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On se heurte au titre percutant de cet ouvrage comme à un objet dur. Aïe! On pourrait même penser que le titre a eu une agence (agency) mais laquelle? L’agence dérobée d’un sujet absent, selon l’expression d’Alfred Gell, ou celle d’un réseau d’éditeurs, d’ordinateurs, d’anthropologues, de personnel de soutien et autres humains et non-humains, comme le dirait Bruno Latour? Ces questions ne sont pas hors propos dans ce livre, puisque les auteurs, tous anthropologues, présentent des approches récentes de la matérialité, et s’engagent principalement, bien que non exclusivement, à travers la grille de ces deux théoriciens.
Mais qu’est ce que la matérialité? Non pas celle – Daniel Miller prend la peine de le préciser dans son introduction – des simples choses, substances, objets façonnés, comme pourrait le suggérer un matérialisme vulgaire. Il inclut des images, des rêves, des logiciels, etc. L’introduction détaillée de Miller, qui vaut le détour en elle-même, plaide pour une théorie de la matérialité tirée de Hegel et de Marx, qui entendent dépasser la distinction entre sujet et objet en la remplaçant par une dialectique « d’objectification » par laquelle nous créons les « choses » qui nous créent en retour. « Tout ce qui a lieu dans l’objectification est un processus temporel dans lequel l’acte de créer la forme crée la conscience […] et transforme de ce fait la forme et la conscience de soi de celui qui a la conscience […] » (p. 9). Ainsi, plutôt que de voir la culture matérielle comme une projection des relations symboliques ou sociales (comme dans l’anthropologie symbolique ou dans celle de Durkheim), Miller postule que nous voyons les humains et l’environnement comme se constituant mutuellement. Heureusement, après la présentation de cet argument, Miller précise qu’en tant qu’anthropologues, nous vivons dans un monde dans lequel les sujets ethnographiques se pensent comme des « sujets » utilisant des objets. Ainsi pendant que nous gardons à l’esprit la tentation d’appréhender les choses par l’illusion du sujet et de l’objet, Miller propose d’examiner ethnographiquement des projets de la matérialité et de l’immatérialité. L’« immatérialité » est ici le traitement du monde des choses et notre perception sensorielle de ces choses, c’est-à-dire une illusion cachant une plus grande vérité, qu’elle soit religieuse ou autre. Ironiquement, l’impossibilité de dépasser le matériel – débarrassez vous des objets et vous vous débarrasserez des sujets – se heurte au fait que l’« idée » de l’immatérialité doit toujours s’exprimer elle-même par des formes matérielles et des perceptions sensorielles. Les protestants, par exemple, peuvent rejeter plusieurs des pièges de l’Église, mais cela les amène à donner au « bon livre » le statut d’un fétiche.
Les chapitres de ce volume explorent de tels projets à partir de différentes perspectives unies par un intérêt commun pour le travail de Gell et de Latour. Bien qu’ils ne s’engagent pas spécifiquement dans une anthropologie des sens, ces auteurs sont pertinents pour un tel projet dans la mesure où ils mettent l’accent sur les propriétés sensuelles et matérielles des « objets ». Les thèmes traités s’étendent des pyramides et momies égyptiennes (Lynn Meskell) aux pratiques de guérison de l’Afrique chrétienne (Matthew Engelke), aux dérives financières (Hirokazu Miyazaki), aux « vêtements intelligents » (Suzanne Küchler), en passant par les archives photographiques (Christopher Pinney) et des écrans de divers sortes, incluant l’ordinateur (Nigel Thrift). Certains sont explicitement ethnographiques, alors que d’autres essayent d’ajouter à la critique de Miller quant à la réduction des objets matériels à des contenants de symboles ou de relations sociales. Certains de ces chapitres ne sont pas de lecture facile si vous n’avez pas déjà une bonne compréhension pour saisir des concepts économiques comme ceux de l’arbitrage et de la sécurisation. Dans le bref espace de cette revue, je prendrais l’exemple de deux chapitres qui m’apparaissent comme faisant partie des approches les plus productives pour une ethnographie de ces thèmes.
Fred Myers présente plusieurs drames sociaux ou « scandales » à la Victor Turner, se concentrant sur la production et l’échange de l’art indigène en Australie comme manière d’aborder les différents « régimes de la matérialité » des marchands d’art et des patrons du gouvernement australien et des artistes eux-mêmes. Il oppose la perspective occidentale où l’art reflète la créativité d’un artiste individuel avec celle des Aborigènes qui le voient comme « quelque chose d’objectivé » par la révélation ou la transmission [du rêve] et non comme quelque chose de créé à neuf (p. 95). Ces différents points de vue impliquent différentes réactions, qui ne sont pas toujours opposées, aux changements des marchés et de la technologie, et tiennent compte de la production en série de l’art ou de défis comme celui des non-Aborigènes qui peignent dans le modèle caractéristique de l’art indigène. Une des vraies forces de l’analyse de Myers est qu’il montre la manière dont ces différents « régimes » sont intérieurement contradictoires, tenant compte des luttes et des changements : « Chaque [régime de valeur/matérialité] imprègne et fuit dans l’autre, renversant son intégrité interne […] » (p. 106). Ainsi les luttes d’objets deviennent des luttes d’identités infléchies par le pouvoir, mais dont les résultats ne sont jamais déterminés à l’avance.
Webb Keane applique une approche semblable à l’habillement dans le contexte de l’Indonésie coloniale et ailleurs. Il utilise les idées de C. S. Pierce au sujet de l’icône et de l’indexicalité pour souligner que l’habillement est un fait matériel et n’est pas simplement un autre texte à lire pour ses significations ou comme l’expression simple d’une identité. Au lieu de cela, il propose que l’iconicité et l’indexicalité impliquent une ouverture fondamentale des choses à différentes utilisations et interprétations basées sur leurs qualités matérielles et les manières dont ces qualités peuvent suggérer différentes possibilités futures. Le « nouvel habillement rend possible ou empêche de nouvelles pratiques, habitudes, et intentions ; il invite à de nouveaux projets » (p. 193). Les propriétés matérielles des objets sont sujettes également à l’« empaquètement » (bundling) par lequel les différentes qualités, par leur proximité partagée dans un objet particulier, peuvent s’associer : « certaines couleurs et certaines températures ou textures par exemple ». Cela donne la possibilité d’une future stabilisation des significations dans des idéologies, ce que nous pourrions vouloir appeler « des régimes sensoriels ». Mais du même coup, ces régimes peuvent sembler fixés pendant un moment (par des forces de pouvoir, de gouvernements coloniaux, etc.), mais sont toujours « vulnérables » à l’ouverture des choses, aux possibilités et associations futures.
Cet ouvrage stimulant intéressera les étudiants qui souhaitent connaître la pensée anthropologique la plus récente sur la façon d’approcher une ethnographie à la fois informée sur le plan théorique et simultanément ouverte sur des qualités empiriques. Je réfléchirais deux fois avant d’employer ce livre comme presse-papiers.