Ce nouvel ouvrage de l’anthropologue spécialiste de l’Afrique noire se décline selon deux axes complémentaires, l’étude de terrain venant enrichir réflexions épistémologiques et discussions de l’objet « mondialisation ». L’auteur prolonge sa visée théorique, élaborée dans ses livres précédents, consistant non seulement à récuser tout « essentialisme culturel », mais plus encore à démontrer l’inanité des discours postmodernes révérant le « métissage », « l’hybridation », « la créolisation », qu’il considère comme autant d’avatars d’une pensée « biologico-culturelle » vouée à reproduire ce qu’elle croit combattre, « l’idée d’une pureté originaire » (p. 22). Contre cette illusion, Amselle développe la thématique métaphorique du « branchement », comme interconnexion constante des « cultures » sur « un réseau de signifiants planétaires » toujours « déjà-là », résultat de toutes les globalisations historiques, antérieures à celles de l’islam, de la colonisation européenne ou de l’actuelle « mondialisation ». Cette thèse est illustrée par un exemple « africain » : la création en 1949 d’une véritable « multinationale culturelle » (présente à Conakry, au Caire, à Bamako), le mouvement n’ko, grâce à l’inspiration d’un penseur mandingue, Souleymane Kanté, inventeur d’un alphabet apte à sortir les cultures africaines de « la malédiction de l’oralité ». Jouant l’une contre l’autre les références à l’Occident et à l’islam, S. Kanté reconstruit une « tradition mandingue » par réappropriation de catégories « étrangères » (anthropologie de l’africaniste M. Delafosse, religion musulmane, droits de l’homme, décentralisation) et retournement nationaliste, incarnant comme tous les prophétismes afrocentristes la quête d’une « essence africaine qui est l’exact symétrique d’une modernité à laquelle ils ne peuvent participer » (p. 100). Le créateur du N’ko, Souleymane Kanté (1922-1987), visait « la sauvegarde de la civilisation mandingue » (p. 163) mais surtout la régénération de cette culture, par la diffusion d’un islam « indigénisé » et la rationalisation de thérapies traditionnelles. La décentralisation malienne se nourrit des ouvrages du « Dr Kanté » — pédagogue, écrivain, médecin, mathématicien, philosophe, historien — consacrés aux empires du Soso et du Mali, hagiographies faisant de l’empereur du Manden, Sunjata, « l’inventeur de la “démocratie” et le pionnier des droits de l’homme » (p. 198), à la suite de l’assemblée de Kurukan Fuga (1236), réinterprétée en termes de « contrat social ». Le « nationalisme culturel mandingue » répondrait aux réquisits de l’espace interculturel contemporain, selon une « déconstruction » des identités « essentialisées », car « pas plus qu’il n’est de philosophie africaine, il n’est de philosophie occidentale, chacune de ces entités étant pensée dans les termes de filiations largement fictives, c’est-à-dire oubliant les branchements latéraux » (p. 176). Si la description du mouvement n’ko permet bien de saisir la « réinvention des traditions » à l’oeuvre dans la pensée postmoderne, la « déconstruction constructiviste » (Caillé 2001) d’Amselle pose problème. Quasi-homologue à la problématique des « réseaux » (Latour 1991), la thématique des « branchements » favorise certes la relecture critique du « culturalisme » classique de la discipline anthropologique (ici Malinowski), trop portée à négliger l’histoire coloniale et le rapport structurant aux sociétés environnantes, accréditant ainsi l’image homogénéisée de pseudo-isolats culturels, « primitifs » et auto-suffisants. Mais cette remise en question frise l’auto-contradiction performative, continuant par défaut à utiliser les termes « culture », « société », « authenticité » ou « identité ». Une fois acceptée l’idée anti-essentialiste des « cultures » comme autant de branchements connectés sur un « réseau » planétaire, jamais totalités closes (car toujours construites de l’extérieur), mais toujours aveuglées par leur illusion auto-référentielle, rien n’est dit quant à la cohérence effective de ces « entités », pourtant horizons …
Parties annexes
Références
- Appadurai A., 1996, Modernity at Large. Cultural Dimensions of Globalization. Minneapolis, University of Minnesota Press.
- Caillé A., 2001, « Présentation », Revue du M.A.U.S.S., 17 : 5-21.
- Descombes V., 1996, « L’esprit comme esprit des lois », Le Débat, 90 : 71-92.
- Dumont L., 1983, Essais sur l’individualisme. Paris, Seuil.
- Latour B., 1991, Nous n’avons jamais été modernes. Paris, La Découverte
- Mauss M., 1969, oeuvres III. Cohésion sociale et divisions de la sociologie. Paris, Minuit.