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Perméables à tout ce qu’a engendré de transformations la modernisation des villes, depuis l’intensification du bâti jusqu’à l’avènement de la globalisation, les centres urbains se présentent comme des entités complexes. Sensations urbaines : une approche différente à l’urbanisme est le catalogue qui accompagne l’exposition du même nom présentée au CCA de septembre 2005 à octobre 2006. Il propose une compilation d’essais qui interrogent les rationalités qui ont conduit à de tels changements et les qualités que présentent les espaces urbains contemporains. Mirko Zardini, directeur du CCA, suggère que les espaces urbains offrent des formes de paysages sensibles impalpables qui définissent notre expérience de la ville. Les essais, regroupés en cinq sections qui font écho aux cinq sens, sont concis, mais livrent néanmoins de nombreuses références historiques et théoriques, et en sont enrichis de citations, de lexiques et de photographies.
Dans la première section La ville la nuit, Wolgang Schivelbusch explique que la nuit fait émerger toute une gamme de sentis dont nous détournerait la lumière du jour. L’auteur nous entraîne dans l’histoire des couvre-feux et porteurs de torches, jusqu’au plus récent réverbère de rue. Il évoque les rôles et usages des éclairages publics qu’il décrit, en reprenant les propos de Bachelard, s’être manifestés le plus souvent « en tant qu’instrument de surveillance et marque d’identification ». Norman Pressman explore par la « notion d’hivernité » les rapports sensoriels saisonniers auxquels les villes nordiques nous convient. L’auteur propose une réflexion sur le développement des villes du Nord qu’il constate s’être principalement fondé sur des principes internationaux développés par et pour les villes du Sud. Un « urbanisme bioclimatique » tirant pleinement parti du climat, contribuerait significativement au développement écologique de villes adaptées aux valeurs et modes de vie de ses citoyens. Emily Thompson précise que le paysage sonore urbain de l’Amérique du début du XXe siècle se modifia drastiquement avec l’avènement de l’industrialisation. La célébration du vrombissement industriel comme un indicateur du progrès technologique fit toutefois place au mécontentement et à une redéfinition du bruit comme nuisance. Aujourd’hui, c’est dans la quête d’une qualité de vie sonore que s’interprètent les sons de la ville. Quant à Mirko Zardini, il s’est beaucoup intéressé à l’asphalte comme une surface qui a marqué l’imaginaire urbain. « Lisse, uniforme, continu, imperméable, réparable et nettoyable », l’asphalte présente les caractéristiques idéales pour la ville fonctionnelle moderne.
Dévalorisé au cours du siècle dernier alors qu’il s’étend avec la croissance des réseaux routiers, l’asphalte aujourd’hui s’ennoblit. Selon Zardini, l’asphalte a permis l’assainissement des villes, l’absorption des bruits de la circulation et la création d’espaces de socialisation. Dans la dernière section du livre, deux textes, respectivement de Constance Classen et de David Howes, à qui nous devons le développement récent d’une anthropologie des sens, nous informent de l’interprétation de l’expérience olfactive selon les âges. Classen puise particulièrement dans la littérature pour illustrer les conditions hygiéniques des villes au XIXe siècle et des odeurs qui résultaient de l’entassement des ordures, entraînant la contamination des cours d’eaux et la transmission de nombreuses maladies. Elle explique comment les politiques d’assainissement urbain sont nées de la volonté d’apaiser l’agitation sociale.
Pour sa part, David Howes fait état des repères théoriques qui ont précédé l’articulation d’une interprétation sensorielle en sciences sociales. Il pose un regard critique sur les recherches sensorielles actuelles en soulevant les limites des modèles explicatifs et causaux qui ne tiennent pas compte de la construction culturelle de la signification des rapports sensoriels. Son propos est illustré par divers sensoriums dont celui des espaces urbains de Hong Kong, qui par leur domestication comme espace de vie publique par les travailleurs migrants, soulèvent un débat social sur l’image des grandes villes.
Deux contributions majeures de cet ouvrage méritent d’être soulignées. La première repose sans équivoque sur la proposition que la connaissance expérientielle de l’espace urbain se construit par notre rapport sensible au lieu ; que le corps et l’environnement urbain font partie intégrante d’un même processus interactionnel. Ce qu’il y a d’implicite dans cette proposition est la critique de la surenchère du sens de la vue – et inévitablement celle des qualités visuelles que l’on reconnaît à l’environnement – qui est en jeu à la fois dans l’interprétation de nos rapports au monde et dans les multiples pratiques du design. La lecture du sensorium urbain, concept central de l’ouvrage, reflète une perspective holistique, joignant tous les sens dans un tout cohérent, nous engageant à saisir le rythme ambiant et quotidien de la ville en redécouvrant la nature polysensorielle de notre rapport au monde. La seconde contribution du livre relève de la lecture historico-culturelle qu’il nous offre de l’avènement moderne de la lumière urbaine, des textures, des sons et des odeurs, de même que des interventions modernes en réponse au climat du nord, comme patrimoine ethnologique.
La proposition d’un urbanisme sensoriel participe au courant très actuel de recherche sur l’expérience quotidienne de l’environnement qui s’appuie sur une lecture plus sensorielle et phénoménologique de l’espace. Toutefois, sans doute eût-il été profitable, pour aborder ce domaine, que le livre se réfère aux travaux les plus récents sur l’expérience esthétique de l’environnement. Nous rajouterons, d’autre part, que les textes laissent entrevoir un modèle plutôt homogène de la ville. Il aurait été souhaitable de mettre au jour la polymorphie urbanistique contemporaine qui commande diverses expériences sensorielles.
L’exposition suggère clairement que nous sommes impliqués dans un système de relations proprioceptives avec l’environnement qui fait appel à tous les sens. Dès l’entrée, le visiteur est invité à prendre connaissance de sa place dans le monde animal. Diverses espèces animales peintes en forme pleine sur les murs nous informent que leur perception du monde repose sur des sens fort développés. Ces informations nous introduisent à la relation au corps. Chacune des salles qui suivent présente un sens : la ville nocturne, la ville saisonnière, les sons de la ville, les surfaces urbaines et l’air de la ville. L’exposition encourage à saisir les particularités urbaines, physiques et ambiantes, du point de vue de l’expérience sensible, qui naguère ont été largement occultées. Le parcours interactif des sens suggéré et la qualité du matériel historique sauront interpeller tous les publics. Les visiteurs sont invités à s’engager dans l’expérience de leur sens, par la lecture tactile de dessins architecturaux, le toucher d’échantillon de bitume, l’écoute d’enregistrements sonores et par l’odorat appelé à distinguer des odeurs du quotidien artificiellement simulées. L’exposition réussit son pari de provoquer une réexamination de notre expérience sensorielle de la ville et nous offre la lentille sensorielle pour y parvenir.