Les trompettes claironnaient encore la nouvelle du triomphe du capitalisme néolibéral. Celui-ci avait vaincu toute résistance à ce qui aurait toujours dû être considéré comme sens commun économique. Le Mur de Berlin était tombé et deviendrait lui-même un bien de consommation en petits fragments. L’écroulement de l’URSS (dans leur enthousiasme, des commentateurs ont appelé cela la fin de « l’expérience communiste »), puis le glissement au capitalisme de facto de l’Empire du Milieu, occupaient désormais le centre de l’immense tableau de chasse de la raison du marché. Fidel Castro était malade. Les nouvelles « expériences » socialistes d’Amérique du Sud ne pouvaient pas être sérieuses, ni de longue durée. Pendant un bref moment à la fin des années 1990, les journalistes, les gourous de l’entreprise, les politiciens américains et même les observateurs réservés évoquaient avec enthousiasme la « Nouvelle économie ». Les progrès des technologies de l’information et des télécommunications, les techniques de gestion et de production, et l’intégration globale changeraient irrémédiablement les dynamiques économiques, comme certains l’ont soutenu (p. 1). C’est sur ce ton que s’ouvre le recueil dirigé par Melissa S. Fisher et Greg Downey, Frontiers of Capital. Ethnographic Reflections on the New Economy. Désormais, non seulement le monde serait unifié par une Nouvelle économie qui a déjà montré sa supériorité, mais encore il serait, grâce aux vertus combinées de la technologie, de la productivité continuellement accrue et de la mondialisation, débarrassé des cycles économiques pour les siècles à venir. Malgré ce nouveau credo survinrent une série de crises – pardon, de « corrections », pour emprunter le jargon financier en voie de passer dans la langue courante. La « bulle » des « point com » fit plonger les grands indices boursiers. Le prix du pétrole s’emballa, et ainsi de suite. Tous les espoirs qui étaient permis et claironnés par l’intelligentsia régnante auraient-ils donc été vains ? M.S. Fisher et G. Downey avaient déjà fait paraître leur recueil lorsque survinrent à leur tour la crise du capitalisme financier et le revirement des gouvernements, convertis bien malgré eux aux vertus de l’intervention étatique. Tandis que le tsunami emportait banques et conglomérats mythiques, on mettait la crise sur le dos démesurément large de bandits de grand chemin, « criminels à cravate » de tout calibre (depuis les charlatans de bas étage jusqu’aux fraudeurs milliardaires et transnationaux) condamnés à des peines expiatoires dépassant l’espérance de vie humaine normale. Dira-t-on du livre qu’il avait une lucidité prophétique ? Pour les deux éditeurs de l’ouvrage, en fait, il n’y avait pas de Nouvelle économie, si l’on entend par là qu’elle devait entraîner la fin des cycles faits de croissance et de crise. S’il y a eu quelque chose, cela ne correspond pas à l’atteinte par l’économie de marché du dernier degré de la perfection, grâce à l’abolition, au cours des précédentes décennies, des entraves à l’expression de la pleine beauté du capitalisme, que la mise en application des politiques néolibérales a fait tomber. Il s’agissait plutôt de l’approfondissement du mythe de la supériorité de l’économie de marché. Dans ce recueil, l’intention des auteurs n’est pas l’élucidation des mécanismes macroéconomiques à la source de temps troubles. Ils s’appuient plutôt sur l’idée simple, mais avérée, que l’économie ne peut s’expliquer si l’on n’en comprend pas les soubassements sociaux et culturels. Ils ne proposent pas une version actualisée du Nouvel État industriel ; ils convient plutôt le lecteur à explorer des mutations, pour ainsi dire masquées par les explications usuelles – on voudrait presque dire : traditionnelles – des mouvements de l’économie. Ces mutations mettent en cause les relations entre les nouvelles technologies, les …
Fisher Melissa S. et Greg Downey (dir.), 2006, Frontiers of Capital. Ethnographic Reflections on the New Economy. Durham, Londres, Duke University Press, 381 p., bibliogr., index (Gérard Duhaime)[Notice]
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Gérard Duhaime
Département de sociologie
Université Laval, Québec (Québec), Canada