Maintenant, appliquons cette discussion à la mondialisation. Tout d’abord, il me semble que le principal courant des analyses de la mondialisation – qu’elles soient de gauche ou de droite – présuppose que la mondialisation a pour conséquence inévitable l’universalisation en profondeur de la modernité. J’appelle cela « l’effet Giddens », puisque Giddens avait défini la mondialisation précisément de cette manière ; on pourrait dire que, pour lui, la mondialisation, « c’est la modernité de haut en bas ». On trouve le même présupposé dans les travaux les plus populaires à gauche ; ainsi l’idée de Hard et Negri selon laquelle il n’y aurait pas d’échappatoire à la modernité. Autant que je sache, aucun penseur nord-américain ou européen reconnu ne s’écarte de cette position, à l’exception peut-être de Boaventura de Sousa Santos. (D’ailleurs, je demanderais bien à ces auteurs ce qu’ils diraient dans cinquante ans si la Chine – ou la Chine et l’Inde – avaient si radicalement changé le monde que cela tournerait en dérision l’idée de mondialisation comme universalisation de la modernité.) Non seulement ce consensus me dérangeait vraiment, mais je pensais qu’il était important de garder vivante l’idée « d’alternatives à la modernité ». Et pour cela, il était nécessaire de parler des « mouvements altermondialistes », au moins pendant un moment. Je ne crois pas que cela relève seulement de mon idiosyncrasie. Ce que je constate dans beaucoup de mouvements contemporains, c’est un rejet du projet moderne de société, d’économie, et ainsi de suite. L’intellectuel aymara Félix Pazzi, de Bolivie, dit que les mouvements boliviens portent sur « la transformation totale de la société libérale », c’est-à-dire moderne. Si certains mouvements s’élèvent contre la modernité, au moins au sens où ils rejettent quelques-unes des constructions les plus chères à la société libérale, eh bien, c’est qu’ils s’opposent à toute vision de la mondialisation où la modernité n’a pas d’abord été remise en question. En premier lieu, parmi ces présupposés modernes qui n’ont pas encore été suffisamment scrutés, restent l’hégémonie du marché en tant que mécanisme social central (à la suite de Polanyi), mais aussi les notions culturelles, depuis longtemps communément admises, de l’individu, de la rationalité, de la connaissance, de la propriété, de la nature, de la démocratie, des droits, etc. Aussi, parler des positions altermondialistes suppose-t-il une critique de ces principes. Cela dit, aujourd’hui encore je dirais qu’il existe un certain nombre de projets parallèles qui peuvent se soutenir les uns les autres : l’altermondialisme, et la mondialisation d’en bas, ou une autre mondialisation, toutes étant équivalentes selon moi, ainsi que les principaux courants des mouvements de justice globale ; la mondialisation antihégémonique, l’expression préférée de Boaventura Santos, construite à partir de l’imaginaire du Forum social mondial, où un autre monde est possible ; et les alternatives à la modernité, lesquelles sont aussi des alternatives à la mondialisation, ce qui inclut l’altermondialisme proprement dit, et qui est l’expression qui semble émerger le plus clairement de quelques tendances sud-américaines qui doivent avoir pour slogan « monde et connaissances autrement ». Le choix de l’un ou de l’autre projet est stratégique, mais on met rarement tous ses oeufs dans le même panier – en fait, ces mouvements le font rarement, avançant plutôt le long des trois projets. Mais il est important de garder en mémoire le fait que ces projets sont distincts et abritent différentes notions politiques et différentes conséquences stratégiques. À présent, pour la seconde partie de votre question : certains de ces mouvements d’aujourd’hui sont-ils nouveaux ou pas? Je dirais : les deux, dans le sens où de nombreux mouvements des dernières décennies …
Parties annexes
Références
- Escobar A., 2000, « Notes on Networks and Anti-Globalization Movements. Prepared for Session on Actors, Networks, Meanings : Environmental Social Movements and the Anthropology of Activism », AAA Annual Meeting, San Francisco, Novembre 15-19. Disponible sur Internet (www.unc.edu/~aescobar/articles1drafs.htm).
- —, 2003, « A Conversation about a World Anthropologies Network », Social Anthropology, 11, 2 : 265-269.
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- Gibson-Graham J., [à paraître], A Postcapitalist Politics. Minneapolis, University of Minnesota Press.
- Harcourt W. et A. Escobar (dir.), 2005, Women and the Politics of Place. Bloomfield, Kumarian Press.
- Marston S., J. P. Jones et K. Woodward, [à paraître], « Human Geographies without Scale », Transactions of the Institute of British Geography.
- Restrepo E. et A. Escobar, 2005, « ”Other Anthropologies and Anthropology otherwise” : Steps to a World Anthropologies Framework », Critique of Anthropology, 25, 2 : 99-128.