Victimes et marchandeurs de mémoire (essai bibliographique)[Notice]

  • Karoline Truchon

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  • Karoline Truchon
    Département d’anthropologie
    Université Laval
    Québec (Québec) G1K 7P4
    Canada

Cet été, les médias du Québec ont relayé dans leurs tribunes une tragédie : une fillette de neuf ans n’est pas rentrée chez elle un soir de juillet et depuis, pas une journée sans qu’un article ou un reportage ne relate la triste disparition. Le père de la jeune fille est rapidement devenu le porte-parole de la famille affligée tandis que la mère a décidé de ne parler aux médias que deux semaines après la disparition de sa fille. Les réactions n’ont pas manqué de fuser : « Vous [ne] trouvez pas que son père a l’air louche… Qu’il n’a pas l’air vraiment touché… », a demandé CarolineQC sur un blogue. Et Sunjess de lui répondre : « J’en parlais justement avec ma mère hier et on a pensé a la même chose ! […] J’trouve ça bizz aussi. On parle de la perte de son enfant quand même. Mais bon. Peut-être qu’il est tellement sous le choc que les émotions [ne] sortent pas (Doctissimo, 11 août 2007). » Un chroniqueur québécois en vogue s’insurgeait : Le message de la maman éplorée a été diffusé massivement dans les médias québécois. Un de ceux-ci titraient : « L’appel de la mère de [nom de la fillette] entendu » (La Presse, 15 août 2007) et l’article spécifiait : « Le vibrant cri du coeur lancé lundi par la mère de [prénom de la fillette], [nom de la mère], a trouvé écho auprès des Québécois. La Sûreté du Québec a reçu une pluie d’appels tout de suite après la diffusion de son témoignage à la télévision (ibid.) ». Pourtant, la mère a simplement répété ce que le père avait déjà dit : « Je suis convaincue que quelqu’un, quelque part, sait quelque chose. Ça peut leur sembler une petite information, mais on a besoin de cette information-là […] ». Mais la maman le disait en pleurant. Les centaines de nouveaux renseignements récoltés par la sortie médiatique de celle-ci auraient amené la Sûreté du Québec à demander au papa de cesser ses apparitions publiques pour un certain temps et de garder un « profil bas » (La Presse, 16 août 2007). La gestion et la médiatisation de cet événement soulèvent une série de questions : Pourquoi le désespoir de la mère de l’enfant disparu a-t-il généré autant de réponses du public, même après les appels répétés du père qui, bien que dévasté, estimait qu’il devait « garder le contrôle de [ses] émotions » pour retrouver sa fille vivante ? Quels éléments, à la suite de l’apparition médiatique de la maman vulnérabilisée, ont favorisé cet élan de compassion de la population ? Comment cette catastrophe familiale et privée est-elle devenue une crise d’intérêt public ? Tel que le souligne Guillaume Erner (2006 : 10, 86), « [l]a souffrance ne s’est jamais tenue aussi peu tranquille. Nos ancêtres la voulaient sage et muette ; la voici bavarde et imaginative […] [et] le fait divers semble être devenu la forme narrative privilégiée pour mettre en forme le monde ». Plusieurs auteurs se sont penchés dernièrement sur l’avènement de la victime comme figure contemporaine révélatrice de notre époque. Si Guillaume Erner postule dans La Société des victimes (2006) qu’une alliance s’est formée entre les médias, les politiques, les ONG et certains intellectuels pour développer un « consensus compassionnel » autour des victimes et que cette alliance objective façonne ce qu’il appelle « la société des victimes », Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière arguent avec leur ouvrage Le temps des victimes (2007) que la médiatisation des catastrophes provoque la formation de « …

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