Résumés
Résumé
L’identité sourde contemporaine, comme enjeu de la « culturalisation » de la surdité exprimée à travers la figure du Sourd, met en dialogue plusieurs logiques sociétales. Le présent article se penche sur deux de ces logiques. En ce qu’elles renvoient à des mondes en rupture et en continuité, les logiques de prise en charge et de revendications identitaires au coeur du processus de communautarisation de l’identité sourde permettent d’explorer les négociations à l’oeuvre dans la construction de la surdité comme réalité ethnique et culturelle. L’identité sourde, répondant à ces deux logiques, apparaît ainsi comme une complexe dyade. Dyade qui, si elle éclaire certains aspects de la figure du Sourd, n’épuise pas les questions soulevées par la « culturalisation » de la surdité.
Mots clés:
- Gaucher,
- sourd,
- surdité,
- identité,
- langue des signes
Abstract
Current deaf identity, as a central issue of the “culturalisation” process of deafness expressed through the Deaf figure, brings together several social logics. This article questions two of these logics. Linked to worlds that are in rupture and in continuity, the logic of institutional help and that of identity-claiming are at the root of the communitarisation process of deaf identity which allows the exploration of negotiations in the construction of deafness as a cultural and ethnical reality. The deaf identity linked to these two logics appears as a complex dyad and, although it provides some insight on the Deaf figure, several questions related to the “culturalisation” of deafness remain unanswered.
Key words:
- Gaucher,
- deaf,
- deafness,
- identity,
- sign language
Resumen
La identidad contemporánea de los sordos, en tanto que reto de la culturalización de la sordera, se expresa a través de la figura del Sordo y establece un diálogo entre múltiples lógicas sociales. El presente artículo aborda dos de dichas lógicas. Las lógicas institucionales de ayuda y las de reivindicaciones identitarias, en pleno centro de los procesos de comunitarización de la identidad sorda, ya que remiten a mundos en ruptura y en continuidad, permiten explorar las negociaciones que intervienen en la construcción de la sordera como realidad éétnica y cultural. La identidad sorda, ligada a estas dos lógicas, se presenta como una díada compleja. Díada que, si bien ilumina algunos aspectos de la figura del Sordo, no agota las cuestiones que plantea la « culturalización » de la sordera.
Palabras clave:
- Gaucher,
- sorda,
- sordera,
- identitad,
- lengua de signos
Corps de l’article
Introduction
Dernièrement, dans un des journaux associatifs de la communauté sourde, un intervenant d’un centre de réadaptation du Québec signait un article soulignant le courage des personnes qui revendiquent leur identité et leur « culture sourde »[2]. C’était étonnant de prime abord puisque la surdité est un champ de la réadaptation qui renvoie habituellement à une réalité tout autre que culturelle. Elle est, en tout cas, rarement formulée comme telle. L’oreille fait l’objet d’un déploiement des savoirs biomédicaux qui catégorisent la surdité. C’est d’abord parce que la surdité renvoie à une ou à des incapacités que l’institution de la réadaptation cherche à compenser ce qui est perçu comme un manque[3] ; elle recourt à des mesures d’aide personnelle, par des services de soutien individualisés et par des adaptations de l’environnement des personnes. Bien qu’une compréhension de la surdité en termes culturels fasse son chemin chez les promoteurs d’un modèle « social » dans le milieu de la réadaptation, le fait de la saisir comme objet de réadaptation et comme fait culturel demeure une façon radicalement nouvelle d’appréhender cette réalité.
Le paradoxe ne s’arrête pas aux portes des institutions de réadaptation, lieux souvent porteurs de plusieurs maux. En interrogeant les Sourds[4], on se rend vite compte que même si plusieurs d’entre eux revendiquent leurs droits en des termes qui renvoient à des logiques ethniques, ils continuent à ne voir aucune incohérence dans le fait qu’ils sont représentés et inclus dans les grandes associations de personnes handicapées au Québec. Pour ce qui concerne les services offerts par les centres de réadaptation, bien qu’ils remettent souvent en question leur pertinence, les Sourds ne semblent pas tellement se préoccuper du fait que les programmes les concernant sont construits à partir des notions d’incapacité et de handicap. Il semble aussi cohérent d’être un intervenant en réadaptation et de valoriser la « culture sourde », que d’être culturellement sourd et de recevoir des services de l’État en tant que personne handicapée[5].
La rhétorique culturelle appliquée au champ de la surdité constitue un objet d’étude anthropologique extrêmement complexe qui, surtout aux États-Unis, a fait couler beaucoup d’encre[6]. Bien qu’elle transcende l’utilisation métaphorique de la notion de culture fréquemment employée pour désigner plusieurs entités, groupes ou mouvements sociaux (culture punk, culture des institutions, culture des jeunes, etc.), elle n’y échappe pas totalement[7]. Il n’est pas seulement question « d’illustrer » la problématique à l’aide du terme « culture », mais de dire l’expérience sourde dans son essence. La « culturalisation » de la surdité est en soi liée à l’expressivité de l’identité sourde, mais elle est interprétée également, et pourrait-on dire d’abord, comme réalité sociale[8].
La construction de l’identité sourde, principalement exprimée à travers le fait linguistique sourd, est donc façonnée par des attributions réinterprétées (la surdité comme caractéristique individuelle et biologique) et par des revendications instituées (la surdité comme façon d’être, comme culture spécifique). Productrice de tensions sociales et produit de celles-ci, l’identité sourde contemporaine, exprimée à travers la figure du Sourd, met en dialogue plusieurs logiques sociétales.
Le présent article se penche sur deux de ces logiques : les logiques de prise en charge et de revendications identitaires. Au coeur du processus de communautarisation[9] de l’identité sourde, elles permettent d’explorer les négociations à l’oeuvre dans la construction de la surdité comme réalité ethnique et culturelle. L’identité sourde, relevant de ces deux logiques, apparaît ainsi comme une dyade complexe. Dyade qui, si elle éclaire certains aspects de la figure du Sourd, n’épuise pas les questions soulevées par la « culturalisation » de la surdité.
Les pages suivantes proposent certaines pistes de réflexion sur les tensions identitaires créées par cette dyade. Je décrirai d’abord l’émergence historique d’une conscience collective sourde telle qu’elle s’est élaborée dans un rapport constant entre différents acteurs sociaux – qu’ils renvoient à des logiques de prise en charge ou de revendications identitaires. Dans un deuxième temps, je présenterai le développement de la figure du Sourd comme aboutissement et réinterprétation identitaire de cette conscience collective. Enfin, je proposerai une réflexion sur les tensions explicites et implicites créées par les logiques de prise en charge et de revendications identitaires dans la recomposition de l’identité sourde contemporaine.
La prise en charge du sourd-muet[10]
L’émergence d’une conscience collective sourde est intrinsèquement liée au domaine de l’éducation[11]. La prise en charge éducative de ceux qu’on appelle alors les « sourds-muets » s’amorce sérieusement avec l’ouverture, vers 1770, rue des Moulins à Paris, d’une école spécialisée pour les enfants sourds par Charles Michel de l’Épée. Cette école, dispensant un enseignement dans une langue gestuelle[12], pose ainsi les balises d’un premier regroupement extensif de sourds-muets. Bien que plusieurs élèves de l’Abbé de l’Épée soient issus d’une hypothétique, mais plausible, communauté sourde[13], leur regroupement rue des Moulins constitue la première trace historiquement repérable d’une telle communauté. Repérable non seulement comme construit historique, mais comme référent identitaire dans la délimitation de la conscience historique sourde, puis de la figure contemporaine du Sourd. C’est principalement parce qu’il est un des premiers éducateurs à enseigner la « mimique », vraisemblablement celle que les sourds-muets de son école avaient apportée avec eux[14], que lui est attribué le titre de « père spirituel » des sourds-muets (Berthier 1852 : 21)[15]. Cet acte fondateur lance le mouvement qui donne à l’acteur historique sourd des siècles suivants la justification même de son existence.
Grâce à cette prise en charge éducative, naissent les premiers lettrés sourds dont fait mention l’histoire occidentale. Philosophes, professeurs et théologiens sourds, ces premiers élèves de l’Abbé de l’Épée, dont Jean Massieu, Ferdinand Berthier et Laurent Clerc (pour ne nommer que les plus célèbres), entrent dans l’histoire de la communauté sourde comme ses principales figures de proue. Ils s’affairent alors à décrire et à analyser leur condition.
Le peuple sourd-muet
Ferdinand Berthier fonde en 1838 la première association sourde française relativement autonome des cadres religieux de prise en charge éducative. Il développe l’idée originale d’une unité sourde en utilisant les termes explicites de « nation sourde-muette » et de « peuple sourd-muet » qui lance la question d’une « commun-auté »[16] sourde (Berthier 1852 ; Rée 1999 : 204 ; Lachance 2002 : 190). Bien sûr, la représentation voulant que les sourds-muets partagent une même condition est une idée reçue de l’époque, surtout avec le développement de leur langue considérée, dès ses premières « manifestations » publiques[17], comme universellement protégée par ses utilisateurs. L’originalité des écrits de Berthier réside dans l’idée que les sourds-muets peuvent eux-mêmes devenir maîtres de leur historicité, de leur être et de leur devenir, inscrivant ainsi pleinement les problématiques sourdes dans le projet progressiste moderne. Graduellement, d’autres personnes s’unissent à cette démarche d’unification du « peuple sourd-muet » avec diverses initiatives, comme le projet utopique avancé par Flournoy de fonder dans l’Ouest américain une communauté sourde possédant une souveraineté politique (Flournoy, Booth et al. 2001 [1858]). D’autres initiatives, comme l’accréditation en 1864 de la Kendall School à Washington, première école pouvant offrir une formation supérieure aux étudiants sourds, donnent un premier véritable souffle de vie à cette communauté, dont l’un des principaux instigateurs n’est nul autre qu’un élève de l’abbé de l’Épée, Laurent Clerc (Lane 1984)). Cette accréditation donne naissance au très célèbre Gallaudet College, institution de hautes études dont le corps professoral et la population estudiantine étaient presque uniquement composés, à l’origine, de personnes sourdes (Lachance 2002 ; Lane 1984).
Les premières conceptions collectives fortes d’une communauté semblent émerger de cette période qui donne aux sourds-muets, en plus d’une langue qu’ils commencent à s’approprier pleinement, des associations, des lieux d’enseignement et des banquets. C’est aussi le sentiment de partager des pratiques, des valeurs, des normes et une représentation du monde qui commencent à faire surface. Dans une partie de la population sourde ayant accès aux institutions d’enseignement, ces nouvelles pratiques et ces discours en émergence produisent ce que certains penseurs de l’époque désignent comme les premières formes d’un nationalisme sourd. C’est la naissance d’un acteur social, le « sourd », de moins en moins « muet », qui, conscient de sa propre historicité, entame un dialogue avec un monde qui ne tarde pas à lui renvoyer une image stigmatisante de sa différence.
La construction du stigmate contemporain
L’effervescence identitaire caractéristique de la première moitié du XIXe siècle pour la communauté sourde prend une tout autre allure vers la fin du siècle. Déjà remise en question par plusieurs acteurs de l’époque, la langue des signes devient alors un enjeu très important. Considérées par les pionniers de l’éducation « gestuelle » comme des outils d’apprentissage des langues dominantes, les conceptions sourdes s’autonomisent rapidement de cette vision instrumentaliste pour embrasser l’idée que les signes qu’ils utilisent sont une langue à part entière.
L’usage de la langue des signes prenant de l’ampleur, comme mode de communication et comme marqueur identitaire, plusieurs s’inquiètent alors des répercussions sociales d’un tel déploiement. L’utilisation des langues de signes, surtout dans les milieux scolaires, fait naître une résistance modérée puis véhémente de la part des défenseurs de la « parole » dans l’éducation prodiguée aux enfants sourds. Les langues de signes, conçues par certains penseurs et éducateurs de l’époque[18] comme contre nature ou comme des formes médiocres de communication, deviennent à ce moment-là pour plusieurs experts, une menace sociale ne pouvant conduire qu’à une déshumanisation progressive d’une partie de la population. La critique des opposants à l’éducation gestuelle des sourds, qui avait jusqu’alors été assez passive[19], se transforme rapidement en alarmisme avec, comme chef de file, Alexander Graham Bell. Pour soutenir ses positions eugénistes, il écrit en 1883 un ouvrage s’inquiétant des mariages entre sourds et de la transmission de la surdité. Il en conclut que le seul moyen d’empêcher le développement d’une hypothétique – et, disons-le, farfelue – variété sourde de l’humanité est de minimiser cet esprit de commun-auté sourde. Pour ce faire, son principal cheval de bataille consiste à tenter d’interdire l’usage des langues de signes dans l’éducation des enfants sourds.
Les opposants aux langues de signes entreprennent dès lors une vaste campagne visant à les dévaloriser parce qu’elles restreindraient, plus qu’elles ne permettraient, la communication. De toutes les tares leur étant attribuées, c’est leur faible potentiel d’abstraction qui aura le plus d’écho dans les représentations contemporaines concernant les langues de signes (y compris dans les milieux de la réadaptation qui reconnaissent pourtant, au moins partiellement, la culture et la langue des Sourds[20]). Avec ces tares, toute une justification se construit reprenant les grands thèmes chers à l’Occident dans le dressage du corps sourd. On cherche à discréditer le fait linguistique sourd en soulignant la « lascivité » des gestes et la surstimulation des sens induites par le langage des signes (Cuxac 1983).
La tenue à Milan d’un congrès international sur la surdité en 1880 pose formellement les premières lignes de cette lutte, déjà amorcée dans les pratiques, contre les langues de signes[21]. L’enseignement oraliste qui met en valeur l’éducation des sourds-muets par leur démutisation (apprentissage de la lecture labiale et de la parole), s’opposent désormais à l’enseignement gestuel qui prône l’éducation des enfants sourds à partir d’une langue de signes (Lachance 2002 ; Rée 1999). Sous le couvert d’un rassemblement portant sur l’« Amélioration du sort des Sourds-Muets » (Cuxac 1983 : 157) – ici le terme « muet » prend un sens particulier[22] – le congrès de Milan légitime le combat que livrent pendant plus d’un siècle un nombre considérable d’acteurs contre les langues de signes et l’enseignement gestuel. Le congrès se solde par un consensus sur la supériorité de la parole comme moyen d’éducation des sourds-muets. L’enfant sourd devient alors définitivement « diminué » par son incapacité de parler et par sa tendance à vouloir communiquer en langue des signes. Le congrès de Milan devient, avec les années, un point de référence hautement symbolique, un véritable « holocauste » sourd. Il agit comme un marqueur historique de cohésion des communautés sourdes contemporaines prouvant, pour bien des militants, l’oppression que leur peuple naissant a dû subir à cause de leur spécificité linguistique. C’est le point de rupture symbolique contemporain qui établit une fois pour toutes la distinction originelle entre le « monde sourd » et le « monde entendant », univers de sens distincts et, dans une certaine mesure, incompatibles.
Rendre parlants ceux qui n’entendent pas
Plusieurs milieux éducatifs ont amorcé une grande entreprise de démutisation, qui prend maintenant forme dans la majorité des pays occidentaux, afin de redonner la parole aux enfants sourds. Cette entreprise déstructure, sans toutefois les détruire, les efforts d’enseignement gestuel qu’avaient effectués les milieux « nationalistes » sourds et les milieux éducatifs religieux ou laïcs. L’éducation des enfants sourds, jusqu’alors relativement facultative, devient plus systématique et plusieurs instituts spécialisés voient le jour, presque tous voués à l’enseignement oraliste et à la démutisation. Cette prise en charge massive regroupe alors des milliers d’enfants sourds dans des institutions en vue de leur éducation.
Comme par ironie, cet investissement inédit de ressources contribue beaucoup à l’expansion de la communauté sourde en réunissant les sourds et en leur donnant la possibilité de s’organiser collectivement en tant que communauté. Cette transformation radicale des modes d’enseignement, au lieu de tendre vers l’élimination des pratiques et des discours identitaires sourds, a un effet inverse. En favorisant des rencontres et des mariages endogames[23] et, surtout, le sentiment d’une expérience commune, ces institutions deviennent de véritables vecteurs d’une communauté sourde. Les « nationalistes » sourds venaient de trouver à la fois une cause à défendre – la langue des signes et son oppression dans les lieux d’enseignement – et, dans le havre des institutions, un pays pour le faire (Delaporte 2002 ; Rée 1999).
Ce moment de l’histoire sourde se caractérise par un développement exponentiel des langues de signes à travers le monde. Comme par contrecoup, les sourds, soumis à des logiques de dressage à la parole[24], vont s’organiser politiquement à un niveau jusque-là inconnu, voire inattendu. Aux États-Unis notamment, où sont demeurées ouvertes un certain nombre d’écoles et d’institutions utilisant l’enseignement partiellement gestuel, des revendications identitaires prennent un tour « communautariste », dans l’esprit de « l’avant-Milan ». Ce n’est par contre qu’avec les années soixante-dix, comme pour bien d’autres populations « prises en charge », que des changements significatifs s’opèrent chez les sourds et leur communauté. Plusieurs écoles et institutions, dont le Gallaudet College qui avait amorcé un retour quelques années auparavant à un enseignement centré sur la langue des signes, entreprennent une vaste campagne critiquant les façons de faire oralistes pour en montrer les incohérences, les faiblesses et les abus.
Être de langage, être de culture : la figure du Sourd
Les langues de signes deviennent dès lors de véritables enjeux politico-identitaires et les sourds, ayant maintenant refusé eux-mêmes le statut de « sourds-muets », commencent à réfléchir sur leur condition et leur appartenance à un groupe commun à partir d’un certain nombre de constats ethnolinguistiques. La figure du Sourd prend ainsi graduellement forme. Cette figure, construction sociologique et idéal identificatoire, permet à la communauté sourde de définir et de distinguer le « vrai »[25] Sourd du reste des individus. Le Sourd devient un être foncièrement linguistique. Le Sourd est d’abord la personne qui s’exprime en langue des signes de façon « naturelle » et qui, issue d’une famille sourde, a des enfants sourds[26]. Son engagement au sein de la communauté vient ajouter à son identité sourde un aspect culturel, relationnel et électif, qui donne à son être une profondeur ethnique.
Le « vrai » Sourd
L’existence du « vrai » Sourd implique nécessairement une définition du groupe. Une distinction interne, intrinsèque aux dynamiques identitaires renvoyant à la figure du Sourd, s’est donc imposée. Non pas entre les différents niveaux de surdité (à l’exemple des principales institutions de prise en charge délimitant les surdités avec, parmi d’autres instruments, les tests audiométriques), mais entre les différents types de corps sourds en relation avec la langue des signes. Une nomenclature de ces types, élaborée à partir de lieux communs et de données sociohistoriques, s’est graduellement développée, évoluant au gré des modes et se raffinant ou se restreignant selon les milieux. Cette nomenclature sourde, associée aux différentes terminologies issues du monde de la réadaptation, de la médecine, mais aussi du mouvement des personnes handicapées avec lequel les Sourds entretiennent encore aujourd’hui une relation ambiguë, fait naître toutes sortes de distinctions entre le Sourd et les autres « catégories » de sourds. Les devenus-sourds, les oralistes, les malentendants et les demi-sourds deviennent autant de facettes, avec celle de l’ « Entendant », permettant aux « vrais » Sourds de se reconnaître.
Ces distinctions, jamais absolues ni définitives, donnent au corps du Sourd une valeur importante. Le sang (parenté sourde) et l’importance biologique de la surdité (héréditaire, de naissance et complète[27]) deviennent des marqueurs prépondérants dans l’identification sourde. Mais c’est surtout la relation que ce corps sourd entretient avec la langue des signes qui est essentielle à la figure du Sourd. Le vrai Sourd est celui qui n’entend rien, non parce qu’il est physiquement différent du demi-sourd ou du devenu-sourd, par exemple, mais parce que cette condition génère souvent un usage exclusif et considéré comme « naturel » de la langue des signes. Le corps sourd n’est plus uniquement porteur d’une incapacité, il est porteur d’une langue.
La naturalisation de la langue des signes
Renonçant à une conception universaliste et humaniste de la langue des signes[28] sans totalement l’abandonner, la figure contemporaine du Sourd impose une redéfinition de son rapport à la langue des signes. Contrairement aux débats du XIXe siècle qui avaient alimenté une première réflexion sur la thématique, cette langue n’est plus une preuve de l’humanité universelle du Sourd, mais bien de son individualité humaine. C’est dans un processus de ré-essentialisation de sa langue, non plus comme niveau zéro de son humanité, mais comme marqueur particulariste de son authenticité, que la figure du Sourd se construit. Cette différence passe par un corps qu’on veut faire parler (et non pas entendre) et qui s’obstine à utiliser ses mains pour se dire.
Souvent perçues, encore aujourd’hui, comme le don d’un héros national, en l’occurrence l’Abbé de l’Épée[29], les langues de signes ont aussi été considérées comme un don de Dieu[30]. C’est à partir de cette représentation-ci que les Sourds donnent un sens individualiste à la naturalité de leur langue. Comme la plupart d’entre nous, les Sourds ressentent comme intrinsèque à leur personne la langue qu’ils utilisent. Toutefois, la formulation de leur relation à celle-ci est souvent surprenante. La langue des signes serait le résultat d’un trait de personnalité particulier partagé par les Sourds, soit une nature individuelle qu’ils considèrent comme plutôt « visuelle », qu’« auditive ». La figure du Sourd propose cette nature comme projet de valorisation de sa différence. La langue des signes est cette différence qui, si elle est acquise (par des « entendants » ou des « demi-sourds »), ne peut être qu’un attribut Sourd. À la fois caractéristique personnelle et bien commun à défendre, elle est son essence en tant que personne différente. Même si le processus d’apprentissage de la langue des signes est explicitement compris comme faisant partie de leur identité (entre autres par le passage dans les écoles ou instituts spécialisés), la référence au biologique est centrale dans la formulation du rapport entre le signeur (naturel) et sa langue. La langue des signes fait partie de la personnalité sourde.
Reconnues par plusieurs institutions comme des langues à part entière, les langues de signes n’en demeurent pas moins la proie de plusieurs préjugés qui, dans une espèce de symbiose identificatoire, sont régulièrement attribués aux Sourds eux-mêmes (par exemple, l’incapacité d’abstraction attribuée aux langues des signes est souvent extrapolée à la « personnalité sourde »). En plus de ces préjugés, des tentatives de recodage des signes et leur enseignement, on l’a vu au Québec et en France avec la création du français signé, viennent brouiller la relation déjà ambiguë entre les Sourds et leur langue. L’expérience éducative des Sourds est souvent marquée par des apprentissages multiples et parfois dissonants au cours des premières années de leur éducation (français parlé, Langue des signes du Québec [LSQ], langage parlé complété, français)[31]. « SIGNER », comme les Sourds le disent, devient alors leur langue. Comme si, en dernier lieu, il n’était plus possible, à cause de la confusion qui règne sur l’origine et la nature de leur langue, de nommer leur mode de communication que par l’action qui leur permet de communiquer. Ici, l’action prend clairement le pas sur l’idée d’un apprentissage à partager.
Les langues de signes agissent comme le premier, et ultime devrait-on dire, marqueur de l’identité sourde en posant constamment celle-ci entre le naturel et l’appris et entre l’universel et le particulier. Être Sourd devient donc une expérience marquée par un constant désapprentissage et réapprentissage de ce que l’on est, des êtres de signes.
La culture sourde
La surdité du Sourd, lorsqu’ils l’abordent comme un trait physique leur étant particulier, n’est donc qu’une caractéristique personnelle qui fait d’eux, en dernier lieu, uniquement des gens plus « visuels ». Être une personne ayant des incapacités auditives ne signifie somme toute pas grand-chose et les seules références à leur surdité « biologique » sont souvent formulées ironiquement ou en boutade. Il est commun au sein de la communauté de dire que la seule chose qu’un Sourd ne sache faire, c’est d’entendre. On tente de désincarner un trait attribué pour le recomposer en une identité revendiquée comme culturelle.
Le terme « culture des Sourds » est constamment employé dans la communauté pour désigner à la fois la communauté locale de référence et une entité extranationale qui réunit finalement tous les Sourds du monde entier. Cette culture permet l’expression et l’existence symbolique de la figure du Sourd, et elle fournit un cadre pour s’épanouir comme autant d’individus en quête d’authenticité (voir Taylor 1998). La notion de culture sourde leur donne, réellement ou dans l’imaginaire, l’occasion d’être différents, hors des processus de stigmatisation qui ont marqué l’histoire de leur catégorie sociale. Cela contribue fortement à la réification de la notion de « culture sourde » comme transcendant le corps sourd tout en lui étant liée; elle devient emblème (en renversant le stigmate) et espace symbolique de déploiement d’une langue naturalisée.
Le Sourd comme figure de tensions identitaires
L’ethnicisation de la figure du Sourd, désincarnant la surdité pour mieux l’essentialiser à travers une langue des signes qui serait naturelle, complexifie de façon aiguë les relations entre les Sourds et les acteurs de leur prise en charge, car cela fait de la surdité un bien commun à valoriser, lieu traditionnel d’une déficience au nom de laquelle des mécanismes d’aide ont été mis en place. Pour rendre cohérentes les tensions générées par ce paradoxe, on utilise souvent une terminologie renvoyant au statut minoritaire de la communauté sourde. Cette façon de faire justifie ainsi l’aide reçue ou donnée comme étant des mesures de la même nature que celles qui visent à soutenir les immigrants dans leur intégration ou à dédommager les autochtones. Elle permet de ne pas contredire les aspirations « ethnicisantes » des Sourds tout en continuant de les prendre en charge comme population vulnérable, ou du moins vulnérabilisée.
Le recours à cette soupape n’est pas fortuit. Le Sourd, depuis au moins les années quatre-vingt, est présenté et se représente au côté des grands mouvements sociaux comme un homologue. Le Sourd revendique son appartenance à une communauté minoritaire et c’est pour vaincre les préjugés et les barrières de langue qu’il accepte les mesures de soutien.
Il faut toutefois préciser que ce paradoxe n’est pas le plus déchirant pour ces personnes s’identifiant à la figure du Sourd qui, après avoir quitté l’école, utilisent assez peu les services qui leur sont offerts. Ces services sont souvent accusés, à tort ou à raison, d’être insuffisants ou inadéquats. Ce refus ou cette critique ouverte et souvent lapidaire illustre la tension entre le statut imposé et l’identité revendiquée. La communauté étant relativement bien organisée, plusieurs Sourds préfèrent « s’arranger » avec des gens qu’ils connaissent et qui parlent leur langue au lieu de recourir aux services des institutions de réadaptation pour les personnes ayant des déficiences physiques, catégorie à laquelle les Sourds ne s’identifient pas vraiment (pas plus qu’à la catégorie « personne handicapée »).
C’est donc dans un rapport relativement conflictuel avec le monde entendant que le Sourd se dresse comme « refusant ». La langue des signes devient alors non seulement un référent porteur de son universelle humanité, mais également générateur de son identité d’acteur social. C’est à travers cette langue, que très peu d’« entendants » arrivent à très bien maîtriser, que le Sourd se distingue comme être contestant son inégalité. Si les chances de réussir dans la vie ne sont pas égales pour les Sourds et les « entendants », c’est que le monde est « audiocentriste ». L’égalité revendiquée est donc d’ordre linguistique : on veut l’amélioration des services de traduction, une éducation en LSQ pour les enfants sourds, des cours de LSQ pour tous les enfants du Québec, etc. Cette première tension fait du Sourd un contestataire qui, suivant le développement historique d’une conscience collective sourde opposant parole et signes, s’inscrit dans un rapport de forces avec le monde entendant.
Être de rupture, le Sourd est autonome. La figure du Sourd est bel et bien un véhicule du changement, reliquat d’une modernité pas encore tout à fait dépassée, mais en fin de compte, elle est d’abord une figure émancipatrice voulant ajouter au stigmate une plus-value : la langue des signes. Comme bien commun, cette langue lui permet d’actualiser, de dire un ensemble de valeurs, de pratiques et de représentations qui lui seraient propres. Elle lui appartient, elle est dans son corps sourd une caractéristique intrinsèque de sa personnalité. Elle est sa culture[32]. Elle fait partie de lui et le rend par le fait même unique[33]. En ce sens, la figure du Sourd est un référent différentialiste qui répond à des logiques identitaires très contemporaines. Elle inscrit ceux qui s’y reconnaissent dans le monde de l’authenticité et de la quête de soi en ce qu’elle porte un potentiel libérateur des raisonnements instrumentaux qui avaient fait de leur singularité une déficience à réadapter, un problème à traiter. Le Sourd est vraiment un être différent. Deuxième manifestation des tensions à l’oeuvre dans l’identité sourde, le Sourd est historiquement porteur d’un stigmate dont la réinterprétation lui permet de poser pleinement son individualité dans les mondes occidentaux (entendants) contemporains.
L’être Sourd, finalement, prend pleinement un sens à travers cette tension entre ce qu’on veut qu’il soit et ce qu’il veut être. C’est à l’image de plusieurs autres « ayants droit » (les femmes, les gais et lesbiennes, les autochtones, etc.) qu’il veut prendre sa place comme individu capable d’historicité et surtout en tant que porteur d’une identité à faire valoir, à mettre de l’avant et à revendiquer. Contre le « monde entendant », mais non pas contre l’« Entendant », la figure du Sourd est acteur social. Elle ne se dévoile dans toute son originalité qu’au sein d’un horizon de sens individualiste lui permettant de mettre en dialogue sa différence, ancrée dans un corps linguistiquement singulier, avec celle de tous les autres.
Conclusion
La figure du Sourd puise ses origines dans un dialogue entre des logiques de prise en charge éducatives et des logiques de revendications universalistes. Cette tension, productrice de négociations identitaires fondatrices pour la communauté sourde, a fait émerger les idées de nation et de peuple sourd-muet qui permettent alors la mise en forme historique des premières représentations contemporaines, et fondamentalement modernes, d’une conscience collective, d’une identité partagée. La radicalisation de ces revendications par la « culturalisation » de la surdité redéfinit les paramètres de cette conscience qui prend, dans ses formes contemporaines, une dimension de plus en plus différencialiste.
La communauté sourde québécoise contemporaine est ainsi posée comme une entité marquée par des paradoxes, souvent insolubles, mettant en relief une identité composée et recomposée par l’ambigu référent linguistique qu’est la langue des signes qui, re-naturalisée dans une perspective particulariste, demeure le principal lieu d’expression de la figure du Sourd. Jouant entre l’universel et le particulier de leur condition linguistique, les Sourds posent la question importante du rapport entre identité et langage en plus de (re)mettre en débat, à l’image de plusieurs autres catégories sociales contemporaines[34], les enjeux liés à la reconnaissance de la différence au sein des mondes contemporains occidentaux.
En renversant le stigmate, c’est un nouvel acteur qui émerge de ceux qui ont longtemps été perçus comme fous, inhumains et muets. Oscillant entre des représentations renvoyant à l’ethnique et au minoritaire, la figure du Sourd contemporaine est présentée comme libérée de sa déficience tout en étant paradoxalement enracinée dans un corps différent, le corps sourd. Cette figure, dans son dialogue avec les expériences singulières qui s’y reconnaissent, mais aussi en tant que force sociale mobilisatrice, se voit produite par une communauté se voulant porteuse de changement social et elle reproduit cette communauté[35]. Le Progrès fait toujours partie des visées du Sourd, mais c’est d’abord le désir d’une reconnaissance de sa différence qui fait de lui un acteur identitaire contemporain. À partir d’une histoire singulière et d’une interprétation originale des enjeux contemporains, cette communauté propose une rhétorique identitaire, avec son lot de contradictions, de ruptures, de continuités et de cohérences, comme tentative de réponse aux tensions produites par l’existence même de la différence du corps sourd.
Parties annexes
Notes
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[1]
Les observations présentées dans ce texte sont issues d’un travail de terrain effectué de 2001 à 2003 et s’inscrivent dans le cadre de mes recherches doctorales auprès de la communauté sourde du Québec. Les mots ou expressions mis en majuscules et entre parenthèses sont une retranscription-traduction de la langue des signes québécoise vers un support écrit en français.
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[2]
J’aimerais remercier les évaluateurs anonymes pour leurs suggestions qui ont contribué à bonifier cet article. Je voudrais également remercier Stéphane Vibert et Stéphanie Tardif pour leurs précieux commentaires qui m’ont permis de resserrer autant l’argument théorique de ce texte que sa formulation.
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[3]
Qu’il soit perçu comme intrinsèque à l’individu, à son environnement ou à l’interaction des deux comme le propose le modèle de Fougeyrollas (1995).
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[4]
C’est-à-dire les personnes présentant une incapacité auditive (selon le modèle du Processus de production du handicap développé par Fougeyrollas [1995]), mais surtout utilisant une langue de signes et se considérant comme appartenant à la « culture sourde ».
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[5]
Pour une discussion plus approfondie sur la notion de « personne handicapée » et des débats entourant les populations incluses et exclues par la catégorie ou s’y reconnaissant, voir Gaucher et Fougeyrollas (2004).
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[6]
Depuis l’oeuvre de Harlan Lane, When the Mind Hears (Quand l’esprit entend) (1984), la problématique a suscité un grand intérêt dans le monde de la recherche – et en dehors – pour les questions reliées à la notion de « culture sourde ».
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[7]
Au sujet des variations sémantiques du terme, voir la réflexion de Denys Cuche sur les emplois polysémiques de la notion de « culture » dans les sciences sociales (1996).
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[8]
Le sens attribué au terme « culture » dans le domaine de la surdité, à part quelques exceptions, s’inspire des approches essentialistes souvent utilisées par l’anthropologie américaine de la deuxième moitié du XXe siècle, dont l’exemple le plus probant serait les travaux de Kroeber ou, dans une moindre mesure, ceux de Mead, Benedict, Linton ou Kardiner. Quand il est question de la culture sourde, les différents auteurs ayant écrit sur la question, militants ou experts, font généralement une liste de caractéristiques plus ou moins exhaustives qui tente de décrire le plus justement ce qu’est réellement la culture sourde.
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[9]
Cette communautarisation doit être prise dans le sens d’un regroupement collectif et cohérent d’individus qui présentent des caractéristiques revendiquées et attribuées faisant d’eux des êtres relativement « identiques » (pourvus d’une expérience similaire commune). L’ancrage théorique de ce processus renvoie à la dichotomie weberienne communalisation-socialisation (Weber 1971 : 78-82).
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[10]
Précisons les termes : le « sourd-muet » renvoie à l’appellation, encore très populaire, désignant les personnes prises en charge en vue d’une éducation scolaire du début du XIXe siècle au début du XXe siècle, population qui devient rapidement un acteur conscient de son historicité. Ce qu’on appelle un « sourd » désigne un individu qui s’identifie aux premières logiques fortes de revendications identitaires ; celles-ci se déploient au cours d’une entreprise de démutisation des « sourds-muets » (de plus en plus intensive) qui refusent graduellement le terme « muet » (et se le font refuser) pour se poser comme acteurs capables de prendre la parole grâce à la langue des signes. Finalement, la figure du « Sourd », dont il sera plus longuement question dans la deuxième partie de cet article, fait référence à cet être culturel ayant son propre langage qui se veut émancipé des représentations sur sa mutité et de celles qui stigmatisent sa surdité comme « problème » physique.
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[11]
L’histoire du développement de l’identité sourde n’est qu’esquissée ici. Pour les lecteurs qui voudraient l’approfondir, la deuxième partie du livre de Jonathan Rée, I see a voice (1999), me paraît tout à fait appropriée pour un regard critique de l’histoire sourde. Bien sûr, l’oeuvre de Harlan Lane, When the Mind Hears (1984), est généralement considérée par les spécialistes comme une référence historique majeure. Pour ce qui est de la question spécifiquement québécoise, la thèse de doctorat de Nathalie Lachance (2002) est un des premiers et seuls documents de référence abordant la notion de culture sourde au Québec.
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[12]
Même si plusieurs auteurs s’entendent pour dire que dès ce moment il est possible de parler de l’émergence d’une langue des signes, il faut rappeler que les acteurs eux-mêmes de l’époque parlent plutôt de cette langue comme d’une « mimique » ou de la « gestuelle », termes qui n’ont pas encore, à mon sens, de connotation péjorative. Ce n’est que plus tard que ces termes véhiculeront le dénigrement d’une langue revendiquée comme originale et linguistiquement égale aux langues parlées.
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[13]
Voir Pierre Desloges (1779 : 14) cité dans Rée (1999 : 160).
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[14]
Cette forme prototypique de la langue des signes française prend rapidement une forme unique qui échappe alors à de l’Épée (Cuxac 1983) et qui permet une véritable prise de conscience par ces premiers élèves de la spécificité sourde, ancrée dans un fait linguistique propre aux utilisateurs d’une langue de signes.
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[15]
De l’Épée devient alors un héros sacralisé, « civilisateur », dont on fête encore aujourd’hui l’anniversaire le 24 novembre dans certains milieux sourds (Delaporte 2002).
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[16]
C’est-à-dire du sentiment d’une appartenance commune s’élaborant dans un imaginaire collectif sans toutefois avoir une forme concrète bien définie et définitive.
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[17]
De l’Épée et surtout son successeur Sicard organisent, dès le début de la prise en charge des enfants sourds, des sessions publiques où les élèves offrent des « performances » en langue des signes.
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[18]
Dont, entre autres, les très célèbres Alexander Graham Bell, inventeur du téléphone, et Jean-Marc-Gaspard Itard, connu comme ayant entrepris l’éducation d’un « enfant sauvage », Victor de l’Aveyron (Rée 1999 ; Lane 1984).
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[19]
Bien que les deux modes d’éducation, gestuel et oral, aient coexisté bien avant l’institution de la méthode de l’abbé de l’Épée (en fait une méthode « mixte » précède, avec Pedro Ponce de Leon et bien d’autres, tout le clivage entre la méthode allemande – orale – et la méthode française – gestuelle). Les confrontations entre les tenants de ces deux perspectives étaient restées jusqu’alors assez bénignes et sans grandes répercussions politiques. Voir à ce sujet le portrait que trace Plann sur l’évolution des modes d’éducation en Espagne en relation avec les deux méthodes orale et gestuelle (1997).
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[20]
Dans un dépliant publié par l’IRDPQ (Institut de réadaptation en déficience physique de Québec), il est stipulé que le centre s’engage, à travers la philosophie de l’équipe du programme « Adultes ayant une déficience auditive » à : « Respecter la culture et la langue de la personne sourde ». Bien que ce passage puisse porter à interprétation, la référence à la culture et à la langue constitue, du moins selon mes observations, un appel au respect de la culture sourde et de la Langue des signes du Québec (LSQ).
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[21]
Dans son analyse de la relation au corps, Foucault (1999) explique bien comment les sens, et surtout la déviation des sens, deviennent graduellement le lieu de luxure par excellence en Occident à partir du XVIIIe siècle, soit une centaine d’années avant le congrès de Milan. En ce sens, le congrès mise sur cette représentation de la sensualité du corps pour interdire les signes et les présenter comme foncièrement malhonnêtes et même dangereux.
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[22]
Le terme « muet » a tout d’abord été retiré officiellement de la dénomination « sourd-muet » par les tenants de l’oralisme. Gardier G. Hubbard, fondateur d’une école pour les sourds (et non plus les sourds-muets), dans le Massachusetts en 1867, est l’un des pionniers ayant adopté le terme « sourds » pour désigner les enfants auxquels il enseignait (Rée 1999 : 221). Pour des raisons symboliquement opposées, la communauté sourde et les « oralistes » refusent à partir de ce moment-là d’utiliser le terme « muet » : les premiers considèrent qu’ils ont une voix, un moyen de se faire comprendre (par l’intermédiaire des signes), les autres parce qu’ils sont à même de donner une voix, par l’apprentissage de la parole, aux enfants sourds. Il faut préciser que seule une petite proportion des personnes ayant des incapacités auditives souffrent également d’incapacités de locution. Il est intéressant de mentionner que, malgré le refus du terme « muet » au sein de la communauté sourde québécoise, le concept « SOURD », en LSQ fait passer l’index de la main droite de l’oreille à la bouche, comme pour rappeler étymologiquement que la notion de « sourd-muet » a servi de marqueur identitaire originel dont la prégnance symbolique transcende les usages politiques de la rhétorique contemporaine.
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[23]
Les mariages endogames sont une réalité sociohistorique encore très présente dans toutes les communautés sourdes occidentales (Lachance 1999 ; Delaporte 2002 ; Lane et al. 1996). Mes notes de terrain abondent largement dans ce sens.
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[24]
Même si officiellement les langues de signes étaient bannies des institutions de prise en charge éducative, plusieurs traces historiques permettent de croire que l’enseignement post-Milan ne s’est pas totalement transformé et que plusieurs institutions ont conservé, dans une certaine mesure, une partie de leur enseignement en langue des signes. Entre autres, les moins « aptes » à la parole étaient souvent dirigés vers des classes uniquement tenues en langue des signes (Lachance 2002).
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[25]
Mes premières observations auprès d’informateurs sourds ont mis en évidence le terme de « PUR SOURD », faisant référence à la quintessence de ce que je définis dans ce texte comme la figure du Sourd. En France, c’est plutôt le terme « VRAI SOURD » qui semble utilisé (Delaporte 2002).
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[26]
Au Québec, ces individus ayant une parenté comptant plusieurs membres sourds sont considérés comme des « SOURDS FORTS ». Le terme de « PUR SOURD » englobe la notion de « SOURD FORT ».
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[27]
Les Sourds diront fièrement « SOURD COMME DU BOIS » pour exprimer cette importance du type de surdité défini sur une tout autre échelle que celle des tests audiométriques.
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[28]
La langue des signes, comme « gestes naturels », offre d’abord aux penseurs des Lumières l’exemple inespéré d’une langue universelle. Apprise sans entendre et par extension on pense alors sans l’entendement, elle constitue pour ces penseurs du XIXe siècle un vestige archéologique vivant, une preuve de l’Homme des origines, celui qui, à l’état brut, donne à réfléchir sur les premiers pas de l’humanité (Lodéon 1993).
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[29]
Ce qui est faux puisque de l’Épée n’a jamais inventé, ni même prétendu être l’inventeur, de la langue des signes de ses élèves. Il n’est l’auteur que des « signes méthodiques », système linguistique qui a connu une existence aussi restreinte qu’éphémère.
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[30]
Il existe un enregistrement visuel d’une présentation de George W. Veditz exemplifiant à merveille cette attribution de l’origine divine de la langue des signes au sein des représentations véhiculées par la communauté sourde. Veditz, militant sourd, y fait référence à la langue des signes comme à un don de Dieu (Veditz 1913). On peut y voir une récupération du statut attribué à la langue, jusqu’alors présentée comme universelle et naturelle (dans le sens de primitivement humaine), pour lui donner un caractère et une portée sémantique plus ample (spirituelle et, dans une certaine mesure, particulariste – propre au peuple sourd).
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[31]
Plusieurs personnes sourdes ont eu à apprendre d’abord le français à travers un mode purement oral (lecture labiale, orthophonie, etc.), puis à travers un système de signes appelé « français signé » qui retraduit systématiquement tous les termes d’une phrase française en signes. Finalement, souvent au contact de la communauté sourde, les personnes apprennent la LSQ, langue qui est étrangère au français par la syntaxe, mais dont le lexique et certaines expressions tendent à s’en inspirer (elle puise également dans les québécismes certains mots et certaines expressions). Cette remarque est surtout valide en ce qui concerne les moins de 40 ans. Pour les plus de 40 ans qui ont vécu en internat, la situation est très différente, mais demeure marquée par une certaine ambiguïté quant à la façon de dire leur langue, de parler de son apprentissage et des vecteurs de sa diffusion.
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[32]
Plusieurs Sourds formulent explicitement cette relation : « Ma culture, c’est les mains, c’est les signes ».
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[33]
Fait intéressant à ce sujet, bon nombre de recherches contemporaines en linguistique se concentrent sur les aspects qui différencient les langues orales des langues de signes (entre autres à travers la dichotomie du caractère séquentiel ou simultané des langues ; pour une explication claire de cette dichotomie, voir Miller [1993]). Cette tentative de différenciation contrecarre tout l’effort des premiers penseurs ayant réfléchi sur la langue des signes et qui voulaient justement tenter de l’inscrire comme égale et similaire aux langues orales, profondément humaine.
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[34]
Pour une discussion sur ces « autres catégories », voir Saillant, Clément et Gaucher (2004).
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[35]
Pour une discussion sur la question du changement social et de son rapport problématique avec le déploiement des savoirs experts et militants, voir Gaucher et Sénéchal (2003).
Références
- Berthier F., 1852, L’Abbé de l’Épée, sa vie, son apostolat, ses travaux, sa lutte et ses succès. Paris, Michel Lévy Frère.
- Cuche D., 1996, La notion de culture dans les sciences sociales. La Découverte, Paris.
- Delaporte Y., 2002, Les Sourds, c’est comme ça. Édition de la Maison des sciences de l’homme, Paris.
- Flournoy J. J., E. Boothet al., 2001 [1858], « On Planning a Deaf-mute Commonwealth » : 17-28, in L. Bragg (dir.), Deaf World : An Historical Readers and Primary Sourcebook. New York, New York University Press.
- Foucault M., 1975, Surveiller et punir. Paris, Gallimard.
- —, 1999 (1974-1975), Les anormaux. Paris, Gallimard.
- Fougeyrollas P., 1995, Le processus de production culturelle du handicap. Lac Saint-Charles, RIPPH.
- Gaucher C. et P. Fougeyrollas, 2004, « La construction sociale des catégories de personnes ayant des incapacités et les mesures de prise en charge collectives au Québec » : 127-154, in F. Saillant, M. Clément et C. Gaucher (dir.), Identités, vulnérabilités, communautés. Montréal, Nota Bene.
- Gaucher C. et Y. Sénéchal (dir.), 2003, Les savoirs à l’usage du changement social? Responsabilité et rapports éthiques. Québec, Les Cahiers du CELAT.
- Lachance N., 2002, Analyse du discours sur la culture sourde au Québec. Fondements historiques et réalité contemporaine. Université de Montréal, Thèse de doctorat.
- Lane H., 1984, Quand l’esprit entend. Histoire des sourds-muets. Paris, Odile Jacob.
- Lane H et al., 1996, A Journey into Deaf-world. San Diego, Dawnsignpress.
- Lodéon S., 1993, « La fabrique du corps parlant : l’institution du sourd-muet en France (fin XVIIIe – début XIXe) », Communication – Le gouvernement du corps, 56 : 91-103.
- Miller M., 1993, « La structure interne des signes » : 31-83, in C. Dubuisson et M. Nadeau (dir.), Étude sur la langue des signes québécoise. Montréal, Presses de l’Université de Montréal.
- Plann S., 1997, A Silent Minority : Deaf Education in Spain, 1550-1835. Berkeley, University of California Press.
- Rée J., 1999, I See a Voice. Deafness, Language and the Senses – A Philosophical History. New York, Metropolitan Books.
- Saillant F., M. Clément et C. Gaucher, 2004, Identités, vulnérabilités, communautés. Montréal, Nota Bene.
- Taylor C., 1998, Les sources du moi. Montréal, Boréal.
- —, 1992, Grandeur et misère de la modernité. Montréal, Bellarmin.
- Veditz G., 1913, Preservation of Sign Language. (document audio-visuel).
- Weber M., 1971, Économie et société. Paris, Plon.