Dans la rencontre entre médicaments et cultures, la complexité et la diversité ne se situent pas que du côté des cultures : les médicaments – que nous définirons comme des produits pharmaceutiques industriels élaborés sur la base de références scientifiques relevant de la biologie, de la biomédecine et de la pharmacie – sont des objets saturés de sens, et très ambivalents. Objets concrets, parfois prosaïques, intégrés dans l’espace privé et le temps quotidien, qui semblent justifiés par une efficacité matérielle sur les corps échappant largement à la conscience de ceux qui les consomment ; objets dont la matérialité est également terriblement efficace, puisque des centaines de millions de personnes ne doivent leur (sur)vie qu’à leur consommation. Ils sont aussi le support d’un investissement idéel, d’interprétations, d’élaborations symboliques, en rapport avec la culture scientifique biomédicale qui les produit et avec les multiples cultures et sous-cultures qui les (ré)interprètent. Ils sont de plus des objets sociaux, véhiculant des rôles, des rapports de savoirs et de pouvoirs plus ou moins inégalitaires, légitimant l’organisation d’institutions, de systèmes, de réseaux. Leur rôle crucial dans le système de sens de la biomédecine, dans la relation thérapeutique, et dans le rapport de l’individu au corps sain ou malade, laisserait penser qu’ils occupent une place centrale dans les travaux en anthropologie médicale depuis ses débuts. Ce n’est pas tout à fait le cas, aussi est-il utile d’ouvrir cette présentation sur une tentative de repérage des travaux portant sur les rapports entre médicaments et culture(s) dans le champ de l’anthropologie médicale. L’anthropologie médicale a connu au cours des trente dernières années des développements importants tant aux plans théorique et méthodologique qu’empirique (Foster 1976 ; Genest 1978 ; Murdock 1980 ; Kleinman 1980 ; Young 1982 ; Worseley 1982 ; Augé et Herzlich 1983 ; Zempléni 1985 ; Augé 1986 ; Laplantine 1986 ; Retel-Laurentin 1987 ; Massé 1995 ; Benoist 1996 ; Sargent et Johnson 1996 ; Baer, Singer et Susser 1997). Ces développements ont suivi de nombreuses directions, constituant des courants dont certains ont affirmé leur originalité sur la base de références théoriques ou d’institutions propres, alors que d’autres prolongeaient ou « revisitaient » des approches antérieures en les appliquant à de nouveaux objets. Certains de ces courants se situent dans le champ de l’anthropologie sociale et culturelle et portent la marque des réflexions qui ont traversé l’ensemble de la discipline, alors que d’autres se réfèrent à une approche bioculturelle, sensible aux avancées de l’épidémiologie, de la biologie et de la santé publique, souvent dans l’optique d’améliorer l’intervention sanitaire. Sans parvenir à une catégorisation qui fasse l’objet d’un consensus, l’approche taxonomique étant des plus hasardeuses dans un champ très dynamique, les auteurs qui ont tenté de dresser un inventaire de ces courants ont distingué : l’écologie médicale, axée sur les relations complexes entre les systèmes écologiques, la santé et la maladie et l’évolution humaine ; l’épidémiologie socioculturelle, qui compare la prévalence des pathologies dans des populations que distinguent leur organisation sociale et leur culture ; l’éthnomédecine qui traite des constructions socioculturelles de la maladie et des systèmes de guérison ; l’anthropologie médicale appliquée, qui analyse les politiques de santé, la prévention et les stratégies d’intervention afin de les optimiser ; la socio-anthropologie qui s’intéresse plus particulièrement aux rôles, distinctions, inégalités et usages sociaux construits autour de la maladie ; l’anthropologie politique de la santé qui analyse les faits de santé et de maladie en termes de rapports de pouvoir économique et politique ; l’anthropologie médicale critique qui aborde la biomédecine en tant que production culturelle ; l’ethnopsychiatrie qui analyse les rapports entre psychisme, santé mentale et culture, comme …
Parties annexes
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