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De 1965 à 1969, Preston passa la majeure partie de ses étés à Waskaganish, petit village cri du Québec, sur le littoral sud-est de la baie James. La réédition de son ouvrage comporte quatre chapitres supplémentaires présentant le contexte de son étude originelle, le contexte sociohistorique du village à l’époque, une biographie de son informateur-clé et de nouvelles narrations de ce dernier. Le coeur de l’oeuvre porte sur l’utilisation du langage dans la définition de la culture, et plus particulièrement du système de catégories logiques qu’un peuple utilise pour ordonner l’univers. Les Cris rendent compte en racontant, et l’auteur exploite cette tradition orale par les récits de John Blackned, né vers 1894 d’un leader de groupe de chasse : des récits véridiques racontant les faits dans une description précise du contexte, orientés sur les activités familiales plutôt que sur l’expérience subjective. Les traditions s’exprimaient ainsi dans la narration d’événements singuliers passés, enseignant du même coup les comportements et les attitudes à adopter selon les situations, les décisions prises et leurs conséquences. Ces récits dressent, au fil des épisodes, un portrait évoquant le mode de pensée et d’appréhension du monde cri, son idéologie à une période de son histoire où le commerce des fourrures et l’anglicanisme faisaient partie intégrante du mode de vie.
Précurseur d’une anthropologie dite culturelle et cognitive, utilisant une approche inductive et phénoménologique, Preston veut démontrer que l’uniformité culturelle crie, malgré la grande dispersion des groupes, s’explique par la compréhension mutuelle des expériences individuelles de chasse, de vie et de survie. L’auteur interprète la narration crie comme un véhicule permettant la définition des catégories de base de cette culture, sa socialisation, la transmission d’informations et de nouvelles, le divertissement et une expression esthétique adaptée aux nomades. Le pouvoir de « conjurer », l’autonomie, le contrôle de soi, les difficultés et leurs réponses émotionnelles apparaissent comme des leitmotivs animant les récits.
Malgré une stabilité et une uniformité culturelles, les Algonquins du Subarctique entretiennent des variations locales. Les foyers familiaux se déplaçaient ainsi sur un territoire exigeant, au gré des chasses et du piégeage, dans un univers où est omniprésent le risque de la famine, engendrant croyances, rituels et apparitions des witiko ou atoosh, des esprits-hommes cannibales (chapitre 8). L’environnement boréal exige la vigilance, la solidarité, la foi en ses décisions et en ses capacités mentales dans les moments critiques, ainsi que l’entretien d’un état psychique d’espoir (chapitre 5). Cet état d’esprit devient un véritable « pouvoir de chasse » qui s’exprime dans des chants symboliques exprimant la relation vitale et d’amour (chapitre 7) du chasseur envers les animaux qui s’offrent à lui pour nourrir sa famille (chapitre 6). Les Mistabeo, les « attending spirits », s’expriment également par le chant pour commu-niquer avec les hommes. Ce concept d’esprit tutélaire est discuté au chapitre quatre, depuis son origine impliquant le trickster Tchikabesh à des récits rapportant divers pouvoirs des Mistabeo, leurs relations quasi parentales avec les chasseurs, discutant au passage des concepts de vérité, de réalité, de perception, de vision et d’intuition. La « conjuring tent », ou « tente tremblante », constituait la meilleure méthode, ou du moins la plus impressionnante, pour espérer et prédire le succès à la chasse, obtenir des nouvelles de parents sur le territoire, et même combattre ou tuer un autre kwashaptum s’activant dans sa tente tremblante à côté de son ou ses Mistabeo. Preston présente également la mise en place d’une tente tremblante en juillet 1965 et le compte-rendu des paroles entendues au cours de cette nuit (Chapitre 3).
L’auteur rappelle que les Cris des trente dernières années connurent nombre de changements, qui font d’eux des Cris modernes vivant dans un village, parfois même une ville. La télévision satellite remplace la « conjuring tent », les chants, les récits biographiques traditionnels et la chasse s’effectuent maintenant sous la contrainte de l’argent. « But there are also fundamental continuities […] a living, evolving culture » (p. xvi).