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Il n’est pas aisé de rendre compte brièvement d’un ouvrage aussi riche et fourmillant que celui de Pierre Lemonnier. Enthousiaste, l’auteur livre un travail passionnant, dont il faut souligner la qualité de l’écriture, personnelle, à travers laquelle l’auteur, souvent drôle et parfois touchant, ni ne s’efface artificiellement ni ne verse dans une « égologie » postmoderne, rappelant seulement à intervalles réguliers qu’il n’est pas d’anthropologie sans ethnographe. Reposant sur une enquête de longue haleine en pays ankave (population qui habite la haute vallée de la Suowi), l’ouvrage porte d’abord sur le système de pensée de ce groupe anga. Cela n’empêche pas Lemonnier de tenir aussi, à plusieurs endroits, un vrai propos d’anthropologie générale : à partir du cas ankave, ce sont des propositions théoriques sur les rites funéraires, sur les rapports entre technique et rituel, sur la globalisation, notamment, qui sont discutées ; ce sont aussi des approches comme celles de la psychanalyse, de l’anthropologie psychanalytique, ou des sciences cognitives qui sont remises en question.
Les premiers chapitres sont consacrés à une présentation générale fournie de la société ankave, décrivant, souvent à partir de situations concrètes, les activités quotidiennes, un mode de vie souvent caractérisé par la dispersion des « familles conjugales » au quotidien, et finalement les conflits qui parcourent cette société du « chacun chez soi » où les seuls événements rassemblant plusieurs dizaines de personnes sont les dons rotatifs, à intervalles réguliers, de certaines nourritures, mais aussi et surtout les rites funéraires et, plus rarement, les initiations masculines. Dès les premières pages de l’ouvrage, il est aussi question d’esprits cannibales, les ombo’, amateurs de chairs putréfiées, qui sont au coeur des explications que les Ankave donnent de leurs maux.
Lemonnier montre également comment vont de pair, en pays ankave, précarité de la vie et présence massive de la mort, et il consacre quelques longs chapitres fouillés au deuil et aux rites funéraires. Très justement, il inscrit son interprétation du deuil dans une conception du phénomène (d’inspiration ouvertement hertzienne) le comprenant comme une transformation de la relation au défunt, à la fois par un « travail mental » et par une série de pratiques conventionnelles (rituelles ou non). Il complète ses analyses en montrant en quoi cette transformation de la relation au défunt passe par le fait de lui « donner de soi », une interprétation inspirée des travaux du psychanalyste J. Allouch et ici étayée par différentes données ethnographiques.
Mais une fois un cadavre abandonné dans la tombe, il se trouve nécessairement « livré aux ombo’ » (p. 196). Ces « créatures composites » (p. 91) agissant surtout la nuit se réunissent au fond des bois pour des sabbats au cours desquels elles prennent toutes leur forme humaine et consomment les chairs putréfiées de cadavres ou d’hommes victimes de leurs attaques (tantôt arbitraires, tantôt provoquées par le non-respect des règles de partage égalitaire qui régissent la société ankave), que l’on retrouve alors morts en forêt ou que l’on voit dépérir jusqu’à la mort, à moins qu’un chaman ne parvienne à enrayer le processus.
En fait, l’identité des ombo’ est profondément incertaine et ambiguë. Ils sont méchants, mais c’est d’eux cependant que les hommes tiennent les tambours et les chants grâce auxquels ils chassent les esprits des morts récents au cours des rites de clôture de deuil. Ils sont pris dans différents réseaux d’associations métaphoriques, mais celles-ci ne sont jamais poursuivies jusqu’au bout. Rappelant les hommes tout en s’en différenciant, associés aux esprits des défunts par certains aspects et certains récits mythiques sans pouvoir y être superposés, les ombo’ entretiennent surtout, dans d’autres mythes, « une pesante affinité » (p. 328) avec les parents maternels, auprès desquels il reste toujours, dans cette société patrilinéaire, une dette ancrée dans le rôle essentiel que les femmes jouent pour les lignages de leurs maris. Car de là découlent aussi des revendications régulières des oncles maternels et de leurs descendants, qui engendrent facilement à leur égard un sentiment de persécution. C’est en faisant ainsi appel à l’anthropologie structurale et à l’anthropologie psychanalytique que Lemonnier clôt sa longue discussion sur l’identité des ombo’.
L’argumentaire est souvent bien mené, mais, pour formuler rapidement une légère réserve, peu sensible au phénomène que Bourdieu a cherché à cerner avec la notion de « logique pratique » ou de « sens pratique », à savoir l’imparfaite systématicité ou la cohérence seulement partielle des systèmes de pensée. Or, les différents mythes et opinions de ses informateurs qu’évoque Lemonnier ne sont pas toujours pleinement cohérents entre eux : on souligne par exemple tantôt l’irréductible méchanceté des ombo’, mais on rappelle aussi qu’ils « n’attaquent pas pour rien », on dit parfois qu’ils existent de toute éternité en nombre fini, mais à d’autres moments on évoque leur mode de reproduction. Et Lemonnier cherche parfois à parfaire la cohérence du système d’une façon qui peut paraître audacieuse, comme lorsqu’il envisage un processus de métempsycose pour comprendre la régénération des ombo’, métempsycose qui n’est pourtant « pas pensée comme telle » (p. 350). Ou lorsque, sans étayer clairement ces points, il attribue un caractère « attracteur » aux masques utilisés lors des cérémonies de clôture de deuil et un caractère psychopompe aux tambours joués à cette occasion, alors que les Ankave ne précisent rien de cela, se contentant de dire qu’ils ne savent pas où vont leurs morts à l’issue de cette cérémonie.
Enfin, le dernier chapitre s’ouvre sur le débat entre l’histoire et les sciences cognitives, à propos des similarités que présentent les rassemblements des ombo’ avec les sabbats des sorcières européennes des temps modernes, c’est-à-dire à propos des convergences fortes que présentent des représentations sociales historiquement indépendantes. Lemonnier souligne les difficultés posées par de tels phénomènes plutôt qu’il n’en construit une nouvelle interprétation systématique. Et c’est finalement, sans surprise, sur les rapports d’affinité entre enracinement des habitudes de pensée et redondance de l’expérience des ombo’, présents en creux dans bien des activités quotidiennes, que se conclut ce très bon ouvrage d’anthropologie.