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Comment fournir un antidote efficace à une forme d’épidémie intellectuelle – le « Cultural turn » – qui ravage, depuis la fin des années 1970, l’anthropologie et l’ensemble des sciences sociales aux prix d’une « déforestation » analytique? Ce que le textualisme pense en effet gagner en compréhension des significations, telle la thick description de Clifford Geertz, il le perd en attention à la complexité de la réalité sociale et politique, qui ne cesse de se transformer. Pire, au lieu de réduire l’opacité en simplifiant l’analyse, il l’augmente parfois en logorrhée…
Toutefois, la cible de ce collectif dépasse largement le réductionnisme textualiste postmoderne et les divers avatars du culturalisme pour formuler, au fond, une question épistémologique épineuse : comment se débarrasser de la totalité au principe des réifications anthropologiques du local ou des communautés et des nationalismes contemporains, qui hantent notre actualité? Et quelles en seraient les conséquences? La discipline deviendrait-elle sans objet? Perdrait-elle sa spécificité ou sa scientificité? On pressent déjà combien le débat peut être statique et stérile si l’on s’enferme dans de vieilles querelles scolastiques entre démarches antagonistes.
C’est un écueil auquel échappent les contributions, car s’il s’agit d’une sorte d’état des lieux des critiques des concepts de l’anthropologie, l’ambition est également de proposer un état des possibles reconfigurations de la discipline anthropologique. Il ne s’agit pas de saborder le navire, mais de le reconstruire : une science ne se fonde pas une fois pour toute in abstracto en cale sèche, mais plutôt en pleine mer avec les moyens du bord, et le plus souvent, au coeur même de la tempête…
D’un point de vue épistémologique, interroger la validité du concept de totalité en tant qu’unité idéale d’analyse (le mythe du terrain) ou d’objet analytique pertinent (l’ethnie, la culture, la structure), c’est dégager deux grands enjeux méthodologiques : (i) Comment relier des échelles différentes : l’interaction de l’ici et du « là-bas », la transformation de l’avant en maintenant? (ii) Comment relier des dimensions (sociale, politique, économique, symbolique) différentes en montrant que les rapports de sens sont aussi des rapports de forces (des pratiques sociales traversées par la question du pouvoir)? Ces questions parcourent comme un fil rouge le propos liminaire de Don Kalb et Herman Tak comme les textes de mise en perspective de Marilyn Silverman et Philip H. Gulliver (chapitre 7) et de Gerald Sider (Chapitre 8).
D’une certaine façon, les solutions de l’équation sont bien connues, mais elles manquent de simplicité pour véritablement être heuristiques. L’anthropologie dynamique de Georges Balandier ou le structuralisme génétique de Pierre Bourdieu tentent à leur façon d’échapper au réductionnisme anthropologique, chacun s’étant d’ailleurs réfugié sous l’étiquette de « sociologue »… pour réintroduire des dimensions analytiques négligées. Les huit contributions réunies par Don Kalb et Herman Tak présentent la même stratégie de dépassement de la question ou du piège de l’échelle en recherchant la « jonction critique » entre anthropologie et histoire. Les segments classiques (anthropologie historique et histoire anthropologique) sont au même titre que les divisions disciplinaires (« science du passé » et « science du présent ») écartés pour leur statisme historique, et les auteurs se tournent plutôt vers une relecture de certains textes tout en en montrant l’actualité sur leur terrain de recherche respectif.
Éric Wolf (1923-1999) est sans nul doute l’auteur le plus cité et commenté de l’ouvrage en raison de sa fameuse analyse comparative des révolutions paysannes et de l’importance de son cadre d’analyse ; mais aussi Max Glukman (1911-1975) (Dan Handelman, chap. 1), car ses analyses de situations sociales, points de convergence d’une série de processus, permettent de décrire la vie sociale dans son élargissement d’échelle plutôt que dans une réduction d’échelle (p. 37). Les usages politiques du passé sont également une thématique omniprésente pour comprendre les divers enjeux : de revendications communautaires (Christian Giordano, chap. 2 ; August Carbonelle, chap. 4), de narration d’un évènement historique (Hermann Rebel, chap. 3), de classes sociales et d’inégalité (Don Kalb, chap. 5), de conflit de terre (Patricia Musante, chap. 6).
Si les questions de pouvoir, de violence ou d’évènements historiques dramatiques organisent la plupart de ces analyses, ce n’est pas pour formuler une anthropologie mi-naïve mi-compassionnelle de la souffrance humaine à grand renfort de phénoménologie, mais pour armer les sciences sociales d’outils d’analyse qui renouvellent radicalement l’intelligence des inégalités sociales comme des luttes de pouvoir. Plutôt que de percevoir le monde pavé des victimes de la domination, cette perspective donne à voir les tentatives de résistance, d’appropriation ou simplement d’action qui sont à l’oeuvre dans toute pratique sociale.