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Il s’agit d’un livre fort ambitieux où est développée l’intuition platonicienne de la mania regroupant poétique, érotique, télestique (possession dionysiaque) et mantique (divination de la Pythie). C’est ainsi sous le patronage de Platon que de Heusch va rassembler, pour les classer et les comprendre, des phénomènes aussi divers que la possession, le chamanisme, l’extase, la poésie des mystiques, le prophétisme, la sorcellerie, l’hypnose, l’amour courtois… Notons d’emblée la difficulté de synthétiser un ouvrage si riche en références, où se rencontrent éléments ethnographiques, écrits mystiques, psychanalyse, histoire et études helléniques. C’est la transe qui servira de dénominateur commun entre tous ces cas oscillant entre possession et extase. Plus précisément, l’auteur commence par distinguer la transe proprement dite qui comporte les deux pôles que sont la possession et le chamanisme et l’extase. La première serait publique, naissant de l’agitation collective et comportant une part importante de théâtralité, tandis que la deuxième serait réservée à l’éclosion d’un mysticisme qui émane du silence, de la solitude et de l’immobilité (crises dionysiaques d’un côté, transe cataleptique de l’autre). Mais aussitôt posée, cette opposition est nuancée : des états cataleptiques se retrouvent dans les transes collectives, et, selon l’auteur, l’extase des grands mystiques n’est pas exempte d’un parfum de chamanisme et de possession. Quelques autres oppositions sont proposées comme celle entre les deux pôles de la possession, adorcisme « possession heureuse » et souhaitée et exorcisme « possession malheureuse » et rejetée, ou celle entre la transe active (auto-induite) du chaman et la transe passive (induite) du possédé, transe hallucinatoire du chaman (face à face avec les esprits) et transe somnambulique et identificatoire du possédé (fusion totale avec les esprits). Une fois ces oppositions posées, filiation assumée de l’auteur au structuralisme, il s’agit toujours de trouver les formes intermédiaires, les mixtes, comme le prophétisme qui, en tant que transe médiumnique, se trouve entre possession et chamanisme. Sont aussi passés en revue les moyens d’entrer en transe, drogue, danse, théâtre, musique (chaman musiquant et possédé musiqué). La recherche des moyens d’induction de la transe amène de Heusch à s’intéresser à l’hypnose qu’il rapproche de la transe sans les confondre. Ici un point très intéressant est soulevé, qui nous amène sur le terrain de l’amour : en effet, il est démontré que la transe, tout comme l’hypnose, est induite « par relations affectives avec le maître des cérémonies » (p. 84). Le thème de l’amour est ensuite pleinement développé dans la partie sur l’extase mystique où il est montré que chez Sainte Thérèse d’Avila et Saint Jean de la Croix il y a oscillation entre possession douce et cheminement ascensionnel vers Dieu (chamanisme), tandis que leurs textes regorgent d’allusions érotiques. C’est aussi le cas chez Maître Eckhart qui prône une possession réciproque entre lui et Dieu, possession réciproque qui est la définition que donne notre auteur de l’amour fou. La figure de l’amour-passion est ensuite mise en exergue dans l’histoire de Tristan et Iseult ainsi que dans un mythe trobriandais. C’est ici que nous nous permettons d’exprimer quelques réserves. En effet, l’auteur émet l’hypothèse que l’amour passion serait une transformation du désir incestueux (p. 168). Nous ne critiquons pas l’intérêt porté par l’auteur à la psychanalyse, mais la tendance qu’il a à prendre sans réserves certaines de ses hypothèses quelque peu douteuses. Par exemple, l’universalité d’Oedipe (p. 73) ne devrait pas aller de soi, non pas tant à cause de l’argument relativiste à la Malinowski, mais à cause du fonctionnement radicalement différent de la famille sauvage et de la famille bourgeoise (rôle politique et sphère privée). Et même dans nos sociétés, l’hypothèse oedipienne reste hasardeuse, et l’auteur aurait dû se méfier de cet Oedipe-résout-tout comme ici, p. 184 : « si l’érotisme prend cette forme [élan amoureux] chez les mystiques chrétiens, c’est sans doute parce que la Figure du Père réapparaît avec force sous les traits du créateur ». Disons tout simplement qu’Oedipe cherche surtout à se justifier, à chercher sa propre raison dans les faits, au lieu de les respecter en les éclairant. C’est d’ailleurs ce placage trop rapide de conclusions psychanalytiques sur une problématique très riche qui fait que la dernière partie de l’ouvrage « Charisme, séduction, domination » est la moins convaincante, proposant l’alternative entre la séduction hypnotique du chef, toujours papa, et le charme d’une imago mater-nelle – attachement à la mère nourricière. Mais ne terminons pas sur ces menus bémols, louons l’auteur, l’un des plus grands de sa discipline, d’avoir écrit un livre ambitieux, touffu, passionnant, élan vers une anthropologie générale, à l’âge, hélas, du triomphe des spécialités à courte vue, et accordons-lui d’avoir été à la hauteur de son ambition : parvenir à faire « circuler le grand vent de la recherche ».