Le postmodernisme me paraissait libérateur à la condition, sur laquelle j’insistais, de comprendre le rapport nécessaire de cette liberté, de ces nouvelles chances de créativité, à l’institution. De quoi s’agit-il? Je reconnais en avoir trop peu dit sur le thème de l’institution, pour le tenir en réserve, me disant que j’aurais l’occasion d’en reparler, je ne l’ai donc pas vraiment fait dans cet article. Je souhaite y revenir aujourd’hui. Voilà en quelques mots l’humeur qui présidait à l’écriture du texte dont vous parlez. Toutes les conditions de l’espèce humaine sont présentes, me semble-t-il, bien avant l’écriture, avant les sociétés à État, le droit écrit ou les techniques développées par les sciences. D’où la question : qu’est-ce qui fait que, génération après génération, l’espèce humaine reproduit les conditions dont elle a besoin pour rester à l’intérieur de l’espace humain? On peut, bien sûr, interminablement discuter, et on le fait, de toutes les boîtes noires qui gardent les secrets des différences entre les humains et les mammifères. Mais on n’y trouvera pas où se situent les ruptures entre mammifères et mammifères de l’espèce humaine. L’espèce humaine s’est organisée autour du symbolique et du sens, elle s’est donné quelques institutions clés qui célèbrent le bien commun de l’humanité, c’est-à-dire celui qui ne se partage pas, qui reste indivis, et qui est commun pour cette raison. À quoi avons-nous tous accès sans que rien ne soit partagé? Dans notre société, il s’agit essentiellement de ce que protège le droit civil, c’est-à-dire l’ordre générationnel et la non-confusion des places des acteurs qui en sont porteurs. L’État est le fiduciaire, et non pas l’auteur, de ce que porte le droit civil dans ce domaine et qui, lui-même, ne l’a pas inventé. J’ai évoqué ce point, proche de l’enseignement de Pierre Legendre, dans un article de 1989. La distinction des personnes et des choses n’est pas réduite à l’extériorité du corps et des choses, et rien, à mon avis, n’est rendu plus flou à la frontière des hommes et des choses par l’avancée des connaissances scientifiques et des prouesses techniques. Pourquoi? Parce que bien avant les choses, bien avant les coeurs artificiels, le symbolique nous est rentré dans le corps, et nous n’avons jamais pensé nous plaindre de confusion entre le biologique et le symbolique. Quand je lis un livre, objet physique, je trouve tout à fait normal qu’il fasse partie de moi-même, je l’accepte. On ne pourra jamais dissocier le corps et le langage humain. On peut les distinguer, on ne peut pas les dissocier. Toute personne qui va au cinéma le sait. Au cinéma, il ne se passe rien sur l’écran, nous n’y sommes pas à Los Angeles pris dans une poursuite de voitures, nous sommes devant des symboles sur un écran et c’est tout. Comment se fait-il que ces symboles ont un accès si direct à notre corps, prennent en charge si aisément nos glandes lacrymales, notre grand zygomatique, notre réflexion même, nous stressent, nous relaxent, etc. Le formidable cinéma de la culture s’est depuis longtemps emparé de nos corps, le cinéma des salles obscures ne vient que jouer sur ce clavier qui nous rappelle à quel point nous sommes capturés par le symbolique dont le langage est le véhicule central. Pour l’espèce humaine, on ne trouvera pas l’origine du biologique dans le biologique, ni du physiologique dans le physiologique… Comment ne pas tenir compte, et la société le sait, le gouvernement des humains le sait, comment ne pas tenir compte de l’échec même de la société vis-à-vis de ses sujets, quand elle garde l’espoir d’en faire des citoyens rationnels et prévisibles? Cet échec …
Parties annexes
Références
- Das V., 1995, « Voice as Birth of Culture », Ethnos, 60, 3-4 : 159-179.
- Godin C., 2003, La fin de l’humanité. Champ Vallon, Seyssel (distr. Le Seuil).
- Simonis Y., 1989, « Note critique sur le droit et la généalogie chez Pierre Legendre », Anthropologie et Sociétés, 13, 1 : 53-60.
- —, 1996, « Retour aux pratiques : postmodernités, institution et apparences » : 239-253, in M. Elbaz, A. Fortin, G. Laforest (dir.), Les frontières de l’identité. Québec et Paris, Presses de l’Université Laval et L’Harmattan.
- Marx K., 1968, Grundrisse (Fondements de la Critique de l’Économie Politique) 2. Chapitre du Capital. Trad. R. Dangeville. Paris, Éditions Anthropos.