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Les séjours de recherche anthropologique qui m’ont fait vivre au cours de quatre décennies une expérience pluriculturelle en République démocratique du Congo ou dans d’autres pays d’Afrique, ainsi que ceux dans ma société flamande d’origine en Belgique ont nourri mon attention compatissante pour les personnes affligées ainsi que pour les processus de formation des afflictions et des conflits, de même que pour les pratiques de guérison et de pacification. Aussi n’ai-je cessé d’affiner écoute et réflexion relative à ce qui cloche dans la communication explicite, voire à ce qui s’y impose ou s’en dérobe. Mon attention s’est particulièrement tournée vers les couches du refoulé, de l’impensé, de l’indicible ou du point mort de la langue. Il s’agit notamment de ce point d’ombre – du « non-signifiantisable », pour employer le terme de Lacan (2004 [1962-63] : 204)[1] – quand la vie chute dans la mort, ou la raison dans la passion, ou encore quand l’altérité vient recouvrir le reconnaissable dans la rencontre intersubjective et interculturelle. Je pense à ce quelque chose auquel on fait allusion, ou qui est vaguement ressenti sans être proprement cernable, et qui sert de support à des attentes, des équivoques, des lapsus, du virtuel ou de l’excessif, ou encore qui chagrine le sujet du fait qu’il est négatif, manquant, irreprésentable, non caractérisable ou impensé-dans-la-pensée. Ce quelque chose apparaît donc comme caché, voire refoulé au fond de la mémoire et en deçà du dicible – ce que Lacan nommait le réel.

Après coup, j’ai reconnu cette disposition acquise plus jeune qui me poussait à capter lors des rencontres dans mon milieu non seulement les allusions inquiétantes aux deux guerres subies par mes parents, mais aussi les traces d’angoisse, les regrets et les frissons de jouissance en référence à des zones obscures, des impasses ou des secrets dans la génération de mes grands-parents, ou en remontant plus loin encore. Cela me permit de développer un sens aigu afin de capter « ce qui de la parole de l’être échappe au sujet de la représentation » (Lacadée 2007 : 97). S’y profilait une disposition transmise dans la famille et la société locale visant tout naturellement à enregistrer sans trop le dire le négatif et la souffrance, ainsi que l’ordre inhérent à la nature et la propension des choses dans l’alternance des saisons ou la succession des générations. Voilà une disposition attentive à un certain ordre du monde en partie réglé par des indicibles ou par ce qui forme un penchant en deçà du dire – touchant notamment à l’ordre du réel et de la jouissance toxique, au sens lacanien.

L’anthropologue, participant avec empathie à la vie du groupe-hôte, cherche à occuper simultanément les positions de l’Autre culturel et du chercheur réflexif. L’objet de la présente étude est de tenter de faire revivre en écho mes sentiments et les modes d’intercorporéité et d’intersubjectivité au temps de ma jeunesse, ainsi que mon rapport à l’affliction. Je m’interrogerai sur la rencontre entre héritage et devenir dans le champ interculturel au Congo où je m’étais engagé à partir de 1965, rencontre qui a probablement fait naître le désir de devenir anthropologue et, dans un même mouvement, de m’intéresser durablement à la rencontre pluri- et interculturelle focalisée sur le trauma et la maladie, la pacification et la thérapie. M’interrogeant dans la perspective matrixielle post-lacanienne de Bracha Ettinger (2006), l’idée est de déterminer ce qui m’a conduit à ce type de rencontre impliquant un dépaysement intérieur où anthropologue et hôtes explorent des liens-de-bord interculturels, c’est-à-dire une manière d’être englobés dans des champs « de com-passion, de co-résonance et de co-responsabilité ». M’inspirant ainsi de Jeanne Favret-Saada (2009), je m’interroge sur la co-affectation réciproque dans cette rencontre.

Concrètement, on partira ici d’une approche phénoménologique – dans la ligne de Merleau-Ponty (1964) – de l’être-au-monde intercorporel et intersubjectif en jeu dans le paysage d’altérisation socioculturelle à la façon belge, telle que vécue dans l’enfance : cette dynamique aliénante en jeu dans les rapports transférentiels à peine conscients au sein de ma société flamandophone paysanne d’origine, en butte à une bourgeoisie francophone. Dans l’analyse de ce paysage d’aliénation socioculturelle exogène, l’attention ne se focalise que sur les traces de mémoire involontaire de mon enfance et sur l’histoire largement inexprimée de ma famille qui a beaucoup souffert du fait des deux guerres. L’étude du roman familial se double d’une attention psychanalytique portée à la transmission subreptice du trauma des guerres, instillant au-dedans de nous une extimité ou une altérisation psychique imaginaire.

En second lieu, il s’agit ici d’étudier la façon dont l’inscription de ma famille dans l’histoire traumatique flamande a à son tour profondément teinté mon sentiment postcolonial d’être en dette vis-à-vis des Congolais – colonisés jusqu’en 1960 par mon État-nation belge d’origine. C’est là que vient puiser mon engagement coresponsable et sensible aux couches d’irreprésentable et d’opacité, m’incitant à repenser le traumatisme colonial en tant d’anthropologue travaillant dans, et sur, le Congo.

Pour le dire autrement, il s’agit d’une transaction de co-affectation entre anthropologue et groupe-hôte qui marque le sujet comme corps ou plutôt « chair » (Merleau-Ponty 1964) « à jouir » (au sens lacanien), y imprégnant ou révélant une trace inarticulable. Cette transaction n’entre donc pas dans la structure du langage partagé mais saisit les corps des participants, les entraînant dans une complicité inavouée comme objets et moyens imaginaires de jouissance toxique et se soustrayant au sens. Pareille transaction entre groupe-hôte et anthropologue finit par mobiliser aussi des pointes signifiantes à articuler par une herméneutique de type phénoménologique. Celle-ci cherche un langage temporaire commun, quelque peu en deçà des discours convenus, pour exprimer par le biais de métaphores la substance jouissante d’un dire qui rassemble, bouleverse, enchante, maudit, attriste, enrage, purifie, ou guérit.

Le retour intergénérationnel du refoulé des guerres

C’est à partir de l’âge de douze ou treize ans qu’à travers les récits familiaux et populaires j’ai commencé à sentir le chagrin d’une certaine Belgique et ses lignes de fracture dans un passé collectif pesant. J’ai été témoin dans l’après-guerre de l’effort de mes parents pour combattre l’habitus mélancolique de retrait dans l’immobilité dépressive et le regret morbide. Ils s’en défendaient en initiant pour eux-mêmes et leur réseau le passage vers de véritables entreprises agricoles modernes. Notre ferme était située à la frontière française, à une dizaine de kilomètres à peine de la mer du Nord et autant jusqu’au front de guerre de l’Yser. Dans le roman familial, la frontière et les autres espaces d’entre-deux culturels marquent l’affrontement vécu par mes parents dans leur enfance, et dont ils nous ont transmis la mémoire, entre la langue flamande parlée à la maison et la langue française colonisatrice de l’école secondaire, de l’armée, de l’administration, mais surtout des milieux nantis et bourgeois. Cette région natale, en outre, évoque les traumas familiaux des guerres de 1914-1918 et de 1940-1944. Une partie de mes oncles et grands-oncles sont morts sur le champ de bataille soit de la Première, soit de la Seconde Guerre mondiale, ou en sont sortis amoindris à vie par le gaz moutarde de l’armée allemande.

La langue maternelle altérisée par la langue de l’État : un regard autobiographique

Dans les réseaux de mes parents, j’ai entendu de multiples récits au sujet des militants « noirs »[2] qui, pendant l’entre-deux-guerres et l’occupation de 1940-1944, s’étaient mobilisés pour obtenir de la part des « frères allemands » ce que le gouvernement belge francophone en place leur avait refusé. Ces récits éveillaient chez notre génération, née pendant ou au lendemain de la Seconde Guerre, une culpabilité masochiste face à notre demande d’information sur celle-ci et à notre aspiration de réhabilitation du peuple flamand.

Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière (2006) se sont penchés en psychothérapeutes sur les rêves et les souvenirs cristallisés autour des traumas de guerre chez des patients du nord de la France. Ils montrent que plus ces événements traumatiques collectifs sont réprimés dans le discours public, et plus cet indicible se marque inévitablement d’un retour intergénérationnel. Cet indicible finit par transparaître dans des fantasmes perçant soit au travers de fascinations oppressantes, de soupçons, de refus ou de crises de mélancolie, soit au travers d’élans d’idéalisme ou de certaines illusions. D’un côté, durant ma jeunesse, au cours des années 1950-1960, tout idéalisme ou activisme de type communautaire, tel que la participation à un mouvement de jeunesse, ainsi que notre soutien de la langue flamande du peuple, étaient aux yeux d’une certaine société locale (conservatrice) entachés de soupçon et rejetés comme « belles paroles ». Mais de l’autre côté – alors que la mémoire de la Première Guerre nourrissait une image de soi qui, dans le peuple flamand, créait une plate-forme communautaire de narration et une intersubjectivité de dignité et de renouveau – les traces de mémoire de la Seconde Guerre ne cessaient jusqu’aux années 1960 de légitimer des clivages. Ceux-ci entraînaient le tabou d’entrer en contact avec des souvenirs de guerre en quelque sorte « ob-scènes », hors scène, dépourvus de clefs d’interprétation consensuelle hormis le rejet, la honte, la colère, voire le point mort du dire. Des bribes de récits, vite noyées dans un silence pesant et gêné, nous faisaient deviner comment l’issue de la guerre de 1940-1944, et la répression qui s’était déchaînée au cours des années suivantes, ne cessaient de noyer cet idéalisme communautaire flamingant, erroné, en laissant le peuple flamand profondément blessé, divisé et désabusé, face à un tabou du dire. Dans les années 1950-1960, la société établie nous invitait à rompre nos attaches avec cette culture flamande autant glorifiée que suspecte. Elle nous conviait à nous ouvrir à de nouveaux horizons pluralistes et économiquement réalistes, tels que le projet du Marché commun en Europe et l’action visant le développement de l’Afrique nouvellement indépendante.

L’indicible chagrin de la guerre, inversé en un désir partagé de « faire de son mieux dans la vie »

Telle que je l’ai vécue enfant, la langue flamande est celle que des stéréotypes bourgeois, manipulés aux fins d’une altérisation socioculturelle, associaient trop aisément aux « petites gens d’en bas ». À la génération de mes parents, ces petites gens de classe paysanne et ouvrière étaient dépeintes par la société bourgeoise au travers de ce qu’elles n’étaient pas : elles se voyaient rejetées comme trop taciturnes et renfermées en elles-mêmes, voire méfiantes ou froides face aux inconnus ou aux nouveaux venus. De plus, la classe bourgeoise les caractérisait comme n’ayant d’autre positionnement dans le monde que l’âpre travail de leurs fermes ou de leurs lopins de terre, et ne sachant pas comment s’extraire des angoisses, rancunes et divisions résultant des deux guerres.

En contraste, je sentais pendant ma jeunesse, au cours des années 1950, combien l’attachement intercorporel et intersubjectif à la langue flamande et au terroir représentait un potentiel endogène vital, bien qu’occulté, infériorisé et altérisé par une bourgeoisie locale particulièrement individualiste et séduite par la culture française de la Raison et de « la distinction ». En effet, le peuple ne cessait d’exhumer cet attachement dans des pièces de théâtre, dans une vie associative aux multiples facettes et dans des mouvements de jeunesse auxquels la communauté redonnait quelque confiance. C’est cet attachement qui, en outre, était célébré avec liesse lors des fêtes familiales et des kermesses communales.

Mes parents et leur réseau ont cherché à métaboliser leurs souvenirs de l’horreur des deux guerres ainsi que leur lutte contre les crises de mélancolie par ladite vertu du silence ou du non-dire, en se soustrayant à la représentation, bien que baignant dans un certain fatalisme. Ou encore, ils cherchaient à se libérer de cette horreur en prévenant tout ce qui pouvait les envahir comme polluant, creux ou étalage stérile. Ils réussissaient à ne pas amputer pour autant leur désir vital, et ce, en ne le portant surtout pas sur ce que la bourgeoisie visait comme désirable. À cela s’ajoutait leur méfiance invétérée envers toute instance au pouvoir et envers les « belles paroles », appréhendées comme creuses, des curés et des fonctionnaires. Ceux-ci étaient aisément suspectés de sympathiser avec le politique, que par définition mes parents et leurs réseaux associaient à l’usurpateur. Le point mort du dire bloqué par l’immonde et l’apparence creuse, ils le compensaient par l’intime joie qu’ils éprouvaient au cours des multiples randonnées festives en famille. Tout en bordant ce point mort et décollant le sujet de cette zone obscure (Lacadée 2007 : 97), le désir d’une vie pleine y était célébré par les oncles et les tantes, les neveux et les nièces, au travers du soin particulier qu’ils apportaient à leurs habits et aux grands repas communautaires à la façon flamande, autant que par la chaleureuse délicatesse déployée dans les jeux corporels subtils de rapprochement et d’attouchement. C’est sous cet angle qu’ils nous ont transmis leur respect de la riche intériorité – gardée muette – de tout un chacun, ainsi que leur sensibilité aiguë à l’égard des choses du quotidien et des autres, et vis-à-vis de l’entraide et du partage intercorporel tant des peines que de l’audace à s’ouvrir aux nouveautés prometteuses d’un avenir meilleur.

En outre, nos familles se trouvaient soudées par le sens de la vulnérabilité et par la volonté partagée de réussir, célébrée et intensifiée dans l’intimité du foyer et des rencontres familiales. Cela suggère que le réel[3] y était non pas mobilisé dans l’excès jouissant, mais cerné au travers des pratiques intercorporelles et noué à la « chair » dans le jouir des réseaux de contact et de partage intenses, mais aussi des joutes de mélancolie et de désespérance. C’est dans pareils espaces-bordure (selon l’expression d’Ettinger 2006) que l’intercorporéité matricentrée en famille, se développant autour du foyer et de la commensalité, constituait « le point d’où » (Lacadée 2007 : 87-91), permettant aux membres familiaux d’explorer ou de domestiquer la part indicible de leur être. C’était à partir de ce point d’indicible ou d’ombre que les membres de la famille se voyaient aimables, aidant les uns les autres à articuler cet abord de l’autre avec des traces et des idéaux dans la famille véhiculés à travers des pratiques sensuelles et sensorielles d’intercorporéité plutôt que par de belles paroles.

René ou Renaat ? L’épaisseur historique du nom, en retrait du dit, règne-t-elle sur l’identité ?

Mon nom de baptême chrétien est René. C’est celui de mon oncle maternel décédé en 1937 en Normandie. En 1914, à l’aube de la guerre, la famille de ma mère fut exilée de son terroir dans la zone de l’Yser au nord-est de la Flandre occidentale où la ferme familiale était située. Comme cette zone venait d’être inondée pour arrêter l’avancée des troupes allemandes, la famille de ma mère se trouvait forcée de quitter durablement la ferme familiale pour en trouver une autre. Entre-temps, depuis l’âge de six à quatorze ans et accompagnée de quatre frères et soeurs – ainsi que de nombreux autres enfants flamands réfugiés –, ma mère s’était trouvée casée dans une école-internat à Saint-Germain-en-Laye, à proximité de Versailles aux abords de Paris.

La famille de ma mère, très catholique, était nombreuse – douze enfants. Après la guerre et à l’approche de l’âge du mariage, ce fut l’émigration. À l’image de beaucoup d’autres familles paysannes flamandes à descendance nombreuse et/ou sinistrées par la guerre, elle a été invitée par le curé de la paroisse ou par le notaire à trouver pour les enfants de bonnes fermes en Normandie. En juin 1926, ma mère, accompagnée de plusieurs frères et soeurs, partait en Normandie, près de Caen. C’est là que René, qu’elle entourait de ses soins, est mort d’une tumeur au cerveau à l’âge de 32 ans. À son décès, ma mère est rentrée en Flandre puis s’est mariée avec mon père. Elle m’a ainsi légué le prénom de son défunt frère. Je me rappelle encore qu’elle me soignait tout spécialement, contrairement à mon frère et ma soeur, et qu’au repas du dimanche elle me donnait le jus du rosbif. J’ai appris par la suite qu’elle avait nourri de la même manière son frère mourant. Elle me réservait ce jus « parce que [m]on oncle René aimait cela ». Je pense que j’ai dû sentir que, d’une certaine façon, j’étais né à la place du mort enterré près de Caen. Ce nom me rendait-il, moi ou les miens, héritier d’une affinité avec la mort et d’une communauté de destin indicible ?

De par ma mère, j’ai perçu le français comme empreint d’un imaginaire d’ambivalence en fonction du contexte de sa vie. D’une part, ma mère avait vécu la langue française comme une ouverture à des univers fascinants, tant urbains et modernes que ruraux, à savoir le Paris de son enfance et les « grandes plaines tellement fertiles » aux environs de la ville industrielle de Caen où elle avait vécu jusqu’à ses trente ans, connue comme « la jeune dame Bertha ». Une vingtaine d’années plus tard, ma mère me déléguait pour aller passer une partie des vacances scolaires chez l’un ou l’autre de ses frères ou soeurs établis dans leurs grandes fermes près de Caen. De retour en Flandre, je sentais à chaque reprise une lourdeur et une fermeture cuirassées par un cléricalisme autoritaire et moralisateur, et par des non-dits occultant les pertes dues aux guerres et gardant sous le sceau du secret des soupçons de participation – fatale pour l’un et l’autre – soit dans la résistance francophile, soit dans la collaboration pro-allemande de la part de flamingants.

D’autre part, dans cette Flandre de très ancienne souche flamandophone et charriant la mémoire des guerres, la langue française adoptée dans les milieux bourgeois nous apparaissait comme l’idiome d’une « prétention » indue évocatrice de l’angoisse de guerre. Nous percevions combien, dans son apparaître, le bourgeois francophile affichait vis-à-vis de nous une indécente supériorité. Celle-ci nous apparaissait comme signifiant-maître dans le transfert selon lequel nous ferions mieux de chercher à acquérir à notre tour le nouveau rang social qu’il avait acquis par son mérite – intellectuel, sociopolitique, d’entrepreneur moderne – et par la distinction de sa langue et de sa culture d’adoption. En infériorisant notre langue flamande en n’en faisant qu’un « ensemble de dialectes » qui bloquerait le petit peuple dans un temps révolu, la bourgeoisie francophone entendait nous déloger de l’horizon moderne de l’État-nation. Elle réduisait la riche mémoire du passé civilisationnel flamand à une mémoire sans histoire et sans avenir, autrement dit à un patrimoine de musée folklorique, teintant le tout d’un imaginaire d’altérité adverse.

C’est ainsi que je me suis dit : « Je vais changer René en Renaat ». Mais, en même temps, j’entendais faire cela dans une sorte de révolte contre une frustration causée par des discours belgicistes et antinomiques envers l’identité flamande dans mon milieu de vie, discours qui m’humiliaient par leur méprise et leur injustice impies. C’était aussi le temps où j’aspirais à témoigner de ma fidélité à la Flandre, mon pays natal, et à son passé traumatique, et ce, en participant au pèlerinage de l’Yser organisé chaque été à Diksmuide au centre des tranchées de l’Yser. Participer à ce pèlerinage pour honorer nos morts des guerres de 1914-1918 et de 1940-1944, tout comme m’appliquer à maîtriser le néerlandais uniformisé, c’était aussi me manifester contre une bourgeoisie détachée du peuple.

Examen, en miroir, de l’altérité culturelle et de l’extimité psychique

Arrivé encore jeune homme au Congo en 1965, cinq ans après l’indépendance de ce pays par rapport à son maître colonial, la Belgique, et me retrouvant l’hôte de ceux que mes compatriotes belges avaient un jour colonisés, j’éprouvai une réelle « com-passion » pour le traumatisme qu’ils avaient subi du fait de l’intrusion coloniale, et j’ai sympathisé avec leur riposte. L’avenir du continent africain me semblant – au travers du contrat de confiance solidaire en la créativité sociale et culturelle – comme reposant tout entier sur les épaules de tout un chacun, je n’ai cessé de m’y sentir convié, de manière congruente avec la lourde dette morale à assumer.

Il m’apparaît aujourd’hui que, dans mon vécu, le destin colonial et postcolonial de l’Afrique, tout comme l’effet de culpabilité frappant plusieurs de ma génération dans les années 1960, entraient en résonance aussi bien avec les espoirs et regrets issus des contestation et révolution culturelles en Occident à cette même période, qu’avec de lointaines traces de mémoire du traumatisme massif des Première et Seconde Guerre mondiales. C’est de manière furtive – pour une large part – que nos parents nous avaient transmis ces traces. La crise de la représentation et de la conscience en Occident à la fin des années 1960 avait fourni à ma génération un incitatif puissant à une réflexivité, à la fois de questionnement de nous-mêmes et d’ouverture à une face « autre » du monde et de la personne humaine. Cette réflexivité questionnait autant l’aliénation du sujet et l’impensé dans le choc des civilisations que les voies de l’épanouissement humain et de la créativité des diverses cultures. Et les fantasmes traumatiques des guerres faisaient enfler l’humiliation subie par le dénigrement de la part du bourgeois francophone de ma langue maternelle et de ma provenance paysanne. Ce traumatisme entrait en résonance avec celui de mes hôtes congolais ; il agissait en moi comme un appel silencieux mais pressant d’une « com-passion » et d’un devoir représentant un tel défi que je ne pouvais ressentir que comme une pesante dette morale. L’appel que la négritude militante lançait pour une radicale décolonisation mentale a pris possession de mon esprit tout au long de mes études de graduat et de licence en philosophie et a influencé mon choix pour les études de sociologie et d’anthropologie à Kinshasa.

La rupture que de jeunes intellectuels congolais articulaient par rapport au maître colonisateur tout comme l’appel puissant lancé par le président Mobutu en 1970 pour « le recours à l’authenticité » de l’État-nation du Congo – appelé Zaïre de 1971 à 1997 – m’ont initialement plongé dans une grande confusion. En effet, à quelle tête de Janus au double visage n’étais-je pas confronté ! Devais-je – en raison de mon origine belge et à l’opposé de mes amis congolais – m’identifier à ceux qui étaient stigmatisés comme ennemis du peuple congolais et désormais altérisés en tant qu’exploiteurs et personnages aliénants ? Ne m’étais-je pas distancié des désirs colonisateurs et du discours d’altérisation négative, souvent inavoués, de la part de nombreux Occidentaux se trouvant au Congo à cette époque, désirs et discours qui me répugnaient ? Ma compassion pour la lutte d’émancipation face à l’Occident intrus ne visait-elle pas à contribuer indirectement auprès de mes amis étudiants au déblocage de leur traumatisme colonial ? Avais-je dans le futur le droit ou la capacité d’assumer en tant qu’anthropologue ma part du travail réparateur, et ce, en faisant connaître à une audience internationale érudite les aspirations et le génie véritable du peuple congolais, et notamment du peuple yaka victime de plusieurs sortes de préjugés dans le contexte congolais ? Ce peuple se trouvait en effet marginalisé sur la scène nationale du fait de son sol et de son sous-sol trop pauvres. Leur région n’avait donc pas attiré de colons pour des plantations ou de l’extraction minière, ni d’investissements d’infrastructures ; ni, parallèlement, de promotion missionnaire de l’éducation au niveau du secondaire ou de programmes de santé publique dans les paroisses.

Ce qui demeure certain cependant, c’est que de nombreux amis congolais et européens m’avaient aidé au-delà de toute mesure à garder levé le voile sur Janus, tout en ne payant qu’un tribut relatif à la cause de la décolonisation. J’entends encore certains amis yaka dire : « Vas-y, mets-toi avec passion à l’école de notre peuple vivant au village ou dans les bidonvilles de Kinshasa ; contribue avec force au regain de dignité, sur la scène nationale et internationale, du peuple yaka ». À la suite d’études en philosophie puis en anthropologie, je me suis donc lancé dans une investigation exploratoire et adaptative des réalités locales du monde yaka, dans le respect des notions de base de sa culture, partant du vécu de la spatialité. Comprenant la rencontre dans ses termes mêmes, j’en ai exploré au fur et à mesure les outils herméneutiques et la visée jusqu’alors à peine connus réflexivement de part et d’autre, au risque d’avoir à abandonner ma position habituelle de sujet.

En milieu yaka : co-implication par transfusion de fantasmes et réceptivité à la signifiance

De novembre 1971 à octobre 1974, j’ai bénéficié de l’hospitalité des quelque 1300 habitants de la chefferie de Taanda répartis dans treize villages situés au Kwango du nord, dans le sud-ouest de la province du Bandundu. Ils se trouvaient à 450 km au sud de Kinshasa, et à un jour de marche de la frontière angolaise vers l’ouest, et étaient bornés à l’est par la rivière Wamba. De 1985 à 2003, des séjours annuels m’ont mis en contact avec les Yaka de « la périphérie » de Kinshasa. Il s’agit d’une population de filiation patrilinéaire et de descendance utérine regroupée par patrilignages, sans classes et peu hiérarchisée. Une attitude de bonhomie et de serviabilité m’aidait à faire figure de « signifiant flottant » – tel un sujet en excès et en défaut par rapport à mon identité anticipée de Blanc. Je comptais créer ainsi un champ transférentiel où mes interlocuteurs verraient s’éveiller en eux le désir de me communiquer leur érudition et leurs pratiques et institutions culturelles tellement estimables. J’espérais qu’ils me feraient aussi connaître leurs fantasmes traumatiques de colonisés, de même qu’un imaginaire d’angoisse guère articulable lié aux domaines de l’affliction et de la sorcellerie.

En public, la communauté-hôte offrait un accueil et une attitude de grande collaboration. Et au sein des cercles familiaux ou à l’occasion du deuil et d’autres rites, j’étais parfois témoin de la parodie des modèles blancs par les notables, modèles par trop étranges, investigateurs et individualistes ; je les voyais à cette occasion se moquer de leur façon de composer avec l’ordre colonial opprimant. De fait, l’identité sociale yaka ne s’articule pas d’après les attributs et les classifications de l’administration civile (post)coloniale, mais bien selon la visée de métaphores organiques (de l’arbre généalogique, du flux séminal vu à l’image de la pluie et du courant du fleuve avoisinant) et/ou liées à des animaux totémiques. Ces métaphores transposent leur forme dynamique aux réseaux et stratégies sociopolitiques vus comme un ordre de forces (partagées dans le sang, la commensalité, l’entraide), de sources (par exemple cosmogoniques, de purification ou de revigoration), de relations (de filiation et de descendance) et d’événements (ponctuant la vie en groupe). « Depuis que nous nous sommes installés ici, nous mangeons bien et nous engendrons des enfants bien portants » : voilà une définition-clé de l’ordre social et politique.

L’analyse a posteriori de mon insertion dans le groupe-hôte (Devisch et Brodeur 1996 : 21-36) suggère combien les deux partenaires avaient opéré « une transfusion » de part et d’autre de bribes de souvenirs fantasmés, de traces mémorielles à peine articulées ou trouées. En janvier 1974, lors de mon arrivée à Taanda, y demandant l’hospitalité du groupe pour la durée de ma recherche participative, je trouvai le chef octogénaire Taanda Kapata – alors à la tête de la chefferie – dans un état tout proche de la mort. Je fus rapidement invité à lui offrir « l’un ou l’autre médicament puissant » pouvant soulager la respiration pénible, la fièvre et la douleur aiguë dans la poitrine dont celui-ci souffrait, et qui m’ont fait suspecter un cas de pneumonie. Il devait d’ailleurs expirer trois semaines plus tard. Un délégué du chef régional N-saka, de descendance lunda et vassal du suzerain Kyambvu, se montrait à Taanda après le mois de deuil prescrit, afin d’ouvrir les palabres concernant la succession (Devisch et Brodeur 1996 : 339-373). Il allait m’appeler publiquement Taanda N-leengi, un nom qui m’associait avec l’apparition et la disparition de Taanda Kapata. En fait, ce nom m’investissait d’une autorité qui me rendait capable de défaire le mauvais sort du chef Taanda N-leengi. Ce dernier était en réalité le prédécesseur en titre de Kapata et avait été arrêté en 1938 par le pouvoir colonial et exilé à Oschwe dans la région des lacs au nord-est de la province du Bandundu. Le crime qu’on lui imputait était d’avoir participé, en 1937, au mouvement prophétique anticolonial appelé Bamvungi. Et au sein de cette construction mythique échafaudée par l’envoyé du vassal lunda N-saka, j’avais surgi en tant qu’un Taanda N-leengi « re-né », réapparaissant avec la couleur blanche du défunt à la fin du règne de Kapata qui avait commencé en 1939.

En 1937, mon oncle René, dont j’avais hérité du prénom, était mort prématurément. Le sort commun de morts malencontreuses évoqué par le nom de René doublé par celui de N-leengi qu’on m’avait attribué allait éveiller en moi l’énigme d’une transfusion inconsciente de traces mémorielles. Mes hôtes yaka ignoraient totalement le fait que mon prénom René signifiait littéralement « celui qui était né à nouveau ». Mon oncle maternel René était né en octobre 1905 à la place laissée vacante par une soeur, Bertha, morte à l’âge d’un an en août 1905 ; et il précédait donc ma mère, née en janvier 1908, à qui on avait redonné le prénom de Bertha. J’ai personnellement hérité du prénom de mon oncle maternel, que ma mère avait soigné jusqu’à sa mort à l’âge de 32 ans en 1937.

Cette insertion dans le groupe Taanda n’a cessé de stimuler en moi, jusqu’à ce jour, une réflexivité envers la façon yaka et une sensibilité psychanalytique visant autant à clarifier les effets transférentiels de la rencontre et de la parole échangée, qu’à expliciter des traces ténues de mémoire inconsciente faisant énigme ou ombre dans le récit historique de la chefferie de Taanda, tout comme dans le roman familial calibrant ma vie largement à mon insu. L’idéal pour l’ethnographe est de pouvoir mobiliser une transaction entre d’éminents sujets, transaction qui, par exemple, se trouve traversée de vagues souvenirs ou de formulations archaïques à peine prédicables. Plus pareille transaction entre « corps parlants » s’approfondit, et plus les échanges acquièrent un pouvoir de révélation de l’indicible inadéquation entre le connu et l’ombre de l’insu ou les traces de mémoire et de transmission, présents dans l’un et l’autre. Autrement dit, une telle transaction ouvre aux deux partis dans la rencontre une sensibilité inédite pour la portée de l’indicible et de l’insu en bordure des mots – telle une vague connaissance d’un trauma ou d’une cassure sociale ou institutionnelle.

Scrutons quelque peu cette réflexivité que j’y ai apprise, m’éclairant sur la violence indicible et intercivilisationnelle. Dans les termes de la culture yaka, la réflexivité (-yiindulula, littéralement l’action de balancer d’avant en arrière les idées que je rumine) est en rapport avec mon « ombre » ou mon « double » : yiniinga. Cette notion désigne, littéralement, ce quelque chose qui ne cesse de se « balancer », -niinga, au niveau des limites de mon corps et entre moi et l’autre, personne, être ou chose, tout en déstabilisant cet espace-de-bord (Devisch 2003). Mon ombre, donc, m’accompagne et me projette au-delà de mes limites physiques à la façon du contact multisensoriel qui me porte – ou porte mon imaginaire – en deçà de ce que je vois, ressens ou touche.

La compréhension yaka du rêve me permet d’élaborer davantage la notion yaka d’ombre, sachant que la réflexivité y est comparée au rêve éveillé diurne et donc comprise comme un « insight onirique ». Dans le rêve, mon ombre vient doubler en quelque sorte mon corps en me rendant autre. Mon ombre me donne la possibilité de m’étendre par-delà mon habitus sensoriel et mes catégories habituelles de pensée et de discours vers une modalité extime de contact entre le visible et l’invisible, c’est-à-dire de continuité intermondes. En effet, dans mes rêves tant nocturnes que diurnes, cette ombre m’apparaît comme quelque chose d’extime, à savoir comme une altérité – ou extériorié – intime (Corin 2007) qui momentanément destitue ma raison, pour autant qu’elle me fait suivre les pulsions de mon désir ou de mon angoisse. Cette extimité (concept façonné par Lacan) me connecte à l’irréprésentable et l’indicible des choses et des êtres invisibles ou non caractérisables, tant dans ce monde des vivants que dans celui des esprits. Cette extimité m’aligne avec ce qui reste inarticulable dans le traumatisme, ou plutôt à l’inarticulable traumatisme qui dans mon passé personnel ou familial a manqué de se désocculter et de « faire vérité » (aletheia). La réflexivité, dans l’entendement des Yaka, est donc la conscience d’un vacillement perceptif dans l’espace-de-bord où s’entrecroisent les sujets humains, les formes de vie animale, végétale et non représentable ou invisible, ainsi que les choses, les imageries, les traces de mémoire et « ce qui fait trou » dans la mémoire ; le tout constituant un univers vital co-résonant et interdépendant.

Cette réflexivité ou insight onirique sous-tend l’ontologie que les univers de vie – auxquels l’être humain participe au niveau des espaces-de-bord formés par l’intercorporéité, l’intersubjectivité et la co-résonance intermonde –, se manifestent et communiquent entre eux tant sous leurs dimensions visibles et tangibles qu’au travers de leurs fonctions et énigmes irreprésentables. Elle fait partie de « l’espace-temps des origines » (ngoongu) qui se renouvelle inlassablement et perce dans le hic et nunc comme rythmicité basale de la « force vitale » (ngolu ye khoondzu). Elle s’exprime dans le « corps pulsatile-énergétique » (mooyi), en particulier dans le balancement du corps debout et mobile, dans le battement énergétique du coeur ou de la pulsion érectile, tout comme dans la chaleur physique, ou dans la mobilisation du sensorium et du discours.

Connivence d’être et ombre d’être

Mon interaction avec les Yaka dits « blanchis » m’a révélé une violence dans la rencontre intercivilisationnelle. Les 23 et 24 septembre 1991 – lors d’un séjour de recherche à Kinshasa –, une mutinerie militaire « activée et manipulée en sous-main » (Yoka 1994 : 83) déclencha de gigantesques jacqueries (Devisch 1995) : des pilleurs ont déferlé sur les quartiers résidentiels, commerciaux et de la moyenne industrie à Kinshasa et les exactions se sont étendues à d’autres villes du pays. Dans l’après-coup, le peuple s’y voyait éradiquer l’insupportable dualité sociale et économique. Des centaines de milliers d’hommes et de femmes de tous âges, provenant aussi des bidonvilles à majorité yaka, se ruaient vers les usines, entreprises, dépôts, magasins, boutiques et vers les maisons de commerçants ou diamantaires libanais, d’expatriés occidentaux, et de « dinosaures ou barons zaïrois », ainsi qu’ils sont appelés. Ces jacqueries, à la façon d’une immense folie collective, rappellent les rixes carnavalesques dans le milieu rural ; par une nuit de déviance théâtrale et ludique, ces mêlées visent à chasser le spectre du notable fraîchement enterré et avec lui tous les maux qui hantent la communauté. Cette nuit d’inversion carnavalesque s’applique à faire resurgir et légitimer à nouveau l’ordre diurne propice par le fait d’exorciser son contraire (Devisch 1993 : 93). Depuis les pillages, les gens ont cherché à revaloriser dans leurs chants funéraires le milieu villageois, comme une ressource à se rapproprier.

Dans les quartiers populaires, la survie d’une grande partie des jeunes adultes sans foyer ni inscription généalogique se définit plus que jamais par la loi de dérision des démunis et destitués de référence identitaire. De plus, elle se définit par l’économie de prédation et de débrouillardise dans la rue aux dépens des assortis et de l’État. Le petit prédateur semble être en outre une réédition urbaine d’une certaine figure imaginaire en milieu rural du sorcier et du chasseur s’aventurant dans les zones indomptées de la forêt profonde, dans cet espace-temps de fantasmes relatifs aux dits banquets nocturnes de sorciers (Devisch 1993 : 86-93, Devisch et Brodeur 1996 : 141 et sqq.).

En milieu tant urbain que rural, ma participation « com-passionnelle » gardait des réserves. Nonobstant l’a priori favorable que je décernais aux sujets et groupes qui m’accueillaient à Kinshasa et au Kwango, je me suis senti harcelé par les paradoxes de la modernisation initiée d’après les modèles de ma société d’origine. J’étais choqué de découvrir la misère inhumaine des Yaka dans les bidonvilles de Kinshasa, ou celle due aux épidémies dans le Kwango (malaria, dysenterie, kwashiorkor, varicelle), tout comme de voir le dur travail de nombre de femmes pour la survie de leur famille, qui tenaient de petits commerces pour payer les frais d’école des enfants. La gérontocratie patriarcale, apparemment peu sensible aux aspirations nouvelles des jeunes, des diplômés et de nombreuses femmes, tout comme face à la « politique du ventre » des administrateurs du Parti-État (Devisch 1995), était tout à fait déroutante. Je me suis senti profondément heurté au Kwango par l’attitude auto-aliénante des convertis au christianisme, qui cohabitaient en petits îlots appelés paroisses. Ils rejetaient en bloc la religion ancestrale, la divination, les cultes initiatiques et l’efficacité sociale de cette appréhension instillée collectivement par l’imaginaire de la sorcellerie, alors que tout cela avait constitué le cadre même de leur enfance. Les points d’achoppement avec l’image des villageois « primitifs et païens » propagée par l’Église missionnaire, tout comme les essais assez minables du développement technocratique, opéraient en boomerang, et faisaient couple avec les paradoxes de la modernisation et la honte éprouvée vis-à-vis de la colonisation.

Cette caricature de l’Occident, telle une version yaka de « Tristes tropiques », invalidait à son tour l’innocence ou la neutralité de mes outils intellectuels. Plus je me souvenais sur le terrain de mon goût acquis à l’université pour l’épistémologie structuraliste de Lévi-Strauss, plus je m’en sentais exaspéré – quelle qu’ait été la remarquable perspective antiévolutionniste et humaniste du structuralisme – à cause de la façon dont celui-ci veut reproduire et imposer aux dispositions, pratiques et réalités yaka, africaines donc, l’appareillage logique et la thématique de type dualiste, à relents modernistes, phallocentriques et par conséquent eurocentrés. Cet appareillage effaçait l’originalité des linéaments logiques, épistémologiques et ontologiques du génie yaka, en opposant, de façon binaire, réalité et représentation, signifiant et signifié, matière à discours et signification-interprétation, faits et pensées, situation et cours des choses.

Une heuristique perspectivante[4] en réaction à l’exotisation eurocentrée

J’avais choisi de sauvegarder mon alliance anthropologique et éthique avec la société hôte en accordant à ce « peuple d’en bas » une attention bien méritée, affectueuse autant que réfléchie, évitant de le déposséder de son génie propre. Mon attention à l’efficacité des cultes de guérison yaka (Devisch et Brodeur 1996 : chap. 3), tout particulièrement, m’a amené à souscrire à une méthodologie perspectivante qui, informée par le terrain, en traduit la perspective locale. C’est une heuristique qui adopte l’épistémologie et le regard instruisant la société donnée quant à la manière de penser ses réalités et d’organiser efficacement ses actions privilégiées. Cette heuristique cherche à se pétrir de la façon dont une société donnée perçoit le cours, la fonctionnalité, la propension et l’effectuation des choses et des êtres, et s’allie cette marche du monde au travers d’une connivence d’être, tout en associant le désir des sujets et l’élan de leurs actions avec les forces internes à leur univers de vie. Autrement dit, cette approche me permet d’étudier la marche des choses au plus proche de l’implication des sujets dans ce procès selon l’optique et l’appareillage logique et épistémologique caractéristiques de la culture yaka. Au regard de celle-ci, l’ordre des choses et des événements n’a pas son origine dans l’initiative humaine. Cet ordre résulte des déterminismes et des résonances entre êtres et choses, ou résulte de la propension (yikuma) voire de l’énergie (ngolu) de la situation (maambu) – tel le cours d’eau qui suit la pente, la régulation et le renouvellement de la vigueur qui suivent l’alternance du jour et de la nuit ainsi que la marche des saisons, le succès à la chasse dû au zèle et au tir du chasseur assumant l’avidité du gibier, ou bien l’échange d’appétence sexuelle entre époux, ou encore l’effet d’enchantement de la bonne parole.

L’ontologie perspectivante est très prégnante dans la divination yaka, qui est de type chamanique. En effet, elle attribue la capacité du devin médium, pour scruter et désocculter l’indicible et les ombres de la vie, à la force de son flair très aigu et à son insight onirique (Devisch et Brodeur 1996 : 185-217). C’est une capacité de « faire corps avec » d’autres états-de-bord que lui octroie son état de transe, autant lors de son initiation-gestation qu’au cours de la phase initiale d’un oracle divinatoire. Cette capacité lui vient notamment de son incorporation initiatique ou oraculaire de l’état-de-bord « de la poule pondant son oeuf et puis le couvant jusqu’éclosion », ou du chien de chasse se trouvant la veille « dans son rêve » sur la piste du gibier qu’il pourchassera effectivement le lendemain matin, ou encore d’une loutre-musaraigne, ce mammifère insectivore amphibie qui creuse des terriers reliant le sol habité et le courant d’eau, terriers qui conduisent l’esprit de divination et l’esprit du défunt vers le monde ancestral par la rivière.

Pour l’argumentation théorique de l’herméneutique perspectivante, je m’inspire des études phénoménologiques comparatives des ontologies, épistémologies et points de vue propres à une culture donnée, à son génie et à sa construction du monde modelée par le milieu de vie : je pense aux études faites en milieux amérindiens, afroaméricains, ou encore en Sibérie du nord-est, par Viveiros de Castro (1998), Henare et al. (2007) ou Willerslev (2007). Cette littérature m’aide à ponctuer d’une façon plus diversifiée une herméneutique sensible à l’ontologie et à l’épistémologie spécifique à l’être-au-monde yaka qui sont mises en pratique par la divination. Elles qualifient le concept yaka d’« humain » comme partiellement distinct de la vie animale, des plantes et des esprits, du fait qu’il vibre avec ces mondes et est affecté par eux, et ce, grâce aux facultés de communication et de trans-sensitivité ou de co-résonance de monde à monde.

Conclusion

Notre ascendance pour l’autre culturellement différent se développe de pair avec ce rapport à l’extimité ou aux zones d’ombre au-dedans de nous-mêmes. En nous mirant dans l’autre culturellement différent, nous sommes souvent amenés dans la rencontre à nous laisser entraîner par quelque signifiant, chose ou conduite insolite, qui d’une certaine façon nous accroche et nous affecte dans le corps parce qu’il s’avère désenchanteur, aliénant ou effrayant, voire encore séduisant ou mobilisateur. Néanmoins, ce miroir imaginaire de l’altérité culturelle réfléchit et nourrit dans une grande mesure l’altérité intime ou l’extimité, telles une affectation, un corps étranger ou une marque du manque dans le soi. Le contact interculturel est en résonance avec l’extimité – cette face d’ombre intime dans le soi qui se développe sur le bord du pensable ou du dicible. Mais même dans un contexte anthropologique de langues et de vécu corporel et subjectif fort différent, le langage qui – amené par le rite ou l’oracle divinatoire – se tisse entre les partis ne manque pas d’offrir au sujet des possibilités d’emprise langagière et une structure de base ouverte à l’échange et à la compréhension interculturels et intersubjectifs à même d’évacuer du commun de l’humain quelque peu ressourcé les ombres de l’indicible, ou de l’impensé et de l’altérité.