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Après avoir écrit Imaginaire touristique et sociabilités du voyage (1995), et s’être intéressé au tourisme local (Amirou et Bachimon 2000), Rachid Amirou livre dans cet Imaginaire du tourisme culturel ses dernières recherches en sociologie du tourisme, son domaine de prédilection. L’objet principal est de penser d’un côté la mise en patrimoine et ses présupposés théoriques, et de l’autre interroger la mise en tourisme de ce patrimoine, et ses dérives.

S’inscrivant dans le courant de Gilbert Durand, il analyse ici le « trajet anthropologique » qui s’effectue entre le touriste et sa relation au patrimoine. Constatant qu’il n’existe qu’un seul et même tourisme culturel dont l’intérêt varie selon le sens donné au mot « culture », Rachid Amirou fonde ses hypothèses. Tout d’abord, l’imaginaire touristique se caractériserait par une quête d’authenticité et de jouissance esthétique ; ensuite, il s’interroge sur le rôle des institutions, notamment celle de l’école, interrogation qui lui permet finalement de faire un parallèle entre l’institution scolaire et l’institution muséale, toutes deux hésitant entre le ludique et le didactique.

La valeur d’authenticité est une notion clé de cet imaginaire. Si l’on analyse le patrimoine sous ses formes principales, à savoir « intentionnelle » (commémorations), historique et artistique, on découvre une certaine nostalgie des temps premiers, qui se situe à la fois en amont, dans la conception même des musées, et en aval, dans la demande du public. Cependant, l’authenticité traduit aussi un désir de continuité. Évident dans la célébration des monuments historiques, on découvre en outre que d’une part, nous n’aimons du passé que ce qui est conforme à notre sensibilité actuelle, et que d’autre part, ce désir de continuité s’exprime aussi dans le voyage intérieur du touriste. Rachid Amirou reprend ici les travaux de Nathalie Heinich afin d’analyser les différentes facettes du voyage. Celui-ci est d’abord physique : c’est un déplacement corporel proche de la pénitence, la culpabilité s’exprimant dans un « stakhanovisme de la visite ». Au niveau conceptuel, la négation du plaisir est aussi de rigueur : l’auteur note le déni du dionysiaque, et souligne l’atmosphère sacrale. L’expérience culturelle est de plus cathartique : le touriste veut être transcendé par sa rencontre avec l’oeuvre, désirant vivre une expérience psychique qui l’aiderait à mieux se retrouver ensuite.

La jouissance esthétique est donc un thème fort : elle exprime la sensibilité d’une génération et détermine le « statut touristique » de l’objet. Sera considérée comme telle une oeuvre qui permettra aux touristes de « vibrer en commun », de partager une émotion proche du sacré. Le touriste désire donc ressentir une conversion esthétique. Pour conséquences, le banal est fui — les visiteurs refusent de concevoir l’art « comme miroir de la vie sociale » — et l’art contemporain représente une esthétique négative moderniste, opposée à une esthétique positive plus « authentique ». Amirou nous montre ainsi l’importance de l’esthétisation — notion qu’il emprunte à Walter Benjamin —, définie comme « un processus de translation déplaçant le politique de l’économie vers l’émotion et l’espace de la sensibilité ».

Pour comprendre en totalité les nouvelles sensibilités touristiques, cette recherche d’émotion est à mettre en corrélation avec les nouvelles acceptions du mot culture, et l’orientation institutionnelle rattachée à cette dernière, c’est-à-dire l’imaginaire pédagogique. Si la culture était autrefois synonyme d’un savoir conceptuel ordonné de manière logique, elle se confond aujourd’hui avec les valeurs du loisir, se définissant comme « un ensemble des représentations et pratiques sociales dans ce qu’elles ont de non fonctionnel ». L’institution scolaire est un espace de transition, hors du monde, qui se rapproche par là du tourisme culturel, mais qui s’en rapproche aussi par sa fonction éducative, tant le culte du patrimoine est plus lié à l’éducation qu’à la culture. Le « faire » se substituant à l’« apprendre », l’école et le musée sont de plus en plus conçus sur le modèle du parc de loisirs et si le professeur est aussi animateur, le conservateur voit son métier imploser au profit d’administratifs : tous les statuts se mélangent.

Notre relation au patrimoine illustre ainsi l’imaginaire d’une société, et en suit (subit?) les conséquences. Grâce à un travail étayé et axiologiquement neutre — l’intérêt de l’ouvrage n’est pas d’édicter un principe normatif du tourisme —, Rachid Amirou réussit à analyser « les tenants et les aboutissants du culte du patrimoine » (en référence à Aloïs Riegl), ce dernier pouvant se lire dans ses dimensions microsociologique, méso-sociologique, ou nationale. Et c’est bien dans cette lecture globale de la société, à travers l’évolution d’une pratique qui nous touche tous, à des degrés divers, que réside l’intérêt de cet ouvrage.