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On désigne sous le terme d’anthropologie cognitive un nombre relativement restreint de recherches qui relèvent du développement des recherches cognitives et semblent renouveler la compréhension de la plupart des problèmes ou des objets des sciences sociales. Cette perspective s’efforce avant tout d’apporter et de répandre la bonne nouvelle : 1) le social est justiciable d’une explication mentale-cérébrale ; 2) les sciences sociales peuvent enfin devenir naturelles. En abordant le système religieux en général, Pascal Boyer souhaite ainsi montrer que « l’explication des croyances et des comportements religieux est à rechercher dans la façon dont fonctionne l’esprit des hommes » (p. 10).
On peut distinguer dans l’argumentation deux grandes parties. Tout d’abord, l’auteur précise le cadre de son investigation (chapitres 1 à 4). Il entend par religion « une étiquette concernant l’existence et les propriétés d’être surhumain » (p. 16). Le problème est d’expliquer l’existence, la variabilité et le succès culturel, la crédibilité et la persistance des concepts religieux par un invariant : le cerveau et ses mécanismes de traitement de l’information. Il identifie puis rejette quatre scenarios explicatifs de la religion : intellectuel, émotionnel, social et l’illusion. Dans le sillage de Dan Sperber, il entend opposer et développer un scénario épidémiologique, ce qui le conduit à redéfinir la culture comme « une similarité entre des pensées de différentes personnes » (p. 40) et à critiquer l’abstraction et l’extériorité de la notion classique de Culture (chapitre 1).
Pour dégager les traits communs à l’ensemble des concepts religieux, l’auteur se prête à des expériences de pensée sur le champ des possibles. Il découvre ainsi deux critères pertinents pour fabriquer ces concepts : 1) violer nos attentes intuitives (les Zombis sont des morts qui continuent à marcher) d’une catégorie ontologique (personnes). 2) Préserver les inférences pertinentes sauf celles qui sont explicitement exclues (les personnes sont des corps solides pourvus d’une masse, donc les Zombis aussi) (p. 76-77). À cet égard, on ne voit pas très bien comment ces critères permettraient de distinguer ces concepts de ceux dont on se sert en science comme en science-fiction… Le chapitre 3 situe d’emblée ce travail à la croisée de plusieurs champs, et nous introduit plus précisément au fonctionnement de l’esprit-cerveau, notamment à la faveur de la psychologie évolutionniste.
Puisque la religion est avant tout pratique, Boyer contextualise l’usage des concepts religieux au sein des situations d’interactions avec les agents surnaturels. C’est l’occasion d’expliquer l’aspect anthropomorphique des dieux comme des esprits. Ces agents sont en fait des personnes spéciales que l’on dote comme tout un chacun d’un intellect et d’une volonté. Mais alors que toute personne possède un accès limité et imparfait à l’information stratégique régulant les interactions sociales (déterminer la fiabilité d’une baby sitter par exemple), on impute à ces personnes spéciales un accès illimité et parfait (l’omniscience). C’est une autre façon, selon l’auteur, de vérifier la pertinence des critères dégagés précédemment (chapitre 4).
À partir de ces postulats théoriques, l’auteur se tourne dans un second temps (chapitres 5 à 9), vers les pratiques symboliques qui activent les concepts surnaturels. Ces concepts gagnent ainsi en pertinence lorsqu’ils se greffent sur les intuitions et pratiques morales. Ces dispositions mentales pour l’interaction sociale sont des vecteurs efficaces pour ces concepts. L’auteur précise que les concepts religieux parasitent l’ontologie intuitive comme l’intuition morale. L’exemple de la sorcellerie montre en quoi ces concepts permettent non pas tant l’explication de la cause que de la contingence d’un malheur (chapitre 5). La ritualisation de la mort, quant à elle, est une gestion du cadavre. Le corps mort est en effet une violation intuitive de la catégorie Personne qui exige un traitement particulier. Le cadavre rend pertinents certains concepts surnaturels et peut même devenir une source d’intuitions d’agents surnaturels (chapitre 6). Plus largement, les rituels, en tant que mode d’action particulier seraient des « gadget cognitifs » (p. 233) facilitant eux aussi l’attention sur les concepts religieux et leurs transmissions (chapitre 7). On peut en conclure que les pratiques morales et les rituels sont de simples supports de communication des concepts surnaturels…
Les concepts ne sont pas nécessairement formulés en doctrine (c’est-à-dire en religion), un corps de spécialistes étant en effet requis. Pour l’auteur, le fondamentalisme religieux qui repose sur la psychologie de la coalition est une tentative des spécialistes de maintenir la hiérarchie et leur pouvoir. Autrement dit, les concepts religieux et leurs divers mécanismes d’activations et de transmissions ne sont en rien fondateurs de communauté ou d’appartenance (chapitre 8). Croire en des concepts religieux résulte au contraire d’une activation de divers systèmes mentaux, il n’existe pas de mode de fonctionnement spécial de ces concepts (chapitre 9).
Sur tous ces points, l’ouvrage est d’une richesse descriptive et théorique certaine. Néanmoins, que reste-il de l’anthropologie dans l’anthropologie cognitive[1]? Si le système religieux en général est justiciable d’une approche cognitive, l’analyse ethnographique semble appelée à ne jouer qu’un rôle contextuel, un simple éclairage anecdotique ou exotique au profit de l’activation supposée de plusieurs capacités mentales. Dans cette perspective réductionniste, représentations, pratiques et organisations religieuses sont entièrement conditionnées par des mécanismes psychologiques d’attention, de mémorisation et de transmission. L’ethnologue n’est-il pas à même de rendre intelligibles des mécanismes qui sont aussi et peut-être surtout des technologies intellectuelles? Mais l’ethnologie n’a sans doute pas prêté assez d’attention et de crédit aux conséquences des travaux de Jack Goody qui ouvre pourtant un programme réel d’anthropologie de la cognition.
Parties annexes
Notes
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[1]
Nous rejoignons ainsi les critiques de Marie-Claude Dupré (2002).
Références
- Dupré M.-C., 2002, « La transcendance de la courgette ou les dieux nécessaires », L’Homme, 163 : 235-244.
- Goody J., 1992, La Raison graphique. La domestication de la pensée sauvage. Paris, Minuit.