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En septembre 2000, le petit monde de l’anthropologie nord-américaine est bouleversée par la parution d’un ouvrage de Patrick Tierney au titre évocateur dont la traduction française ne s’est pas fait attendre : Au nom de la civilisation, comment anthropologues et journalistes ont ravagé l’Amazonie, 2002 (traduction de Darkness in El Dorado). Tantôt présenté comme journaliste d’investigation indépendant, tantôt comme anthropologue, son travail est fondé sur onze ans d’une recherche qui met gravement en cause l’éthique – avoir provoqué une épidémie de rougeole, perturber leur espace social en distribuant des biens, etc. – et les résultats – surévaluer la violence des Yanomamis, falsifier les données, etc. – du généticien James Neel et de l’anthropologue américaniste Napoléon Chagnon sur les Yanomamis, un groupe linguistique localisé entre le sud du Venezuela et le nord du Brésil. À rebours de l’anthropologie culturaliste, ce dernier est un promoteur de l’écologie des comportements humains dans une perspective de sociobiologie. Son best-seller (Yanomamö, the Fierce People,1968) naturalise et majore l’état de guerre chronique de cette population tenant lieu de paradigme des derniers authentiques primitifs, sans tenir compte du contexte politique brésilien. Éclate alors une violente controverse, très médiatisée.
Robert Borofsky est anthropologue à l’université pacifique d’Hawaï et directeur de publication de l’excellente collection « California Series in public anthropology » qui valorise à juste titre l’engagement de l’anthropologie dans les débats publics contemporains. Dans cet esprit, il livre ici une étude pénétrante qui délimite la controverse, explicite son objet et dégage les enjeux disciplinaires. L’intérêt de l’évènement dépasse la stricte polémique entre quelques protagonistes et interroge l’action et les valeurs portées par les anthropologues dans le cadre de leur discipline. Dès lors, l’objectivité n’est pas un simple jeu d’autorité, mais une « analyse publique de perspectives divergentes » (p. 18). La visée réflexive de cette anthropologie de l’anthropologie n’a donc de sens que si elle permet d’en tirer un enseignement sur la pratique actuelle de la discipline pour la fabrique des futurs anthropologues. Le résultat est d’un genre original : un efficace anti-manuel d’anthropologie!
De ce fait, il ne s’agit donc pas seulement d’un livre à lire, mais comme l’explicite la « note pour les enseignants et pour les étudiants », d’un outil de réflexion et un support de formation à l’anthropologie qui se distingue des manuels déjà existants dont le principe pédagogique est l’étude de l’anthropologie à partir de controverses. L’exigence est plus forte, l’ambition plus haute, car il s’agit de changer la discipline (p. 19) en remettant en question la politique de l’anthropologie dans ce qu’elle a de plus fondamental : la pratique réelle et contemporaine de la discipline en rupture avec l’idéalisme enchanté du travail de terrain, les dilemmes éthiques et professionnels, etc. de sorte que l’anthropologie soit aussi un terrain politique sur lequel se posent des questions sur l’inégalité de pouvoir entre enquêteur et enquêté, la règle qui consiste à ne pas nuire aux enquêtés (par sa présence, ses actions ou son travail), la nature de la juste compensation des enquêtés exploités dans un travail académique et l’intégrité professionnelle.
Dans cette polémique, le rôle de l’American Anthropological Association fut en effet de diligenter un groupe de travail qui n’a pas vraiment saisi l’occasion pour poser les questions de fond, mais selon une logique classique d’appareil a tenté une protection en règle de l’image publique de l’anthropologie. En outre, l’appropriation du débat par les étudiants en anthropologie au travers de sites web fut décisive. C’est donc à ces undergraduates que l’ouvrage est en partie dédié, le gain des ventes étant par ailleurs reversés aux Yanomamis (ceux-ci n’ayant jusqu’ici rien gagné de leur célébrité anthropologique). La première partie de l’ouvrage se divise en sept chapitres très précis et très progressifs dans la démarche pédagogique. Le décor est d’abord soigneusement posé et les principaux protagonistes présentés à partir de leurs travaux, puis l’on est invité à suivre le déroulement sinueux de cette controverse (chapitre 1 à 3). Le chapitre quatre est à la fois consacré aux relations de pouvoir (et, en particulier, à leurs conséquences néfastes) et à l’administration de la preuve ethnographique. Le chapitre suivant développe la perspective des représentants des Yanomami. Le chapitre cinq fournit une batterie de questions clés pour interroger le matériau ainsi rassemblé et prendre part au débat en formant son propre jugement. Court, mais incisif, le dernier chapitre est un appel à la mobilisation des étudiants (et à leur pouvoir) pour changer la discipline ou tout du moins y contribuer avec leurs propres moyens. Après un interlude photographique, la deuxième partie réunit les analyses de sept experts (dont Bruce Albert, Raymon Hames, Kim Hill) organisé en trois rounds avant de s’achever sur l’examen des trois rapports du groupe de travail chargé d’évaluer les tenants et les aboutissants de la controverse.
Cet ouvrage décisif sur les politiques de l’anthropologie et de son économie morale à partir d’une étude de cas aussi suggestive requiert sans nul doute une traduction pour ne pas rester lettre morte outre-atlantique, dans l’hexagone notamment où la controverse a très peu filtré. Il pourrait devenir ainsi l’une des meilleures introductions aux enjeux contemporains de l’anthropologie et contribuer, comme l’appelle de ses voeux Robert Borofsky, à transformer une discipline frileuse et défensive, en formant des anthropologues critiques qui sauront s’engager scientifiquement dans les débats publics contemporains.