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La santé mentale des peuples colonisés est un domaine de recherche inquiétant. La psychiatrie coloniale a en effet largement contribué à instituer un savoir nosographique appliqué, entre autres, à la sélection des « bons » étrangers – dociles et travailleurs – en naturalisant les différences. Le développement des Aboriginal (ou indigenous) health studies ne peut donc que susciter un mouvement immédiat de suspicion.
Dirigé par deux spécialistes reconnus de la psychiatrie transculturelle de l’école de McGill (Montréal, Canada), ce volume collectif n’est pourtant pas un manuel de plus. Il a justement pour objectif d’offrir pour la première fois un débat critique sur la place de l’histoire et de la violence politique dans la production sociale des inégalités de santé mentale des peuples colonisés. Le terme « aborigène » recouvre ici les aborigènes, indiens, indigènes et natifs du Canada (chap. 1), États-Unis, Australie et Nouvelle-Zélande (chap. 2). Même si le volume ne cesse de critiquer le risque d’essentialiser et de stigmatiser la différence – l’« aboriginality » dans les recherches en santé mentale notamment (chap. 3 et 16) – le lecteur a tout de même le sentiment que se trouve d’une certaine manière reconduit, mais positivement inversé, le « grand partage ». Les aborigènes, désormais force politique, deviennent soudainement dignes d’intérêt.
Le volume s’organise en quatre grandes parties réunissant chacune quatre à cinq articles de synthèse très bien documentés. Les données épidémiologiques sont historiquement ou ethnographiquement contextualisées, et la grande histoire côtoie les récits de vie. Au-delà de la dimension psychiatrique à strictement parler, les questions de « santé mentale » recouvrent principalement les situations de « souffrance sociale », c’est-à-dire les conséquences sanitaires (suicides, alcoolisme, chap. 8 et 9) des mauvaises conditions sociales (pauvreté et précarité) et des violences politiques (acculturation forcée, sédentarisation, chap. 5 et 6).
En complément à cette partie, il est également rappelé que tous les indiens ne sont pas également frappés par cette histoire politique (l’inégalité intra-communautaire est également évoquée, p. 21), qu’il existe donc une « résilience » (troisième partie). Parmi les facteurs de protection, on trouve la « continuité culturelle » qui valorise principalement le pouvoir de guérison de la « tradition » (voir aussi le chap. 15). Les professionnels de la médecine, dont la science « individualise » ou « psychologise » le trouble, sont invités à mieux prendre en considération les conceptions indigènes de la santé mentale. Le chapitre 13, par exemple, développe longuement l’« ecocentric self » des Inuit. De même, concernant l’efficacité des pratiques traditionnelles, il est rappelé l’universalité du mécanisme de l’efficacité symbolique (au niveau donc de la « forme ») en dépit de sa variabilité ou de sa couleur locale (le « contenu »).
Critiquer l’impact sur la santé mentale des grandes transformations sociales (de l’urbanisation à l’industrialisation, en passant par l’individualisation et la colonisation) est une vieille thématique sociologique. Mais elle a souvent eu une visée conservatrice, dans laquelle on valorise les hiérarchies traditionnelles et la « chaleur » de la communauté contre la société des individus, considérée comme froide et destructrice. Or, si la santé mentale traduit avant tout un problème d’économie politique, il faut aller encore plus loin dans la critique : on ne comprend pas pourquoi les auteurs n’en tirent pas radicalement comme conclusion que le langage même de la santé mentale et du « bien-être » – vieille lune utilitariste – que les politiques de santé mentale « positives » font miroiter aux citoyens « vulnérables » ne constitue rien d’autre que le nouvel horizon moral aujourd’hui proposé par les politiques néolibérales, qui relèguent, croit-on, la quête d’émancipation aux oubliettes de l’Histoire. À défaut, on propose donc de « restaurer » la tradition. Même recréée ou ré-enchantée cependant, qu’y gagne-t-on réellement en fin de compte ?