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Cet ouvrage vient compléter les études sur la religion en Inde de façon originale. Non seulement il est écrit par un anthropologue « hyperactif » qui ne cesse de faire des allers-retours dans « ses » villages d’Inde du Sud, renforçant ainsi toujours plus sa proximité avec ses amis villageois, mais aussi, il émane d’un indianiste discret dont les travaux sont toujours d’une pertinence incontestable, et abordables par tous. La spécificité de cet ouvrage réside dans la nature des travaux présentés : il s’agit d’une « compilation » des articles les plus représentatifs concernant les travaux ethnographiques que Deliège a conduits en Inde, parus entre 1987 et 2001. Les six articles, sous forme de chapitres, sont illustrés de photographies prises par l’auteur et agrémentés d’une bibliographie complète. Ils s’enchaînent les uns aux autres de façon cohérente, reflet d’un travail de terrain et d’un travail scientifique de longue haleine. En conséquence, chaque chapitre offre des mises au point méthodologiques et théoriques fort intéressantes.
Ainsi, le lecteur qui ne connaît pas l’Inde trouvera dans cet ouvrage un regard vaste, précis et intelligible sur un sujet (l’anthropologie de l’hindouisme) qui reste souvent caractérisé par ses abords extrêmement complexes et touffus (idée souvent renforcée par la méthodologie des indianistes, qui prennent pour point de départ des explications provenant des sources d’un hindouisme orthodoxe, comme le souligne Deliège). De son côté, le lecteur qui connaît l’Inde et l’hindouisme trouvera ici une étude qui renverse les perceptions sur cette religion, longtemps décrite par « l’axiome pur-impur » chère à Louis Dumont, par exemple. Sans jamais chercher à saper le travail du fameux indianiste, mais au contraire en essayant de le compléter en orientant le regard différemment, Deliège réussit à remettre à leur place les soi-disant « dogmes », « croyances » qui se sont imposés dans l’indologie lorsqu’il s’agit de parler des intouchables.
Les intouchables, marginalisés dans la société indienne, ont été beaucoup étudiés en raison de leur statut de laissés-pour-compte, mais ont peu fait l’objet de recherches en tant que pratiquants de l’hindouisme. En effet, leurs rites et croyances ne rentraient pas dans les cadres théoriques dressés par les indianistes, et tout au plus assimilait-on leurs pratiques à des techniques archaïques, profanes, « survivances d’une religion pré-Védique » dont nous ne savons rien (p. 62). Pourtant, à lire Deliège, on s’aperçoit que les intouchables pratiquent bien l’hindouisme, mais en fonction d’interprétations absolument différentes de celles des autres hindous. Pour mieux appuyer cette thèse, Deliège propose de partir non pas des textes anciens, mais plutôt des individus, dans leur environnement social, politique, économique, pour mieux voir s’exprimer les réalités à l’oeuvre. Pour cela, il nous emmène avec lui dans deux villages du Tamil Nadu (un État d’Inde du Sud), son terrain depuis plus de 25 ans.
En nous proposant de rencontrer la vision des intouchables, qui mêlent des référents religieux hindous et catholiques en fonction de leurs préoccupations du moment, nous entrons alors pas à pas dans la prise en compte des relations complexes intra- et inter-villageoises. Ainsi, le travail de Deliège nous permet de souligner une vérité souvent éludée : les brahmanes, censés être les récipiendaires et les acteurs de la prêtrise dans l’hindouisme, ne sont pas ceux qui dispensent la vie religieuse dans ces villages. Alors qui s’en charge? Les villageois parlent peu, voire très mal de religion ou de dévotion, mais ont néanmoins des pratiques religieuses occasionnelles pour lesquelles ils font appel à des représentants particuliers (Deliège souligne de surcroît que les intouchables ne vivent pas cela comme une exclusion). Les itinéraires (géographiques et dévotionnels) de ces individus, puuçaari, koodaangi, qui vont et viennent dans les villages d’intouchables, sont ainsi détaillés dans chacun des chapitres formant cet ouvrage, mais l’axe principal des observations qu’a pu faire Deliège s’articule surtout autour des rituels de possession. Ceux-ci prennent une ampleur thématique extrêmement importante, car c’est à l’occasion de tels rituels qu’émerge une construction religieuse chez les intouchables concernés, entre croyances et interprétations de la puissance destructrice ou bienfaitrice des diverses divinités (qui ne sont pas les divinités des grands temples, mais des divinités locales référencées comme hindoues, chrétiennes ou tout simplement démoniaques).
Au regard des descriptions ethnographiques faites par l’auteur, c’est l’étude des représentations collectives de la possession chez les intouchables qui prend un sens original. Au lieu d’y voir des généralités applicables à d’autres villages d’intouchables en Inde, Deliège souligne plutôt qu’il s’agit là d’un contexte propre à une communauté villageoise, qui s’est forgé un ensemble de représentations, coupé de toute représentation textuelle, de toute interaction avec les garants de l’orthodoxie, mais associé à des conjonctures sociales, économiques, écologiques locales.
Ce sont alors les stéréotypes des ethnographes indianistes qui sont remis en question : les intouchables, qui sont tenus à l’écart de la tradition sanskritiste, préfèrent les dieux de village aux grandes divinités que nous connaissons. Quant aux aspects concrets de la pratique religieuse, souvent extrêmement détaillés selon les codes brahmaniques chez les indianistes, Deliège rappelle que chez les intouchables, c’est l’importance du quotidien, fait de souffrances et de discriminations injustes, qui guide les pratiques vers un certain utilitarisme.
L’ouvrage de Deliège offre donc un double constat auquel nous ne pouvons nous dérober : d’une part, il insiste sur l’importance du formatage idéologique des indianistes en particulier, des anthropologues en général, qui guide des visions bancales, voire erronées parfois, de la pratique religieuse en Inde et, d’autre part, il montre à quel point l’expérience de terrain ne peut revendiquer des velléités de généralisation à l’échelle de l’Inde, tant les rites, les croyances « percolent » d’une communauté à l’autre (les intouchables hindous et les chrétiens d’un même village), en fonction de considérations individuelles.