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La plupart des gens pensent que l’Inquisition qui a surgi à la fin du XVe siècle dans la péninsule ibérique devant la soi-disant menace à la sécurité nationale que représentaient les Juifs, les sympathisants de ces derniers et les hérétiques de tout acabit était fondamentalement rétrograde et barbare. Pourtant, les règles étaient précises, sophistiquées et, surtout, tout ce qui en découlait, comme les arrestations, les témoignages, les consultations, était rigoureusement consigné, évoquant ainsi une pratique certes violente mais basée sur la raison. Historienne et anthropologue spécialisée sur l’Amérique andine, Irene Silverblatt a suivi le déploiement de l’Inquisition dans la vice-royauté du Pérou au XVIIe siècle dans le cadre d’un État colonial émergent. Plus particulièrement, elle s’est intéressée aux dynamiques de la construction de l’État moderne à travers les règles et les procédures bureaucratiques qui lui donnent sa forme concrète. En accord avec Bourdieu et Foucault, Silverblatt estime que la naissance de la bureaucratie moderne remonte au moins au XVIIe siècle et insiste pour inclure l’Inquisition espagnole sur la liste des bureaucraties modernes. Cette position est novatrice dans la mesure où, en raison des stéréotypes, on a tendance à associer l’Inquisition à l’absence de raison, donc au fanatisme et au sadisme. Au contraire, affirme Silverblatt, l’Inquisition aurait été une des bureaucraties les plus modernes de son temps.
On ne sera pas étonné que Silverblatt ait trouvé une de ses principales sources d’inspiration chez Arendt, particulièrement dans ses propos sur cette collusion de la violence et de la raison, de même que dans son concept de pensée raciale. Il s’agit d’un concept plus large que celui de la race ; ce concept permet de mieux saisir, d’une part, comment les structures inégales telles que la race, le genre, la religion et la classe s’articulent les unes aux autres dans le contexte de l’État et, d’autre part, comment ces structures, y compris l’État, finissent par faire partie intégrante de chacun de nous, participant ainsi au processus même d’individualisation.
L’objectif que poursuit Silverblatt est donc de comprendre la construction historique de l’État, en reconstituant la façon dont s’est institutionnalisée la pensée raciale et en montrant comment elle est devenue partie intégrante du politique et des sujets qui le configurent. Elle estime que la pensée raciale mise en pratique par l’Inquisition a revêtu deux dimensions. La première a consisté à racialiser la culture à travers la transformation de la pureté du sang (dont les Juifs, notamment, étaient dépourvus) en loi. Cette loi a été appliquée par l’État-nation aux fonctions économiques telles que celles de commerçants, propriétaires et militaires, ces fonctions n’étant accessibles qu’à certaines catégories sociales. La deuxième dimension de la pensée raciale, mise en oeuvre à la faveur de la colonisation, est celle qui s’est immiscée en même temps que l’impérialisme dans la structure des castes et qui a lié la couleur aux privilèges économiques et politiques. Autrement dit, la couleur est venue se superposer aux fonctions économiques, elles-mêmes liées à la pureté du sang (ou à son absence). Dans ce contexte, les Noirs, parce qu’ils étaient noirs, ont été associés à l’esclavage, les Indiens, étant bruns, ont été des payeurs de tributs et les Espagnols, étant blancs, ont été exempts de tribut. Les deux dimensions de la pensée raciale, bien qu’elles soient restées occultes, étaient intimement liées : ensemble, affirme Silverblatt, elles amalgamaient nation, culture et castes ; ensemble, elles célébraient l’illusion de la pureté ; ensemble, elles approfondissaient la division entre Espagnols et tous les autres ; ensemble, elles façonnaient les catégories sociales en des vérités raciales. Ensemble elles constituaient une nouvelle idée de ce qu’être un humain signifiait (p. 139).
L’intérêt d’examiner le Pérou colonial réside dans la confrontation et le côtoiement de différentes catégories sociales à partir desquelles allait se construire l’État colonial et surgir l’indianité. Dans le Pérou du XVIIe siècle, on trouve des péninsulaires déjà hiérarchisés entre eux, soit des chrétiens et des nouveaux chrétiens, c’est-à-dire des Juifs convertis au catholicisme et leurs descendants. Ces péninsulaires, qui désormais côtoient des Indiens et des Noirs, ont amené avec eux les hostilités qui étaient nées et s’étaient développées sur le vieux continent et qui, précisément, avaient rendu possible l’Inquisition. La présence des Indiens et des Noirs allait donner une allure particulière à cette institution dans la colonie et permettre que les hostilités, basées sur les craintes de conspiration juive, prennent une allure raciale. Au XVIIe siècle, on pensait que les Juifs et les Indiens étaient les descendants des tribus perdues d’Israël et, par ce fait même, ils devenaient les uns pour les autres des alliés naturels. Cette croyance s’est ensuite étendue aux Noirs et, comme on le verra plus loin, aux femmes. Tous avaient le sang impur et il fallait le condamner en même temps qu’il fallait célébrer la pureté du sang espagnol. C’est en quelque sorte de cette façon, par contraste avec les catégories sociales d’Indiens, de Noirs, mais aussi de Métis et de Mulâtres, que les conquérants, qui provenaient de différentes principautés sous la domination du roi de Castille, sont devenus espagnols.
Si le colonialisme espagnol allait produire l’Espagne, il allait aussi produire l’indianité andine, une indianité qui serait liée à la figure de l’Inca. Rappelons qu’il n’y avait pas d’« Indiens » dans les Andes avant la conquête espagnole, seulement différents groupes ethniques. Les Incas avaient certes étendu leur emprise à partir de Cuzco, mais ils n’étaient qu’un de ces groupes ethniques. Dès la conquête, et davantage après les réformes de Toledo, l’État espagnol avait défini les Indiens comme des mineurs sociaux, et le paternalisme d’État avait assuré aux Indiens des garanties qui favorisèrent l’acquisition par certains individus de connaissances leur permettant de se saisir des deux mondes. Cela a donné lieu à des mouvements millénaristes qui puisèrent leur inspiration dans une mémoire reconstruite à partir du passé inca. Pour les Andins, l’Inca est devenu le « héros culturel » et un terrain commun dans leur opposition aux Espagnols. Ce faisant, les Andins reprenaient la théorie de la « pureté ancestrale » et divisaient eux-mêmes le monde en deux – les Indiens et les Espagnols – reprenant à leur compte, finalement, les termes coloniaux. On voit ici la façon dont la pensée raciale s’immisce au sein du vécu des sujets coloniaux à la faveur de leur constitution comme catégories sociales distinctes et spécifiques.
L’affirmation indianiste représentait tout de même une menace qui a été associée à la soi-disant conspiration juive, et ce sont les femmes – les sorcières – qui en très grande partie en feront les frais. Il se trouvait en effet des femmes blanches qui recouraient aux herbes et aux plantes indiennes pour guérir, qui vénéraient les montagnes tout comme le faisaient les Indiens, ou encore qui mâchaient de la coca et aimaient l’Inca… Et comme par hasard, plusieurs d’entre elles étaient célibataires, veuves ou, en tous cas, sans mari. Les sorcières du Pérou étaient accusées des mêmes crimes que les sorcières de la péninsule ibérique. Cependant, ce qui inquiétait davantage les Inquisiteurs et leur paraissait incompréhensible était le fait que ces femmes ne respectaient pas les impératifs moraux de leur race. Leur utilisation rituelle de la coca représentait une adhésion tacite à l’indianité, de sorte que dans l’esprit des colonisateurs et particulièrement des Inquisiteurs, la coca devenait un instrument de sorcellerie coloniale. Les sorcières blanches étaient donc encore plus menaçantes que leurs soeurs de la péninsule et leur répression visait à éradiquer la conspiration indienne. Pour la grande majorité de la population coloniale, l’Inquisition était en effet garante de l’ordre moral et civique, et elle devait sévir. De tous les cas visés par l’Inquisition dans le nouveau monde, celui des sorcières péruviennes est le plus révélateur de la façon dont procède la pensée raciale dans la construction et la perpétuation de catégories sociales spécifiques.
Le caractère passionnant de cet ouvrage provient en très grande partie du fait qu’Irene Silverblatt a réussi à insuffler de la vie aux concepts plutôt arides de pensée raciale et de règle bureaucratique. Elle illustre ici de façon éloquente la pertinence de placer les sujets anthropologiques au centre du propos, même (et surtout) lorsque l’on s’intéresse à des questions aussi vastes que la construction d’un État ou d’un empire.