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Lorsque j’ai commencé le judo, mes combats étaient de figuration. Je montrais combien je savais bien enchaîner des prises compliquées et j’étais fier de mes ceintures. Sans vouloir le reconnaître, il m’arrivait pourtant d’être paralysé par la réflexion : comment vais-je commencer avec cet adversaire? Comment vais-je ordonner mon combat? Quelle prise est vraiment la plus efficace avec ce gabarit? etc. C’est ainsi que j’ai appris à mes dépens deux choses élémentaires : 1. « Combattre, c’est combattre », me criait-on lorsque je soustrayais ma pensée à la prise. 2. les bons judokas sont ceux qui paraissent les plus inoffensifs, parfois les moins sportifs. En mordant souvent le tapis, j’y ai laissé ma prétention à vouloir faire du judo, mais j’ai commencé à en faire un rien.
Paraître inoffensif, est tout un art. Howard S. Becker est un maître en la matière. Il ne cesse de raconter des histoires et des anecdotes, comme si de rien n’était, comme s’il ne faisait pas de méthodologie ni même de sociologie. Il ne fait pas très savant. Il aborde les questions d’écriture avec le même détachement, le même dépouillement. Il y a là une vieille ruse pédagogique. Le paradoxe enseigne plus que la méthode. C’est une façon subtile de mettre au parfum l’apprenti au métier de la recherche, car il s’agit bien d’un apprentissage. Il sème le trouble pour soigner le trouble. C’est la vraie méthodologie dont le sens est souvent oublié : non pas donner la seule voie possible, mais faire le récit de nos questions et de nos décisions dans une recherche. Le poète le dit bien : il n’y a pas de chemin, c’est le marcheur qui le fait. Ainsi, Becker n’offre pas de règles à suivre et bien peu de solutions. Il autorise (c’est-à-dire il fait grandir).
Au moment de l’écriture, le chercheur est tenté par la figuration. Il montre combien il est savant. Lexique et locution oiseuse sont là pour indiquer son allégeance théorique, rappeler qu’il fait bien de la « sociologie » ou de « l’anthropologie ». Beaucoup se contentent de cette pénible récitation pour ne pas pleinement assumer la responsabilité de leur texte. C’est ainsi que les maîtres font école. Mais cela peut ne pas suffire : la paralysie s’impose alors. Or, il ne faut pas voir dans ces affres une psychopathologie qui révèle des difficultés très personnelles d’écriture (Passeron file la métaphore psychanalytique tout le long de sa préface). Le regard anthropologique de Becker montre qu’il faut le mettre au compte de l’organisation de la recherche en sciences sociales, ce n’est donc pas étonnant que les chercheurs se posent les mêmes questions que le judoka : Comment vais-je commencer mon texte? Comment bien l’organiser? Quelles opérations seront les plus efficaces? Si seulement j’avais un modèle à suivre! Et ces questions sont, comme les siennes, insolubles. Car ce n’est pas la bonne posture. C’est alors le bon moment de crier à l’oreille du convalescent un truisme éloquent : écirre, c’est réécrire.
Cette petite formule est avant tout heuristique. Elle permet de faire rupture avec une mauvaise posture d’écriture : l’écriture est une activité personnelle, la clarté s’obtient par don ou une pensée claire. C’est ce que je nommerais l’effet Boileau (« ce qui se conçoit bien, s’énonce clairement […] »). Écrire, au contraire, c’est penser. Peirce loge la pensée sous la plume. Elle est donc très physique (chapitre 9) et collective (chapitre 6), car c’est toujours un dialogue avec les membres d’un monde social. Le premier jet n’est jamais le bon. Il n’y a pas de bon départ, autant le cracher rapidement. Puis il s’agit d’expliciter ses décisions théoriques, dégager un ordre explicatif, élaguer les redites et le jargon. Plusieurs versions successives, diverses formulations, vont rendre compte de ce qu’on veut dire (voir l’exemple d’un texte de Becker en Chapitre 4). Penser, c’est penser par versions. Un cercle des lecteurs lira et réagira. L’exercice implique un minimum de prise de risque.
Qu’autorise Becker avec ses récits et ses truismes? Rares sont les enseignants qui posent cet acte de transmission en tant que tel. Les élèves sont avant tout récompensés de leur récitation. Ils savent ce que les maîtres savent, mais c’est tout. Becker offre les conditions d’une pensée personnelle, autonome et responsable. En reprenant souvent ma pensée sous ma plume, je renonce donc à produire immédiatement la bonne version et mes prétentions à faire l’anthropologue, mais je commence à l’être un peu.