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Voulant procéder à une histoire intellectuelle de la démocratie et du nationalisme au Québec, Thériault butait constamment contre le concept d’américanité qui, parce qu’il établit une rupture entre les sociétés canadienne-française et québécoise, ruinait la teneur de ses intuitions. Surtout, à jouer les injonctions normatives – le Québec doit consentir à son américanité –, le concept l’agaçait. Forgé en littérature, celui-ci a ensuite migré vers les sciences sociales d’où il est devenu une sorte de lieu commun, faisant de la société québécoise une entité se suffisant à elle-même, étrangère à tout passé antérieur à la Révolution tranquille. S’est ainsi dessinée une critique radicale qui procède en trois temps.
Dans les travaux de ceux pour qui elle est signifiante, l’américanité du Québec renvoie à diverses donnes : culture individualiste, comparable à celle de « l’homme de la frontière » qui opère une désocialisation ; accentuation des contrepoids européens dans des sociétés « neuves » ; ou encore participation à la civilisation matérielle américaine – par le biais de la société de consommation de masse, ou par celui de la modernisation technique. Dans tous les cas, les représentations sociales caractérisant le Canada français sont dénigrées comme étant impropres à rendre compte de la réalité empirique. Car l’américanité professe, sans le dire, un positivisme qui privilégie les faits bruts, objectifs, contre le sens subjectif dont ils sont pourtant investis. En sorte que l’américanité québécoise est avérée… si, et seulement si, on fait abstraction de la société! L’erreur tient à l’alignement comparatif sur le modèle états-unien dans lequel, le (même) donné empirique s’est effectivement accompagné de pratiques de rupture et de représentations d’autosuffisance. Mais, au sein de l’univers occidental moderne, ce parcours reste exceptionnel, radical, et ne peut en conséquence servir d’idéal-type pour comprendre la spécificité québécoise.
Pour Thériault, il fallait questionner l’arrière-fond dans lequel se déploient les études sur l’américanité, car la modernité s’y réduit à ses dimensions abstraites et universalisantes au détriment des cultures concrètes qui lui ont fourni racines et substance. L’américanité révèle alors un point aveugle des sociétés hyper-modernes qui ont perdu la capacité de comprendre leur propre historicité, ce que traduit l’effacement du politique. En ce sens, elle nous en apprend plus sur le Québec actuel, sur ses impasses conceptuelles et politiques, que sur la réalité socio-historique qu’elle prétend expliquer. Sorte de révisionnisme sociologique, l’américanité met en effet en exergue le caractère « normal » du parcours québécois, au détriment de l’intentionnalité globale et structurante qui l’oriente. Thériault voit en elle la désillusion des intellectuels (à la suite du référendum de 1980) et leur volonté de répliquer une fois pour toutes aux détracteurs du souverainisme qui n’y voient que repli sur soi, essentialisme, voire xénophobie – d’où, par ricochet, l’exaltation de la nation civique. Pourtant, à évacuer ainsi tout particularisme, et à rendre suspecte toute identité nationale, les tenants de l’américanité, qui sont, paradoxalement, souvent eux-mêmes souverainistes, risquent fort de vider de tout contenu substantiel le projet québécois d’indépendance politique.
La troisième partie de l’ouvrage, moins achevée, expose les prémisses de la philosophie politique que Thériault veut appliquer à la « question du Québec ». Il s’agit de montrer la part de modernité politique déjà présente dans la tradition canadienne-française et d’en suivre la trace jusqu’à aujourd’hui, ce qui implique de prendre en compte les sens successivement donnés à la différence française sur le continent. Car en imaginant un projet d’intégration nationale différent de celui qui prévalait aux États-Unis et ailleurs au Canada, le Canada français aurait accouché, lentement mais sûrement, du Québec moderne. Autrement dit, la mémoire qui s’élabore à l’époque canadienne-française serait grosse de la réflexivité propre au sujet moderne mais, pour saisir cette potentialité, il faut privilégier une lecture politique de la vie sociale.
En somme, Critique de l’américanité pose un diagnostic sévère mais convaincant sur nombre de travaux récents des sciences humaines et sociales. S’il dénonce leur visée plus politique que strictement scientifique, l’ouvrage n’est cependant peut-être pas lui-même exempt de ce biais qui subordonne l’être au devoir-être. Mais, à la différence des travaux critiqués qui procèdent d’une grille postmoderne ou hyper-moderne, son point de vue est strictement moderne, c’est-à-dire qu’il émane du coeur, non de la marge, de la tradition moderne. En ce sens, son interprétation en laissera sans doute quelques-uns sceptiques, mais à tous elle donnera à coup sûr à réfléchir sur le devenir québécois comme sur le passé canadien-français. Un livre incontournable.