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Colère, terreur, vengeance ; espoir, confiance, empathie. Longtemps ignorées, les passions sont de retour, de plus en plus bruyamment, pour décrire et interpréter événements, motivations et formes d’action dans la vie politique. La guerre contre la terreur ; la « haine », dans les conflits sociaux des banlieues françaises ; les désaccords entre communautés ethniques et religieuses ; les dynamiques de l’humiliation et de la rage dans les relations internationales : dans le flot de notre information quotidienne, une nouvelle langue résonne. Ce nouveau, ou, peut-être, très ancien langage, utilisé avec une liberté croissante, encadre la violence contemporaine en termes de raisons émotives.
La même rhétorique résonne dans les sciences sociales et les sciences humaines. Les théoriciens du politique comme Marcel Hénaff, Peter Sloterdijk, Arjun Appadurai ou Martha Nussbaum et William Connolly nous invitent à repenser l’importance des passions – maintenant, alors que, comme l’affirme Pierre Hassner dans un article d’une grande lucidité sur les conflits dans le monde, ce sont les passions qui « prennent leur revanche ».
La diffusion de cette langue est rendue possible par une série de facteurs. En voici quelques-uns : une reconsidération critique du caractère « raisonnable », que nous pouvons attribuer à la démocratie libérale ; l’obsolescence de la pensée marxiste ; l’attention des sciences cognitives vis-à-vis des soubassements chimiques du plaisir et de l’aversion que nous éprouvons, même lorsque nous prenons des décisions réfléchies ; la présence grandissante de femmes, et de féministes, sur le terrain de la théorie politique.
Les théoriciens politiques libéraux tendent à associer la démocratie au désaccord raisonnable et à la délibération impartiale, tout en dédaignant l’interférence des émotions. Au contraire, que la démocratie soit compatible avec la reconnaissance de motivations « pathétiques » – qu’elles soient espoirs ou ambitions, solidarités ou revendications – cela semble la rendre plus démocratique. La vision marxiste de l’histoire minimise comme illusoires et non pertinentes, ou bien sociologiquement déterminées, toutes les formes d’intention ou d’affectivité individuelles. Comme l’affirmait Marx, et comme nous l’avons répété allégrement, les sentiments sont l’affaire des petit-bourgeois. En revanche, en reconnaissant et en examinant les émotions politiques, nous faisons une place aux motifs et à l’expérience subjective, même dans les mouvements collectifs ; nous admettons qu’un sujet singulier et sensible est toujours au travail, même multiplié dans le pluriel social. Les émotions nous amènent à comprendre que la politique est faite, comme l’affirmait Aristote, de plaisir et de douleur. Les dispositifs pathétiques, qui caractérisent différents ordres et différentes pratiques politiques, nous imposent un nouveau réalisme, un nouveau matérialisme : le réel de la jouissance et de la souffrance, la matérialité des corps. C’est pourquoi la pensée cognitive et la pensée féministe contribuent, l’une et l’autre, à la reviviscence du passionnel politique.
La langue des émotions et des passions est une nouveauté, palpable dans la presse et dans les sciences sociales, mais elle nous relie aux plus grands des classiques. D’Hérodote à Machiavel, de Thucydide à Rousseau, les êtres humains étaient des animaux politiques – mais ils étaient politiques parce qu’ils étaient pathétiques. Ils souffraient la crainte, l’envie et la colère ; ils jouissaient de la fierté, de la gloire ou de l’espoir – et ces émotions les amenaient à prendre des décisions et à agir, à commander ou à obéir, ou encore à s’insurger. Individus et société, souverains et multitudes : les êtres humains agissent à cause des passions qui les meuvent, et qui sont, pour eux, des raisons – et des raisons pas moins vraies que la puissance ou l’argent. L’argent et la puissance, en effet, peuvent devenir vrais pour des êtres humains, seulement parce qu’ils sont ressentis dans l’humiliation et la misère ; l’arrogance et le mépris ; l’avidité et l’autosatisfaction. Récupérer ce sens et cette sensibilité, loin de constituer un oubli naïf du pouvoir, des causes économiques, ou de la lutte de classe, permet la redécouverte nécessaire, à ce jour pressante, d’une intelligence anthropologique. On ne peut sous-estimer les passions, si l’on veut déchiffrer guerres civiles, menaces terroristes, impasses diplomatiques et autres crises financières. Là où religion, identité et honneur jouent un rôle central, c’est une nouvelle anthropologie des passions sociales qui s’impose. Lorsqu’Alan Greenspan doit admettre : « [t]here was a flaw in our model » (il y avait un défaut dans notre modèle), alors que les bourses du monde entier versent dans la panique et que le mot clé devient soudainement « confiance », cela signifie que le roi est nu. Les rationalisations du désir mimétique, de la prophétie auto-réalisatrice, des véritables motifs qui font acheter, vendre, dépenser, épargner, ou emprunter apparaissent telles quelles : comme des rationalisations, justement, et pas des raisons.
Nous avons grand besoin des philosophes du passé ; car ils nous aident à remettre le calcul et le pouvoir en perspective, là où pouvoir et calcul trouvent leur force : dans le désir, le plaisir et la douleur. Les sciences cognitives ne cessent de confirmer empiriquement la définition des émotions que ces philosophes nous ont léguées : des réponses intenses et souvent hâtives, mais articulées, plus ou moins complexes, à tout ce qui nous entoure, personnes et choses. D’Aristote à Hobbes, les grands philosophes moraux considèrent les passions comme étant des jugements, des croyances, des pensées qui se produisent en réaction à des situations réelles. Accompagnées des changements somatiques et de plaisir ou bien de douleur, les passions sont essentiellement des faits cognitifs. Cette affirmation n’est pas une régression à une psychologie de la conscience, comme si la psychanalyse ne nous avait rien appris. Bien au contraire, c’est une redescription plus complexe des intentions humaines, capables d’inclure dans notre inconscient (qui est cognitif et linguistique, ainsi que Jacques Lacan l’a bien mis en évidence) le contenu représentatif, aussi bien que l’intensité extrême des affects.
À partir du présupposé que la démocratie est la seule forme de gouvernement grâce à laquelle tous les êtres humains peuvent aspirer à la reconnaissance de leurs droits, il semble important de réfléchir de manière critique au retour des passions sur la scène politique. La rationalité démocratique doit non seulement garantir les principes de la liberté, de la justice distributive et de l’égalité devant la loi ; le respect des normes ; la gestion pacifique de la discorde – donc poursuivre l’idéal d’une raison publique et d’une citoyenneté civile – mais elle doit également faire face à tout ce matériel volcanique d’humiliations, protestations, demandes, intimidations, attentes ou craintes qui amènent l’animal politique à parler, voter ou tuer. Tout cela représente une menace pour l’ordre démocratique, qui est un ordre conflictuel, autant qu’il est délibératif et coopératif. Cela offre également un défi à sa clairvoyance.
La démocratie doit comprendre les passions ou raisons des autres, interpréter les dynamiques émotives qui la font progresser, négocier la limite entre vitalité et lacération, mais elle doit également éviter de se rendre aveugle à ses propres passions. Une émotion n’est pas simplement faite d’un flot de larmes ou d’une voix tonitruante, mais également d’une pensée qui reste parfois silencieuse, mais fait son chemin vers l’action, obstinément. Savoir cela peut nous aider à détecter l’existence de sentiments forts, au delà d’une idéologie du raisonnable. Retenir la fureur, par exemple, dans une culture politique qui cultive l’idéalisation du sang-froid, ne signifie pas la supprimer – comme la rhétorique de l’administration américaine sur la « guerre juste » l’a récemment montré.
Quand elle théorise, comme elle le fait avec de plus en plus de force, l’impératif de la reconnaissance et de la réciprocité, la théorie politique nous convie à repenser le plaisir et la douleur. Rendu urgent par la diversité culturelle sous toutes ses formes – migrations, cohabitations, désintégration et recomposition des communautés – le devoir de respecter les raisons, les droits, les habitudes, les corps et l’histoire d’autrui semble se situer dans une perspective intelligente pour une globalisation civilisée. La réflexion de Charles Taylor et d’Axel Honneth ouvre la voie à une critique sociale, adaptée à notre présent. Mais ce sont les anthropologues qui, avec l’aide des philosophes classiques, se trouvent en première ligne pour apercevoir – et mettre en lumière pour les autres – les ressorts de la politique contemporaine. Ce sont les « observateurs de l’homme » ou les enquêteurs de « la vie des sociétés », comme les appelait Claude Lévi-Strauss, qui savent se donner les moyens d’aller voir comment, dans toutes sortes de situations inédites, passions et actions, souffrances et jouissances s’entrelacent, pour les animaux politiques du XXIe siècle.
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