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La série des dictionnaires historiques parus chez Scarecrow compte aujourd’hui sept titres consacrés à des peuples transnationaux ou sans État, notamment les Inuit, les Kurdes ou encore les Berbères. L’ouvrage de Jean Michaud, quatrième de cette collection, y occupe une place particulière, car il prend pour objet une région, et non un peuple particulier. Le « massif » dont il est question ici désigne les zones montagneuses qui, depuis le Yunnan recouvrent le Nord de la Birmanie, du Laos, de la Thaïlande et du Vietnam et constituent en quelque sorte les piémonts méridionaux du massif himalayen. Il se prolonge au Sud par une chaîne montagneuse connue sous le nom de cordillière annamitique qui rejoint le Cambodge et le Sud-Vietnam. Ses quelque 80 millions d’habitants se répartissent en une myriade de groupes distincts par leurs noms, leur langue, leur religion, leur organisation sociale ou encore la morphologie de leur habitat. Tous ont cependant en commun de partager un même environnement et d’occuper les marges, à la fois géographiques, sociales et symboliques des États dont ils dépendent. Tous se répartissent de part et d’autre de frontières internationales héritées de l’époque coloniale et qui ont déterminé jusqu’à aujourd’hui leur statut de « minorités » vis-à-vis des populations des basses terres (Birmans en Birmanie, Thaï en Thaïlande, Lao au Laos, Han en Chine, Kinh au Vietnam, Khmer au Cambodge). Au-delà du cliché particulièrement galvaudé de « mosaïque ethnique » il s’agit donc bien ici de considérer l’unité politique et historique de ces régions montagneuses : une grande fragmentation culturelle certes, mais un « destin » commun en quelque sorte.
Parmi les quelque 300 entrées que comprend l’ouvrage, environ 200 sont consacrées aux ethnonymes, avec pour chaque population les autres dénominations possibles et ses principales caractéristiques linguistiques et sociales. Sans prétendre à l’exhaustivité, Jean Michaud a le mérite de restituer un tableau clair et synthétique de l’ethnographie complexe de cette région. Il montre bien également le caractère très relatif et idéologique des listes « ethniques » officielles dans chaque pays (un même groupe pouvant être connu sous plusieurs noms différents de part et d’autre des frontières nationales), leur enchevêtrement (certains ethnonymes sont englobants d’autres particularisants) ou encore leur caractère historiquement déterminé (les classifications et les noms employés ont varié avant, pendant et après la période coloniale). Une centaine d’entrées sont par ailleurs consacrées à des thèmes importants, à des noms d’institutions et aux résultats des recensements des « minorités » dans chaque pays. On notera aussi avec intérêt l’attention portée à diverses personnalités, explorateurs, administrateurs coloniaux, missionnaires, ethnologues occidentaux ou asiatiques qui ont contribué, par leurs écrits et leurs engagements, à façonner le « paysage identitaire » et l’histoire contemporaine du massif. Un regret peut-être : les influences politiques des sociétés étatiques de la péninsule (royaume khmer, principautés taï notamment) sur les montagnards ne sont pas toujours traitées avec la même précision que celle de l’Empire chinois.
Les liens (signalés en gras dans le texte) effectués entre plusieurs entrées permettent de compléter et d’approfondir chaque recherche. Des thèmes généraux renvoient le lecteur vers des populations particulières et inversement, chaque ethnonyme peut être mis en relation avec le contexte (historique, économique ou politique) dans lequel il s’inscrit. On peut ainsi passer d’un ethnonyme, par exemple Hmong, à un autre (Miao), à une région (Yunnan), à des événements historiques (Dien Bien Phu), au domaine de la parenté (clan) de la religion (animisme) ou encore de l’économie (cultures de rente, opium). Cette lecture réticulaire, particulièrement utile pour éviter l’essentialisme naïf du simple « catalogue ethnique », est nourrie au gré des entrées par des réflexions plus générales. On relèvera par exemple une analyse judicieuse des « cartes ethniques », de leurs usages historiques et de leurs insuffisances scientifiques ou bien les pages consacrées aux différents termes employés pour désigner les populations du massif : minorités, nationalités, autochtones, aborigènes, montagnards ou encore « indigènes » (indigenous), chacun renvoyant à un contexte politique et à une problématique particulière.
La partie « dictionnaire » de l’ouvrage est encadrée par une introduction générale donnant quelques grands repères historiques, anthropologiques et économiques et par une bibliographie comportant – chose rare dans les ouvrages en anglais- un nombre important de références françaises. L’ouvrage ne propose pas (ou en faible nombre) de références bibliographiques clés pour chaque entrée, mais il s’agissait sans doute d’une option difficilement compatible avec la présentation thématique de la bibliographie adoptée en dernière partie. Cela n’enlève rien à la qualité générale de l’ouvrage, clair, synthétique et stimulant et à son intérêt pour tous ceux, étudiants, chercheurs ou professionnels du développement, lui sont amenés à travailler avec les populations montagnardes d’Asie du Sud-Est.