyptienne) sont quasi inexistants, d’autres auteurs, en revanche, en défendent l’existence. Pour les besoins de notre discussion, nous n’en sélectionnons que deux, soit parce qu’ils offrent des points de vues inédits, soient parce qu’ils participent pleinement au débat sur la sphère publique et nous interpellent sur certains points.

Commençons par l’inédit. The New Arab Public Sphere[16] d’Ayish (2008) constitue la première tentative théorique où sont associés les concepts provenant du corpus islamique et de la théorie générale de la sphère publique[17]. Ayish tente d’historiciser le concept en reconnaissant les enjeux politiques, économiques et moraux qu’il soulève et discute des conditions de possibilité d’une sphère publique « authentique ». Selon lui, elles exigent que la question des origines du concept de sphère publique soit délocalisée pour permettre sa reconsidération à la lumière des valeurs morales arabes et musulmanes. Ayish remonte aux débats qui ont eu lieu entre les tenants de la Nahda (Renaissance musulmane du XIXe siècle) pour démontrer qu’ils offrent un excellent point de départ. Parce qu’il est difficile de penser la sphère publique sans une perspective politique, il suggère d’utiliser la notion d’« “islamocratie” ou démocratie islamique » (Ayish 2008 : 14)[18] pour théoriser la sphère publique arabe. Il tente de réconcilier la normativité islamique et la démocratie en défendant l’idée selon laquelle l’« islamocratie » est compatible avec les structures et les pratiques démocratiques. L’islamocratie est clé pour la compréhension de « la contribution des médias arabes au développement des sphères publiques nationale et transnationale » (Ayish 2008 : 17)[19]. Selon lui, les travaux d’auteurs tels que Habermas, Dewey ou Anderson se conjuguent avec non seulement ceux des penseurs arabes et musulmans mais aussi avec la « normativité » autochtone, arabe et musulmane. Son approche est, dans ce sens, davantage normative et explicative que descriptive.

Lynch, notre deuxième exemple, relève le défi de la démonstration. Dans son ouvrage Voices of the New Arab Public…, Lynch (2005) défend l’existence de la sphère publique arabe et décrit les changements qui se sont produits dans les sociétés du Moyen Orient à la suite de l’adoption massive des télévisions satellitaires arabes. Dans le chapitre « The Structural Transformation of the Arab Public Sphere », il retrace leur impact sur la vie politique dans cette région. Selon lui, si l’on admet que la sphère publique ne se réduit ni aux médias ni aux arguments qui y sont développés, il apparaît que les nouveaux médias aient réussi toute de même à produire des « effets » importants sur leurs publics. En effet, alors que dans les pays démocratiques sont suspectés de détourner les masses de la critique, les nouveaux médias dans les pays de la région l’ont encouragée, voire suscitée. Cette nouvelle posture critique et généralisée donne aux « publics arabes » davantage de possibilités de construire leurs propres visions du monde.

Lynch retient comme critères la reconnaissance et l’affirmation de l’identité et de la langue arabes comme dimensions centrales. Ce point a été critiqué par Mermier qui lui reproche de ne pas tenir compte, dans de nombreux cas, de l’importance de l’usage des langues vernaculaires dans ces nouveaux médias. En revanche, Lynch rappelle, à la suite des propositions de Warner (2002b) et de Bohman (1998, 2004), que les médias arabes ont créé « an Arab public » (dans le sens de public et non « d’audience ») non seulement parce que ces médias s’adressent à lui comme le public, mais aussi parce qu’à son tour il se reconnaît comme leur « public »[20] qui, ce faisant, s’autodéfinit en se distinguant des autres publics par ses propres modes d’interaction et son bien commun. À ces critères s’ajoute celui de la réflexivité, dont Lynch cite un très grand nombre d’exemples tirés essentiellement de l’expérience d’Al Jazira. La réflexivité indique que cette station produit le public arabe, lequel à son tour en devient le critique. De ce fait, il est un public en devenir et non un public déjà constitué.

Or, bien que la démarche de Lynch inclue le conflit, elle se singularise parce que les télévisions satellitaires n’y sont pas considérées, contrairement à d’autres cas historiques, comme un lieu d’affrontements entre groupes (élites, classes populaires, femmes, etc.). Elles médiatisent plutôt les débats qu’elles ont elles-mêmes produits ou qu’elles désignent comme valides pour la discussion en les actualisant, de surcroît, grâce à une audience atomisée ou à des individus-experts, les deux étant supposés « représenter » une certaine « opinion publique », sans qu’il soit possible d’en préciser les contours ni de fédérer les groupes qui la constituent – la seule exception notoire étant les islamistes.

Même s’il est vrai que les télévisions satellitaires influencent les débats qui concernent la région, on doit se demander si elles en déterminent les enjeux et si elles rendent effective « l’opinion publique arabe ». Le panarabisme célébré par le Nassérisme et le baathisme et relayé par le fameux programme radiophonique « La voix des Arabes » (Saouet el arab) n’a-t-il pas produit lui aussi « une communauté de sentiments », bien avant l’adoption des télévisions satellitaires arabes ? Se serait-il pour autant transformé en « panarabisme satellitaire », selon la formule enthousiaste de Lamloum (2004) ? On le sait, le monde arabe n’a pas attendu ces télévisions pour affirmer son arabité (multiple, faut-il ajouter). Mais il est tout aussi vrai que l’accessibilité croissante à ces télévisions, en particulier au tournant des années 1990, la diffusion massive des programmes en langue arabe sur des sujets relatifs au monde arabe ont rendu les téléspectateurs de plus en plus sensibles « aux questions arabes ». Mais cette transformation, qui s’accompagne elle-même d’une série de changements à la fois géopolitiques (chute du mur de Berlin), idéologiques, politiques (déploiement et propagation de l’islamisme politique), et économiques (mesures néolibérales des années 1980 et leurs conséquences), s’est imposée parce qu’elle a trouvé un terrain déjà préparé au niveau national au Maghreb. Pour ne prendre qu’un exemple de ces enjeux, à savoir la question palestinienne : Alger était dans les années 1970 un point de chute important pour l’OLP et la proclamation d’un État indépendant s’est faite depuis cette ville. Une émission quotidienne sur la Palestine était diffusée par la radio algérienne de langue arabe. Et Tunis a hébergé de 1982 à 1994 le bureau national de l’OLP. Cette transformation a ainsi davantage aiguisé la critique et a rassemblé les « publics » autour d’enjeux communs. De plus, la propriété du médium télévisuel est un élément central, puisque les images diffusées en direct ont des « effets » de preuve indéniable que les régimes politiques peinent à censurer. La répression ne réussit que rarement à juguler la déferlante des images et les réactions qu’elles suscitent. Les images des protestations populaires, qu’elles proviennent de Redeyef/Gafsa (2008, Tunisie), de Sidi-Ifni (2008, Maroc), de Diar El Shams (2009, Alger), ou du mouvement Kefeyah (2003, Égypte) ont dépassé les frontières. De plus, que les actions collectives aient été souvent écrasées dans l’oeuf n’implique nullement l’absence d’une « dissidence » tranquille mais affirmée, laquelle peut être rapprochée de « l’empiètement silencieux » opéré par les pauvres et conceptualisé par A. Bayat (1997, 2010).

Sphère publique arabe : visions Maghrébines

Nous nous proposons dans cette partie d’examiner la sphère publique arabe telle que le contexte maghrébin la donne à voir, et ce, à partir de notre propre conception de la sphère publique. Bien évidemment, il serait présomptueux de prétendre construire des séries causales entre les manières de regarder la télévision et les manières dont se fait la critique et se forme l’idée du bien commun. Regarder la télévision ne peut être associé à une réunion d’activistes politiques, ni ne débouche toujours sur une activité de cette nature.

Outre le débat sur les critères de ce qui crée la vision d’un monde partagé et ses modalités de concrétisation encore à développer (présence ou pas d’instances de médiation, d’une société civile forte, d’intermédiation et de relais sociaux divers, etc.), la prise en compte du « substrat social » (François et Neveu 1999) de la sphère publique aide, selon nous, à mieux comprendre les capacités expressives de celle-ci. En intégrant, par exemple, des entités négligées telles que la famille, la maison, la mosquée, le quartier, etc., on rend possible la critique de la normativité qui définit la conception canonique de cette sphère. Ces entités médiatisent elles aussi les vertus civiques et infléchissent considérablement la publicité qui en résulte. Cela est d’autant plus vrai que la contestation dans les pays arabes émerge aussi de l’espace privé[21].

Le « substrat social » peut aussi conçu comme un univers imaginaire partagé facilité par les télévisions satellitaires arabes qui sont, de fait, elles-mêmes un événement : pour la première fois les Arabes se sont approprié des images d’eux-mêmes. Il s’agit d’un réel basculement[22] : ils parlent d’eux-mêmes. Cependant, l’arabité est plurielle, quoiqu’elle repose sur un imaginaire dans lequel la Palestine – « l’épine dans le talon du monde arabe », selon les mots d’un participant – et à présent l’Irak sont des référents importants et incontournables. En effet, si ces télévisions ne constituent pas à elles seules la sphère publique arabe, elles peuvent participer à rendre plus visibles ses enjeux, et à susciter des pratiques nouvelles dont les effets ont un certain impact sur les modalités publiques de discussion, sur les manières d’être soi et de rendre les autorités redevables de ce qu’elles font.

Pour donner un exemple de ce changement, nous nous appuyons sur une série de recherches de terrain que nous avons réalisées au Maroc, en Algérie et en Tunisie (1994-2007) sur la télévision par satellite, ses usages et ses liens avec les sphères publiques nationales. Comme on l’a indiqué, les téléspectateurs maghrébins n’avaient accès au début des années 1990, à l’exception de quelques stations françaises, qu’à la seule station arabe MBC, diffusée depuis Londres. Au milieu de la même décennie, plusieurs télévisions satellitaires arabes ont fait leur apparition. Outre « l’enchantement politique » qu’elles ont produit, leur arrivée a conforté un certain nombre de comportements chez les spectateurs maghrébins. En effet, leur popularité repose sur le respect de la vision collective et familiale, même si parfois les images qu’elles diffusent sont totalement contradictoires eu regard aux contraintes liées à cette vision (des clips extrêmement suggestifs, par exemple). La contrainte du voir s’opère à partir de modalités variées et complexes qui touchent à la fois aux rapports au corps et à la sexualité, aux rapports de genre et de générations et, également, à la labilité, voire l’ambiguïté, qui caractérise les modes d’apparaître au regard de soi et des autres. Regarder la télévision n’est presque jamais en soi une affaire individuelle ou affaire « privée », car il se crée un effet de double reconnaissance entre les télévisions arabes et les Maghrébins : d’une part, celles-ci « reconnaissent » ce « public » et ce dernier les reconnaît ; d’autre part, c’est parce qu’il est reconnu pour ce qu’il est qu’il les reconnaît et les identifie comme lui appartenant[23], ainsi que le signifie clairement et a contrario l’expression « les télévisions étrangères », utilisée par les participants pour désigner les télévisions autres qu’arabes (l’adjectif ne qualifie jamais les télévisions arabes).

Cette double reconnaissance problématise la division entre les sphères privée et publique. Le substrat social ne peut être dissocié de la culture politique dans la mesure où il donne au « public » un caractère spécifique qu’on peut résumer grossièrement par arabité(s) et/ou islamité(s). Celles-ci mobilisent de nombreux registres, d’ordres politique et subjectif, tantôt ancrés dans les États-nations et tantôt déliés d’eux, mais qui sont perméables les uns aux autres.

Projections thématiques

Les raisons qui incitent les spectateurs maghrébins à regarder les chaînes arabes sont multiples : elles sont à la fois endogènes et exogènes. Alors que la politique semble retenir l’attention des chercheurs, d’autres éléments devraient être considérés parce qu’ils sont contingents à la contrainte morale du voir et qu’ils sont « visibles » et audibles.

Dans certains thèmes comme la liberté d’expression, la justice sociale, la religion, la Palestine et l’Irak, l’effet de reconnaissance entre les Maghrébins et les télévisions arabes se concentre sur le plan politique ; mais il s’en dissocie dans celui des « cultures nationales »[24]. À la suite de la première guerre du Golfe, mais surtout du 11 septembre 2001, le centre de gravité des spectateurs maghrébins s’est déplacé vers le Moyen-Orient sans que la référence à la « France », jusqu’alors dominante, ne disparaisse complètement. Par la suite, Al Jazira a été l’initiatrice à l’échelle régionale d’émissions d’affaires publiques qui ont sans aucun doute désenclavé la culture du secret très puissante dans cette région du monde. Mais au-delà des débats politiques qu’elle a suscités et qui attirent un très grand public, Al Jazira est aimée pour le direct, puisqu’elle est vue comme une chaîne documentaire qui ne « cache rien ». Les spectateurs, bien entendu, ne peuvent pas toujours soutenir l’image répétée « des massacres des Palestiniens », « nos frères », mais c’est le direct qui confère à Al Jazira de la crédibilité et donne au public le sentiment d’être « bien informé ». En plus d’être une chaîne arabe, elle est considérée comme une « chaîne mondiale » qui a à coeur « les problèmes des peuples [arabes] ». Elle « ne ferait pas, dit un participant, ce qu’a fait El Arabia[25] qui a passé la propagande de Hosni Moubarak » (le président Égyptien). De plus, elle consacre des émissions aux pays du Maghreb, car comme les Algériens qui étaient très curieux de voir la manière dont les télévisions françaises rapportaient la guerre civile des années 1900 dans leur pays, les Maghrébins sont curieux de voir comment les télévisions arabes les voient et les mettent en scène. C’est dire que l’arabité dont ils se réclament ne se dilue pas dans une catégorie générale. Les télévisions panarabes reçoivent davantage d’adhésion, car leurs programmes, comme nous l’ont répété les participants à cette recherche, « surpassent en diversité les chaînes occidentales » qui « mentent souvent sur le monde arabe » et servent les intérêts de « l’impérialisme américain », comme ils dépassent en profondeur et connaissance les télévisions nationales. Si la « communauté de sentiments » est contingente parce que sa distribution relève d’une multitude de niveaux, elle est extrêmement forte lorsqu’il s’agit de se définir par rapport à l’autre – lire : l’Occident, et en premier lieu les États-Unis.

Notre propre démarche ne peut apporter que des témoignages isolés liés à des contestations de rue particulières, comme celles contre la deuxième guerre en Irak, le massacre de Jénine (2002), la deuxième Intifada en Palestine ou même celles qui ont suivi les attentats de septembre 2001. En revanche, ce qui nous paraît militer pour une certaine communauté interprétative pourrait être retracé à partir d’événements internationaux marquants ou illustré par l’attraction qu’exercent les télévisions religieuses arabes, comme Al Manar, Ikra, el Madjd, sur les spectateurs maghrébins. Lorsqu’on considère ces événements, comme par exemple la guerre contre l’Irak (2003), on constate qu’ils mobilisent les mêmes référents. Au Maroc, pays du Maghreb où les manifestations de rue ont été les plus significatives, les arguments utilisés par les participants à la recherche s’ordonnent autour, d’une part, d’un axe « global » qui oppose « l’Occident » aux « pays arabes/musulmans », et, d’autre part, d’un axe « local »/national qui oppose les « gouvernements » aux « peuples ». Faisant suite aux images sanglantes diffusées notamment par Al Jazira, et bien que dirigées contre les USA et la Grande Bretagne, les manifestations contaminent l’espace national et parasitent la relation des gouvernants à leur peuple. Une jeune marocaine de 16 ans qui a participé à la manifestation de Rabat dit clairement que « [n]ous étions contre, nous voulions montrer au gouvernement que nous étions contre l’attaque. Cette fois, il lui fallait nous entendre », faisant implicitement allusion à la première guerre du Golfe qui avait reçu le soutien des autorités marocaines.

Cette transitivité entre la sphère publique et la télévision n’est pas toujours avérée et elle est même très difficile à élaborer dans la mesure où les actes quotidiens sont diffractés. Or, il est possible de trouver des « lieux de convergence interprétative », parfois actée, si on s’attache à regarder de plus près les relations que les téléspectateurs entretiennent, par exemple, avec les chaînes religieuses.

Une professeure marocaine, interrogée en 2003, notait qu’en l’espace d’une année, un nombre élevé de ses étudiantes s’était voilé. Nous l’avons nous-même constaté dans le cas de la Tunisie, malgré l’interdiction officielle pour les femmes de porter le hijab dans les administrations et les écoles. Le fait est que de plus en plus de spectateurs hommes, mais surtout femmes, regardent les chaînes et les émissions religieuses, que ce soit à la télévision ou dans des enregistrements vidéo, dans le cas de ceux et de celles qui n’ont pas d’antenne parabolique. Ce nouveau phénomène est similaire à celui de la propagation de la culture islamique par les vieux médias constaté par Hirschkind (2007) dans le cas égyptien. Ce qui est intéressant est que souvent, à côté du prosélytisme affiché de certaines émissions, à l’instar de celle d’Amr Khaled, le chantre de l’islam décontracté et moderne, les émissions religieuses initient les spectateurs à l’islam et leur donnent l’assurance d’appartenir à une communauté de destin qui ne s’arrête d’ailleurs pas au monde arabe. De plus en plus de nouvelles pratiques se font jour et changent la géographie des sphères publiques nationales. Par exemple, il est devenu pratique courante depuis l’avènement de l’islam politique au Maghreb (il y a approximativement une vingtaine d’années) que les hommes et, dans une moindre mesure, les femmes, se rassemblent à la mosquée après la rupture du jeûne pour réciter le Coran (tarawih). Or, depuis le milieu des années 2000, avec le succès croissant des chaînes religieuses, de plus en plus de personnes se rassemblent en groupes, en famille ou entre amis dans les maisons pour assister en direct aux tarawih diffusés par trois stations d’Arabie Saoudite. Ses rassemblements ne m’ont jamais été mentionnés, surtout lorsque la famille manquait de justifications. En Tunisie, il a fallu plusieurs rencontres pour que la personne qui me servait « d’intermédiaire » m’annonce qu’elle se réunit avec des amis lors des tarawih. Les récitations sont non seulement écoutées mais aussi discutées et comparées à celles menées par l’imam local. Ce redéploiement dans l’espace domestique qu’autorisent les tarawih télévisuels s’apparente à l’événement cérémoniel transmis par la télévision et a pour effet de transformer « l’espace privé du foyer et [à faire] de celui-ci le site d’une expérience sociale, puis collective » (Dayan et Katz 1996 : 146). Les personnes qui choisissent les tarawih télévisuels circulent aussi de l’espace de la maison à celui de la mosquée, et utilisent un moyen de communication moderne au lieu de la mosquée, sans que celle-ci soit pour autant mise en cause ou rejetée. Ils affirment ainsi (parfois à leur insu) leur islamité (et arabité) transnationale.

On croirait à tort qu’il s’agit là de la réinstallation du lien tribal. Au contraire les tarawih télévisuels activent le lien universel souhaité par le Coran et cimentent, même virtuellement, l’ensemble de la communauté des croyants. Certains y verront peut-être l’émergence de la sphère publique musulmane (Bowen 2004). La vision d’une émission politique d’el Djazira, par exemple, et celle des tarawih ne s’excluent pas. Elles produisent un « mélange » sur lequel s’adosse la nouvelle sphère publique arabe. Les tarawih sont diffusés directement de la Mecque et ont une charge symbolique qui transcende la Realpolitik. Néanmoins, leur diffusion de ce lieu sacré ne signifie pas le cautionnement des gouvernants des pays transmetteurs, bien au contraire ! Elle injecte une dose d’appartenance à l’Umma arabe et islamique et rend les spectateurs réceptifs aux discours plus politiques, ou plus politiquement chargés. Ainsi, il y a quelques années à peine, malgré la révolution iranienne, la dimension religieuse du chiisme était peu connue, voire inconnue au Maghreb. Par exemple, les Algériens rencontrés au tout début de notre recherche rejetaient l’Iran qu’ils assimilaient à l’islamisme radical. Pour eux, le mariage temporaire que les bandes islamistes algériennes pratiquaient pour camoufler les rapts et les viols des femmes étaient une « pratique iranienne », chiite et hétérodoxe, qui dérogeait aux préceptes de l’islam sunnite pratiqué en Algérie. À présent, bien qu’il ne soit pas nécessairement compris et maîtrisé au Maghreb, le chiisme figure parmi les composantes essentielles de l’islam, en particulier parce qu’il représente à la fois la résistance « arabo-musulmane » face aux États-Unis et à Israël, et une source de multiplicité cultuelle et spirituelle.

Par exemple moi, je suis né en Tunisie et je suis musulman […] mais je ne savais rien sur le chiisme…c’était un peu flou pour moi, vague. J’avais même des préjugés contre les chiites. Maintenant, c’est clair pour moi grâce aux chaînes chiites telles qu’el-Manar…

Rachid, Tunisie, 33 ans

L’arabité et l’islamité, avec les nuances qu’elles comportent, nous renseignent ainsi sur la globalisation des médias dans cette partie du monde, sur l’émergence de nouvelles formes de publicisation et d’arènes publiques, sur les modes d’expression locale du politique et leurs liens avec les enjeux sociaux régionaux.

Conclusion

Les débats sur la sphère publique (pan)arabe ne peuvent pas faire l’impasse sur ses niveaux de complexité. Les révolutions arabes ont-elles montré de facto qu’elle existe bel et bien, comme le prétendre certains ? Cela reste à démontrer, sans compter que la description au présent de l’actualité des « e-révolutions » obscurcit plus qu’elle n’éclaire ce qui les a précédé. Si l’irruption des révolutions a été fulgurante, elle ne doit pas faire table rase de l’obstination collective et des résistances individuelles qui ont « pris du/leur temps » et qui se sont aussi nourries de l’apport des télévisions satellitaires. Des personnes ont été menacées de mort, et d’autres ont défié[26] cette sphère publique parce qu’elles regardaient la télévision par satellite et que la regarder était (est aujourd’hui encore pour la majorité) une source d’ouverture extraordinaire sur le monde. Cependant, la sphère publique panarabe n’existe pas seulement par la seule vertu de la présence des télévisions : elle existe parce que des pratiques nouvelles la rendent possible. Il est clair que si l’on retient principalement les critères institutionnels, il est difficile de prétendre à son existence. En revanche, si on prend acte des expériences quotidiennes et des représentations auxquelles elles donnent lieu, on en comprend mieux l’imaginaire et on entrevoit la possibilité d’une communauté interprétative ainsi que la modernité alternative à laquelle elle renvoie.