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Si vous êtes anthropologue de la musique ou ethnomusicologue, l’étude que vous offrent Dalia Cohen et Ruth Katz, professeures de musicologie à la Hebrew University, des poétiques et modalités de performance des chansons de tradition orale des Arabes d’Israël ne peut qu’exacerber un dilemme aussi difficile à résoudre que le conflit israélo-palestinien. Comment départager ou concilier (selon votre position : pour la partition en deux États ou pour un État binational) la part ethnologique de la part purement musicale de votre discipline? À l’instar de l’ethnolinguistique d’ailleurs, les disciplines qui se distinguent des autres de par leur objet d’intérêt (la musique pour l’une, la langue pour l’autre), jouissent de la sécurité identitaire qu’apporte la présence d’un objet spécifique et tangible à examiner, tout en souffrant des limites que cet objet impose à ses savants de par sa structure et ses règles internes. Peut-on vraiment étudier les langues sans s’attarder à leur structure linguistique, phonologique, grammaticale, syntaxique, etc.? Peut-on prétendre comprendre une tradition musicale sans connaître son système d’accord, ses techniques de jeu, son répertoire? Or, ces systèmes d’expression sont tellement complexes qu’il est quasiment impossible de s’en sortir si jamais le chercheur les choisit pour point de départ dans son entreprise anthropologique. Et si le chercheur dépose les armes et opte pour un camp plutôt que pour un autre, le musical dans ce cas-ci, pour se consacrer à l’étude en profondeur des aspects purement musicaux d’une tradition – et pourquoi pas? – quelle est la pertinence de cette entreprise pour les non-musicologues?
C’est la question que suscite le travail colossal des deux auteures de Palestinian Arab Music. Dans la tradition des enquêtes ethnographiques de l’âge pré-merriamiste de l’ethnomusicologie – Merriam étant l’anthropologue américain qui a proposé en 1964 une véritable « anthropologie » de la musique dans tout le sens boasien du terme – Cohen et Katz tentent d’encapsuler en une monographie volumineuse la pratique musicale d’un groupe spécifique, celui des Arabes d’Israël, à travers une recension quasi totalisante du répertoire chanté, afin d’en relever les « régularités » ou « constantes musicales » qui traversent la grande variabilité de performance inhérente à toute tradition transmise oralement et ancrée dans l’improvisation. C’est une étude objective qui, à l’aide de logiciels, d’instruments de mesure électroacoustiques, de transcriptions, d’illustrations graphiques, d’enquêtes statistiques et de questionnaires à choix multiples – oui, des informateurs y participent aussi malgré tout – décortique avec une précision chirurgicale les diverses composantes de quelque 600 interprétations du répertoire chanté. Intonation, rythme, structures poético-musicales, modes (maqâms), mélismes et bon nombre d’autres paramètres musicaux et extramusicaux (le texte par exemple), méritent chacun un chapitre entier. Pour les adeptes de l’analyse musicale, les acousticiens, les théoriciens de la musique, peut-être aussi les compositeurs, l’ouvrage met en scène une véritable orgie acoustique. L’expérience est d’autant plus réelle que le livre est accompagné d’un disque, extrêmement intéressant d’ailleurs. Le corpus musical est ensuite joliment encadré d’une courte mise en contexte socioculturelle, une biographie de deux pages d’un informateur « typique » qui sert d’échantillon représentatif pour les quelque 70 informateurs participant au projet et enfin d’un sommaire tout aussi modeste des implications (musicales) et retombées possibles de celui-ci.
« Oui, mais… », répliquerait sans hésitation l’ethnologue, si ces données purement objectives ne sont pas ancrées dans les multitudes d’enjeux sociaux et politiques qui les engendrent, à quoi ça sert-il? La question est d’autant plus pertinente que l’étude est basée sur l’analyse de données recueillies dans les années 1960 et ne sont pas du tout resituées dans le contexte musical actuel, sinon pour dire – toujours dans la tradition classique de l’ethnographie musicale – que le monde a dorénavant radicalement changé et que ces données permettent de retrouver une tradition en disparition ou d’en mesurer le degré de transformation issue de l’urbanisation, la modernisation ; et… qu’en est-il du contexte politique? Il s’agit tout de même d’un groupe qui a vécu et vit toujours au coeur d’un conflit dont les dimensions politiques, sociales, culturelles, économiques ne peuvent pas être exagérées. Or, l’effort qui est investi dans la dépolitisation de cette tradition musicale, dans sa réduction à son aspect purement objectif et technique est impressionnante. Peut-on vraiment se permettre d’étudier la musique des Palestiniens ou des Arabes d’Israël, ou des Juifs israéliens ou de n’importe quelle autre communauté vivant dans cette région sans jamais évoquer la politique et sans resituer les productions culturelles sur l’arrière-fond d’un conflit mettant en jeu la survivance même des groupes et la revendication identitaire de part et d’autre? Comment des données recueillies dans les années 1960, au moment même des guerres israélo-arabes, de la transformation des « Palestiniens de 1948 » en « Arabes d’Israël » en leur accordant la citoyenneté israélienne, de l’émergence d’un mouvement nationaliste revendiquant l’identité palestinienne en diaspora, d’une explosion d’études folkloriques entreprises par des chercheurs palestiniens et israéliens dans le but explicitement déclaré de légitimer leurs identités nationales respectives, comment est-il possible d’évacuer tous ces enjeux d’une analyse qui se veut pertinente? En dépit de la richesse incontestable du corpus étudié, de la précision et scientificité impressionnante de la méthodologie, d’un travail entrepris sur une période de 40 ans et d’une connaissance approfondie de la littérature arabe et occidentale sur le sujet, l’ouvrage de Cohen et Katz, de par son refus d’entrer dans le monde des informateurs – car il n’y a pas une seule citation d’un informateur – et de par son déni de la réalité politique dans laquelle cette musique est noyée, finit par perdre, hélas, sa pertinence anthropologique.