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À la fin des années soixante-dix, la petite île de Molène (80 ha), située à la pointe ouest du Finistère, subissait une crise démographique et économique grave. C’est à cette époque que, pour la première fois, Isabelle Leblic mit pied à terre sur Molène avec l’intention d’y conduire l’étude ethno-technologique d’une société de pêcheurs. Prenant la mesure de cette situation particulière, l’enquête qui en résulte, et dont cet ouvrage est le produit, dépasse largement le cadre des techniques et montre comment économie et systèmes de parenté conditionnent l’identité molénaise de ce temps.
L’ouvrage divisé en trois grandes parties est ainsi ambitieux et, de par ce déploiement thématique, justifie pleinement sa place dans une collection de travaux en ethnoscience. En effet, si sa principale matière est « l’homme qui pense et agit techniquement » (Leroi-Gourhan, cité p. 7), il s’agit avant tout pour Leblic de comprendre une société, la « communauté molénaise » pour reprendre le titre de la première partie de l’ouvrage. Outre une présentation sociologique et géographique de l’espace insulaire et de ses relations avec « le continent », on y découvre une patiente analyse historique des activités économiques de l’île alimentée par une riche documentation issue de registres et procès-verbaux de conseils municipaux. On se convainc également de l’importance des relations entre jeux d’alliances familiales et organisation d’un système économique, plaçant au sommet de ce dispositif les commerçants-armateurs de l’île.
La seconde partie consacrée aux savoirs et technologies, « vivre de la mer », s’ouvre dès lors fort logiquement sur une présentation détaillée de l’armement molénais, suivie d’une description minutieuse du matériel technique et de ses usages dans le domaine de la pêche aux crustacés et de la récolte du goémon[1]. En guise d’illustration, l’utilisation et la confection de « casiers traditionnels » sont décrites avec minutie, ainsi qu’une « journée de pêcheur » et, avec une précision moindre, le travail des goémoniers. Recensant rapidement les différents savoirs mobilisés lors de ces pratiques, ce sont avant tout des considérations économiques qui intéressent Leblic. À cette fin, l’auteure mobilise une nouvelle fois, pour mieux comprendre le déclin de la filière halieutique qu’elle observe, un grand nombre de statistiques caractérisant la santé économique de chaque filière jusque dans les années soixante-dix.
« Identité molénaise : discours et réalité » clôt ce travail en tentant de répondre à cette question : que signifie, s’agissant de Molène, être îlien ? Pour l’auteure, la réponse tient avant tout dans « le discours homogénéisant et égalitaire de la parenté » (p. 390) qui assure à chaque habitant de l’île une place sur cette terre. Néanmoins, c’est profondément « tournée vers la mer » que s’organise la vie molénaise. Si cette formule choisie en sous-titre de l’ouvrage peut sembler de prime à bord quelque peu facile, on comprend rapidement qu’elle ne présente rien d’évident[2]. Au contraire, on doit à Isabelle Leblic une description minutieuse et une analyse profonde des relations sociales pour nous en convaincre. À ce titre, cet ouvrage est, comme l’ambitionnait son auteure, un très riche exemple de recherche en anthropologie maritime et des techniques, ainsi qu’un document de référence sur Molène. Néanmoins, si ce matériel a fait l’objet d’une réécriture dans les années 1990 et de quelques retouches au moment de sa parution, la date de sa conception (1984) en limite quelque peu l’apport, comme l’illustrent deux aspects de cette recherche.
Le premier concerne la façon de se saisir du contexte de crise. Ici, c’est la rupture dans un « milieu technique homogène » (p. 2) ayant perduré pendant près de cent cinquante ans (p. 407) qui est privilégiée, le système social n’étant plus en mesure de garantir la pérennité de ses formes. Innovations et changements, s’ils sont parfois présents, restent à l’arrière-plan d’une description de la dissolution d’une identité et d’un système technologique pensé en des termes homogènes. Le second touche à l’ancrage théorique du propos, particulièrement lisible dans la polémique que l’auteure développe rapidement à l’encontre des recherches de Jorion sur la production et la circulation des savoirs ; cela rappelle combien l’ethnologie a depuis lors procédé à de précieuses avancées sur ces questions.
En dépit de ce bémol, Molène est un ouvrage passionnant. En consacrant l’essentiel de son propos à la parenté et aux technologies, il participe à n’en pas douter au regain d’intérêt dont ces deux thématiques font actuellement l’objet au sein de l’ethnologie. Convoquant en quelque sorte une vision aujourd’hui « classique » de ces interrogations, la qualité de l’analyse et la finesse de la description nous invitent vivement à en reconsidérer les apports de manière positive.
Parties annexes
Notes
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[1]
Le goémon est une algue qui, récoltée au début du siècle par marrée basse, était traitée sur l’île pour produire de la soude. Aujourd’hui, il se récolte à même la mer grâce à des bateaux à faible tonnage équipés de scoubidous hydrauliques. Les deux techniques sont décrites et discutées dans l’ouvrage.
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[2]
Ainsi l’île voisine d’Ouessant s’organisait à la même époque autour d’une riche activité agricole, et très peu sur la pêche côtière.