Corps de l’article
Cet ouvrage adopte la perspective actuellement dominante dans les études sur les religions autochtones, qui veut que loin d’avoir été complètement contrôlées et effacées par le christianisme, ces formes de spiritualité ont plutôt fusionné avec celui-ci, lui empruntant et adaptant ce qui correspondait le mieux à leur vision du monde. Philosophe et historienne des religions, Anne Doran aborde la spiritualité montagnaise par le biais du corpus de prières catholiques en langue innue en usage dans les communautés chrétiennes de cette nation. Elle a été appuyée dans cette démarche par Hélène St-Onge, dont l’innu est la langue maternelle et qui l’a aidée à traduire les textes étudiés.
L’analyse est basée sur des sources extensives : l’ensemble, à peu de choses près, de ce qui a été publié sur les Montagnais et sur leur vie religieuse, ainsi que les textes mêmes des prières et cantiques en langue autochtone de Betsiamites – lieu où ont été effectuées les entrevues. L’ouvrage est donc le fruit d’une grande érudition. L’argument initial de l’auteure, c’est que comme les Montagnais (elle utilise ce terme plutôt que celui d’« Innus » parce que, dit-elle, c’est celui que préfèrent ses informateurs) formaient une société nomade, les livres de prières et de chants prolongeaient l’influence du christianisme en l’absence du missionnaire. Ils ont donc joué un rôle plus fondamental que dans d’autres lieux de christianisation.
Ces prières et ces chants résultent de la conjonction de deux apports : celui des missionnaires français et celui des fidèles montagnais qui, semble-t-il, s’y sont rapidement reconnus. En termes d’analyse de discours, ces derniers peuvent donc être considérés comme des co-énonciateurs. Selon l’auteure, la rédaction des prières donnait aux fidèles le désir d’en devenir librement les énonciateurs, c’est-à-dire d’en reprendre le contenu à leur compte parce que celui-ci correspondait à ce qu’ils auraient voulu dire s’ils en avaient eux-mêmes pris l’énonciation en charge (p. 18).
En fonction de cette co-énonciation, le contenu des prières en langue innue montre des différences significatives avec le modèle d’origine. Le « Notre Père » par exemple, plutôt que de parler d’« offenses » (« pardonne-nous nos offenses »), concept inexistant chez les Montagnais, exprime une demande de pardon après une mésentente : « Pardonne-nous quand nous t’avons fâché ». Cette demande n’est pas conditionnelle au pardon que le pécheur accorde à ses offenseurs (« comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés »), mais elle s’inscrit dans le pardon plus général accordé par Dieu à tous ceux qui ont été source de colère chez celui qui a péché : « Comme tu pardonnes à ceux qui nous ont fâchés ». Le pardon ne consiste donc pas en l’oubli d’une offense, mais en la restauration de l’harmonie et de la paix entre Dieu, le pécheur et l’ensemble de la communauté.
L’ouvrage se divise en trois parties, précédées d’une introduction méthodologique et suivies d’une conclusion. La première partie consiste en une description de la spiritualité montagnaise traditionnelle, qui se caractérise par une unité de l’être et une unité entre le visible et l’invisible, où l’humain est habité par le sacré et vit dans un monde « saint ». La seconde partie montre que pour les Montagnais, le christianisme doit permettre de revenir à cette unité de l’être constamment menacée par les aléas de l’existence, en ajoutant l’amour de Dieu pour l’homme à la vision initiale du sacré. La dernière partie enfin, qui présente l’analyse textuelle approfondie d’un certain nombre de prières, illustre comment celles-ci traduisent la spiritualité propre aux Montagnais.
L’ouvrage complète bien la thèse doctorale de Denis Gagnon (qu’il ne cite malheureusement pas) sur la persistance des pratiques et représentations religieuses des Innus lorsqu’ils campent en dehors des villages. Le livre d’Anne Doran va cependant plus loin, en expliquant comment ces représentations et ces attitudes informent la spiritualité montagnaise chrétienne.
Il s’agit donc là d’un ouvrage intéressant et original, qui fait avancer les connaissances sur la réception du christianisme par les autochtones et sur son acclimatation aux spiritualités d’origine. Le seul reproche qu’on puisse lui faire d’un point de vue anthropologique, c’est son vocabulaire inspiré de celui de la théologie catholique pour décrire la spiritualité pré-contact. Les concepts de « saint » ou de « sacré » par exemple ne me semblent pas refléter la pensée montagnaise. En effet, l’unité ontologique entre l’homme, les animaux, le territoire et le monde invisible – unité bien démontrée par l’auteure – ne suppose-t-elle pas une continuité entre les univers en présence? Plutôt que de se diviser en « profane » et en « sacré », ces mondes ne constituent-ils pas les facettes diverses d’une même nature, pas plus profane que sacrée?
Cette vision christianocentrique des choses inspire certaines conclusions de l’auteure, comme celle-ci à la fin d’un chapitre de la seconde partie : « Les Montagnais ont saisi le sens profond du paradoxe de l’amour du Père tel que nous l’a apporté Jésus Christ […] » Bien sûr, il s’agit là d’un choix de madame Doran, et ce type de conclusion ne remet pas du tout en cause le contenu de l’ouvrage, dont la valeur est évidente. L’auteure n’est pas anthropologue – personne n’est parfait – et son livre s’inscrit dans une collection (Religions et Spiritualité) qui débat des « grandes questions fondamentales qui se posent à l’homme ». Mais n’empêche que certains aspects de son discours et de son vocabulaire pourront surprendre nombre de lecteurs.
Notons enfin une bourde de l’éditeur – sans doute faite hors de la connaissance de l’auteure – en couverture arrière de l’ouvrage. On y affirme en toute ignorance que le livre « nous introduit dans la vie des “hommes” (inuk), qui vivent sur le “dos du monde” ». L’éditeur de l’Harmattan confond évidemment Innus et Inuit, les habitants du « dos du monde » étant les Inuit de l’Arctique central canadien, décrits par Roger Bulliard dans ce classique de la littérature missionnaire pré-Concile (les « Esquimaux » y sont décrits comme des êtres irrationnels et malpropres que seule la vraie religion pourra civiliser) que constitue son ouvrage de 1949 : Inuk au dos de la terre.