Cela ne fait guère plus d’un an que j’ai commencé à m’intéresser sérieusement au thème que j’ai choisi pour cette conférence et je saisis donc l’occasion qui m’a été offerte de parler devant vous pour tester ce qui n’est encore qu’un ensemble de réflexions assez décousues sur les formes culturelles de la mise en image. À ce stade encore embryonnaire de ma recherche, il s’agit d’abord de préciser les méthodes et le domaine de ce que pourrait être une anthropologie de la figuration, essentiellement au regard des champs couverts par l’anthropologie de l’art, l’histoire de l’art et l’esthétique philosophique. La figuration est ici entendue comme cette opération universelle au moyen de laquelle un objet matériel quelconque est investi de façon ostensible d’une « agence » (au sens de l’anglais agency) socialement définie à la suite d’une action de façonnage, d’aménagement, d’ornementation ou de mise en situation visant à lui donner un potentiel d’évocation iconique d’un prototype réel ou imaginaire qu’il dénote de façon indicielle (par délégation d’intentionnalité) en jouant sur une ressemblance directe de type mimétique ou sur tout autre type de motivation identifiable de façon médiate ou immédiate. Tout en adoptant à cet égard la perspective intentionnaliste développée par certains auteurs – c’est-à-dire l’idée selon laquelle la meilleure manière d’aborder les objets d’art est de les traiter non pas en fonction des significations qui leur sont attachées ou des critères du beau auxquels ils devraient répondre, mais plutôt comme des agents ayant un effet sur le monde –, la présente démarche s’en distingue en ne prenant justement pas l’art comme un objet dans la mesure où le domaine qu’il qualifie paraît impossible à spécifier de façon transhistorique et transculturelle sur la seule base de propriétés perceptives ou symboliques qui lui seraient inhérentes. En privilégiant l’opération de figuration, je souhaite mettre l’accent sur le fait que, parmi la multitude d’objets non humains auxquels l’on peut imputer une efficience sociale autonome – une victime sacrificielle, une pièce de monnaie, un fétiche ou une copie de la Constitution, par exemple –, c’est seulement à ceux qui possèdent aussi un caractère iconique que je m’intéresserai, ce qui permet au moins d’éviter l’embarras dans lequel on peut tomber en tentant de définir précisément les attributs, même purement relationnels, de l’objet d’art. Précisons à ce propos que l’iconicité, au sens que lui donne C. S. Peirce, n’est pas la simple ressemblance, encore moins la représentation réaliste, mais le fait qu’un signe exhibe la même qualité, ou configuration de qualités, que l’objet dénoté, de sorte que cette relation permette au spectateur de l’icone de reconnaître le prototype auquel elle renvoie. S’intéresser à la figuration de façon anthropologique, ce n’est pas faire de l’anthropologie de l’art ; en effet, cette branche de la discipline s’occupe pour l’essentiel de restituer le contexte social et culturel de production et d’usage des artefacts non occidentaux qui ont été investis par les Occidentaux d’une vertu esthétique, en sorte que, par exemple, leur signification puisse devenir accessible au public qui fréquente les musées ethnographiques à partir des mêmes critères que ceux qui sont acceptés pour l’appréciation esthétique des objets traditionnellement abrités dans les musées d’art – catégorisation, périodisation, fonction, style, qualité d’exécution, rareté, symbolisme, etc. Or, pour utile que soit la multiplication des études portant sur les conceptions du beau dans les civilisations non européennes ou sur les conditions de la fabrication, de l’emploi et de la réception de cette catégorie d’artefacts à qui les Occidentaux reconnaissent une valeur esthétique, ce genre de tâche ne peut être à proprement parler défini comme anthropologique puisque, à quelques très rares exceptions près – …
Parties annexes
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