Depuis une dizaine d’années maintenant, les historiens nous ont habitués à saisir les relations entre les peuples autochtones et les colons européens, au moment de la Conquête des Amériques, selon une perspective beaucoup plus dynamique que par le passé. L’autochtone n’a pas été cet être passif, dépassé par des événements qu’il ne comprenait guère et qu’il maîtrisait plus mal encore, ni l’Européen cet individu farouche, résolu, insensible à la rigueur des conditions du continent comme aux réalités des nations indigènes. Il serait fastidieux d’énumérer ici les très nombreux travaux ayant réhabilité la figure de l’autochtone dans l’historiographie canadienne, à commencer par ceux de l’anthropologue Bruce Trigger ou du sociologue Denys Delâge, eux qui publièrent des ouvrages au début des années 1980 afin de démontrer le rôle actif et dynamique joué par les tribus autochtones tout au long du régime de la Nouvelle-France. D’un autre côté, on sait aujourd’hui à quel point les missionnaires, officiers et coureurs de bois de la colonie ont vécu leurs relations avec les peuplades amérindiennes sur le mode de l’emprunt ou de l’accommodement culturel, tout autant, dans certains cas, que sur le mode de la francisation ou de l’évangélisation des « Sauvages ». Mais s’il est vrai que les puissances européennes ont emprunté aux peuples amérindiens plusieurs pratiques, il nous faut rajouter aussitôt qu’elles ont conquis leur « pays » ; et s’il est vrai que les nations autochtones ont fait preuve de sagesse et de diplomatie dans leurs relations avec l’autorité coloniale, les forces historiques en présence étaient trop manifestes et trop implacables, soulignons-le, pour ne pas les réduire bientôt à l’insignifiance. C’est dire que les termes – ou la logique – de l’échange n’étaient pas commensurables et qu’une vue au ras des pâquerettes risque de nous laisser une impression trompeuse de cette fameuse rencontre des deux mondes. Il nous semble que le remarquable ouvrage de Gilles Havard, Empire et métissages. Indiens et Français dans le Pays d’en Haut (2003), première tentative d’envergure visant à préciser les tenants et aboutissants de la Conquête de l’Ouest par les agents de la Nouvelle-France, permet justement d’éviter les pièges d’une analyse trop anecdotique de l’échange au XVIIe siècle. Critiquant The Middle Ground, de Richard White (1991), Havard cherche à démontrer que la logique de conquête était déjà inscrite dans les relations nouées entre Indiens des Grands Lacs et Français au moment de l’établissement de la colonie. Il lui paraît angélique de prétendre que les Pays d’en Haut étaient alors affranchis des rapports de force, des influences culturelles et des tentatives d’assujettissement qui allaient à terme broyer l’indépendance des nations autochtones. L’équilibre du XVIIe siècle n’était pas seulement fragile, selon Havard, il contenait en germe les conditions du refoulement et de la réduction des « Sauvages ». La démonstration de l’auteur, étalée sur près de 800 pages, est appuyée sur les sources les plus diverses et les plus probantes. Il ne s’agit donc pas ici de critiquer Havard sur le fond. Ce que nous reprocherons à Gilles Havard dans cette note critique, c’est seulement de ne pas avoir appuyé son interprétation du refoulement des Indiens sur une réflexion globale portant sur les rapports à l’altérité de chaque culture, indienne et française. Certes, il mentionne, comme en passant, la capacité unique de la culture européenne de se prendre réellement pour objet : seulement, pour justifier cette affirmation, il ne trouve pas mieux que de rappeler les lectures des classiques grecs et latins par les missionnaires, ce qui fera sûrement sourire. C’est pourtant là, dans cette capacité d’objectivation, nous en convenons avec Havard, que loge la grande divergence …
Parties annexes
Références
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- Freitag M., 1986, Dialectique et société. Tome 2 : Culture, pouvoir, contrôle : les modes de reproduction formels de la société. Montréal, Saint-Martin.
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