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Version retravaillée d’une thèse de doctorat, S’apparenter met en lumière la famille recomposée saisie du point de vue des dynamiques internes à la définition et la mise en pratique des liens beaux-parentaux longtemps demeurés, comme la famille recomposée elle-même, sans nom et sans reconnaissance. Cette reconnaissance, en dépit de la recrudescence de la « nouvelle famille » depuis les années soixante-dix, demeure partielle comme en atteste la rhétorique, évoquée par Martial, de la « demande de droits » (formule paradigmatique, s’il en est, de l’air du temps). Le recours à une série d’entretiens, à du matériel médiatique (journaux, téléromans, revues) grossissant parfois à souhait certains des traits électifs et soi-disant spontanés de ces familles en quête de cohérence, et une accentuation théorique du point de vue de l’enfant pour combler le déficit de la sociologie de la famille sur ce chapitre, supportent et orientent le propos, qui est dans son ensemble instructif et bien ordonné.
Le chambardement généalogique auquel donnent lieu, pour un temps, la recomposition, la séparation préalable et, dans une moindre mesure, le remariage est illustré avec détail et il offre l’avantage de démontrer, même avec force nuances, l’aspect temporaire, inconfortable, de l’électivité généralement inscrite en lettres dorées au-dessus des « Nouvelles familles ». Parents redevenus des enfants à la suite d’une rupture et, possiblement, d’un retour dans le giron maternel ou paternel ; enfants parentalisés, confidents, psychologues et précocement « sexologues » en intention ; petits-enfants propulsés au rang d’enfants de leurs grands-parents et rejoignant, presque à équidistance par rapport à ceux-ci, leurs propres parents ; rivalité pour le titre de conjoint entre l’enfant et le nouveau partenaire ; enfants organisant, officiant et offrant cadeaux lors du remariage de leur père ou mère – plusieurs permutations se réalisent ainsi, comme le montre Martial, le long de la chaîne généalogique. Dans certains cas, c’est un réalignement au modèle traditionnel, à la famille nucléaire, mariée, co-résidente et procréatrice qui vient rétablir le cours normal du montage des générations et de la puissance d’engendrement. Par rapport au « malaise indéfinissable » que crée l’ajout de figures parentales, par leur relais attestant de la difficulté à gagner une famille sans en perdre une autre, et, dans l’intervalle, par la mobilité inversée des positions échéant à parents et enfants, le remariage et l’engendrement d’un nouvel enfant à sa suite apparaissent comme deux dynamiques marquant la recomposition du sceau de formation de crise, sinon de turbulence passagère et plurielle.
L’adoption par le beau-parent et la redéfinition, jamais complète ni égalitaire, des lignes de transmission sont deux autres dimensions abordées qui étayent quelque peu cette dernière vision, implicite seulement, de par la recherche incertaine de modèle qu’elles dévoilent, de par le rôle de normalisation et d’officialisation de la nouvelle formation familiale qu’elles doivent malgré tout remplir. L’éducation des enfants laisse de son côté entrevoir, par l’intermédiaire des témoignages exposés et, dans certains cas, des schémas également utilisés pour l’adoption et la transmission, l’exercice différentiel de l’autorité beau-parentale contestée, l’inscription polémique de la présence du nouveau conjoint dans l’espace domestique, le jeu complexe d’entrecroisement dans la diffusion des savoir-faire ou savoir-vivre, des styles ou techniques corporelles et manies s’acheminant bon gré mal gré des nouveaux parents aux enfants.
De toutes les questions abordées par l’ouvrage, la plus importante théoriquement (et proportionnellement) demeure celle de l’inceste beau-parental et de son ambiguïté foncière dans le code pénal. Cela permet à Martial d’évaluer le potentiel de l’inceste du second type, théorisé par Héritier, à saisir cette forme contemporaine d’interdiction – passant par l’effacement même du terme « inceste » dans les textes de lois français. Martial offre un panorama sur l’ancienneté du problème – en cas d’inceste entre le mari et la fille de sa nouvelle femme, le Lévitique ne condamnait-il pas tous trois au feu? – et pose certaines des formes sous lesquelles elle apparaît encore en pratique aujourd’hui – formes dont la seule figure du « beau-père abuseur » tend à payer médiatiquement les frais ; elle s’intéresse ensuite à ce qu’elle considère comme la transition décisive de la conception « substantiviste » du lien de parenté vers une conception « pragmatique » et « ancrée dans les faits », transition que suppose et dévoile, à sa manière, la variabilité et le caractère aujourd’hui conditionnel de l’interdit de cet inceste beau-parental.
Ici comme ailleurs, la réflexion est limpide et repose solidement sur l’expérience comme sur la littérature ; les différentes dimensions présentées succinctement ici s’intègrent bien au portrait d’ensemble de la recomposition familiale, laquelle se dégage ainsi de l’ombre où elle logeait jusqu’à une période récente.